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15 Comment Vanessa Beecroft s’est imposée en artiste star de la performance

Comment Vanessa Beecroft s’est imposée en artiste star de la performance

ART & DESIGN

Alors qu'elle effectue son grand retour avec une exposition monographique à Los Angeles (jusqu'en mars), le critique d'art Eric Troncy revient aux origines de son art de la performance qui a rapidement fait d’elle le centre de tous les regards. De l’inauguration des plus beaux flagships jusqu’aux défilés de Kanye West, elle est ainsi devenue l’enfant chérie de la mode. 

Vue de l’exposition VB09 Ein Blonder Traum de Vanessa Beecroft, 11 novembre 1994, à la galerie Schipper & Krome de Cologne. Vue de l’exposition VB09 Ein Blonder Traum de Vanessa Beecroft, 11 novembre 1994, à la galerie Schipper & Krome de Cologne.
Vue de l’exposition VB09 Ein Blonder Traum de Vanessa Beecroft, 11 novembre 1994, à la galerie Schipper & Krome de Cologne.

Elle avait, un jour de juin 1993, posé les bases d’une œuvre qui sut enflammer la scène internationale dans des proportions et avec une célérité inhabituelles. Elle suscita toutes les passions, tous les désirs, et sa contribution au mouvement de redéfinition des contours de l’idée même d’œuvre d’art qui caractérisa le début des années 90 fut substantielle. Elle anticipa très clairement le “devenir entertainment” des arts visuels et préféra, dans les années 2000, se tourner vers l’univers de la mode qui lui faisait les yeux doux. Aujourd’hui lassée sans doute, éconduite peut-être, et constatant que l’industrie de l’art n’a rien à envier à celle du divertissement, elle amorce un semblant de retour sur le front des arts visuels. Mais a-t-on encore besoin de Vanessa Beecroft ?

 

C’était un jour parfaitement banal, à Milan, en juin 1993, où, à la galerie Luciano Inga-Pin, une jeune Italienne de 24 ans, parfaitement inconnue et plutôt timide, s’apprêtait sans en avoir totalement conscience à écrire le premier mouvement d’une œuvre dont l’onde de choc serait quasi instantanément internationale – à une époque sans Internet ni téléphone portable. Elle se retrouvait dans cette galerie parce que l’une de ses professeurs à l’Accademia di Belle Arti di Brera de Milan, où elle étudia entre 1988 et 1993, l’avait invitée à participer à une exposition collective. La jeune fille, née en 1969 d’un père britannique et d’une mère italienne, souffre alors – et souffre toujours – d’un rapport complexe à la nourriture qui lui fait alterner boulimie et anorexie. Sa vie tourne ainsi invariablement autour de cet axe inconfortable et dangereux : elle note chaque jour dans un hallucinant journal chacun des aliments qu’elle ingurgite, et décrit les sensations contrastées que lui procure la rencontre conflictuelle de la nourriture et de son corps – une activité entreprise depuis 1983.

 

 

Les interprètes de ces performances ne faisaient rien de spécial, et offraient aux visiteurs non seulement le spectacle de leur simple présence, mais aussi celui de leur isolement.

 

 

C’est ce journal, intitulé Despair, qu’elle présente alors dans la galerie milanaise, sous la forme d’une pile de feuillets dactylographiés formant un cube aux flancs impeccablement blancs. “J’avais ensuite convié un public spécial de trente femmes recrutées dans la rue, qui m’évoquaient des portraits Renaissance et des actrices des années 60. Elles étaient vêtues de certains de mes vêtements. Les couleurs des vêtements faisaient écho à des aquarelles placées sur le sol ”, raconte-t-elle. Et, même si elle ne l’indique pas, on peut observer que, curieusement, les filles lui ressemblent physiquement – nombre d’entre elles souffrent d’ailleurs de désordres alimentaires.                 

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Sa première exposition personnelle eut lieu quelques mois plus tard, et le 8 février 1994, ce sont trois jeunes filles portant cette fois des perruques rouges, qui traînent dans la Galerie Fac-Simile, à Milan toujours. “Ici fut établie la première règle à suivre par les filles : ne prononcez pas une parole !”, se souvient-elle. De perruques rouges, il sera encore question pour les sept jeunes filles installées dans la galerie milanaise de Massimo De Carlo, en avril 1994 ; et en octobre de la même année à PS1, le centre d’art new-yorkais. C’est que tout alla particulièrement vite pour Vanessa Beecroft en ce début des années 90, où le modèle de performance qu’elle met en place se distingue à bien des égards. C’est peu dire pourtant que cette époque fut riche en expérimentations, en inventions et en coups d’éclat artistiques. C’est toute une génération qui prend alors en main une redéfinition des limites et des formes de l’œuvre d’art pour qu’elle s’accorde un peu mieux avec sa vision du monde contemporain. Parce qu’elle travaille dans une relative indifférence du monde extérieur, cette génération se sent les coudées franches et ose à peu près tout – consciente, toutefois, de s’inscrire dans une histoire (l’histoire de l’art) dont les propositions antérieures forment autant de récifs sur lesquels s’échouer.

 

À ce stade de son histoire, la performance – qui devint une forme récurrente à la fin des années 60 – vit encore sur le souvenir de ce qu’elle fut dans les années 70, et mêle violence, revendications et provocations. Au tournant des années 90, les artistes de la nouvelle génération eurent volontiers recours à cette forme d’expression. Matthew Barney, un male model [“incarnation virile”] dont les premières performances consistaient à escalader les murs des galeries complètement nu et recouvert de graisse en fut un exemple marquant, tout comme Andrea Fraser, qui créa une œuvre intitulée Museum Highlights: A Gallery Talk (1989), dans laquelle elle prenait la place d’un guide au Philadelphia Museum of Art et, à coups de commentaires emphatiques, déroutait les groupes d’auditeurs. Rirkrit Tiravanija, avec Pad Thaï (1990), présenté à la Galerie Paula Allen de New York, n’exposa rien mais fit la cuisine pour les visiteurs pendant toute la durée de son exposition… 

 

Les performances de Vanessa Beecroft se distinguaient de ces propositions. D’une part, elle ne les interprétait pas elle-même, ce qui les distinguait des performances contemporaines, mais aussi de la tradition de cette discipline. Et surtout, les interprètes de ces performances ne faisaient rien de spécial, et offraient aux visiteurs non seulement le spectacle de leur simple présence, mais aussi celui de leur isolement. Les instructions données par Beecroft se précisèrent : les performeuses ne devaient pas parler, ne pas trop bouger, n’établir aucun contact avec les spectateurs, pas même les regarder dans les yeux. L’insolence de Beecroft fut d’avancer l’hypothèse selon laquelle une œuvre d’art pouvait n’être qu’une situation non narrative, qui ne renseignait sur rien de particulier. En la matière, Anne Imhof (qui a remporté cette année le Lion d’or à la Biennale de Venise pour sa performance Faust) lui doit beaucoup.

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Dans les dix années qui suivirent, les performances de Vanessa Beecroft (toutes sans autre titre que les initiales VB suivies d’un numéro qui enregistre leur succession) se “professionnalisèrent” : chacune fut jouée deux fois, une pour réaliser des photographies, l’autre pour le public. Peu à peu, les interprètes ne portèrent plus de vêtements, ou alors des vêtements griffés, et furent juchées sur des talons hauts que l’artiste envisageait comme des socles. “Je les appréhende comme les éléments d’une toile”, explique Beecroft au sujet de ses interprètes, évoquant directement les femmes des photographies d’Helmut Newton. “Il transforme les femmes en beaux objets”, dit-elle de Newton qui, en retour, et tandis qu’il la photographiait un jour pour le magazine Vogue, lui cria, fort irrité : “Je suis le père de vos performances !” Aujourd’hui, à la faveur d’une déroute totale de la pensée dans un champ où les mots n’ont plus aucun sens, ceci ne semble d’ailleurs poser aucun problème à ceux qui pensent promouvoir le travail de Beecroft en expliquant sa dimension “féministe” – mais après tout, Madonna justifia ses fesses à l’air dans une robe Givenchy pour le gala du Metropolitan Museum comme “un choix politique pour changer l’histoire”.

 

 

“Ces dernières années, elle s’est entièrement consacrée au travail avec Kanye West. C’est elle qui a imaginé le mariage dans la villa sur les collines aux environs de Florence.”

 

 

Le 9 octobre 2005, la foule qui se presse pour l’ouverture du magasin Louis Vuitton sur les Champs-Élysées trouve tout simplement “great” les femmes nues prenant la pose entre des sacs à main, sur les étagères du magasin. Vanessa Beecroft, aspirée par l’univers de la mode comme le seront tant d’artistes après elle, a conçu une performance en choisissant des femmes dont la couleur de peau évoque celle du monogramme LV… les féministes apprécièrent, sans doute : déjà le destin de Beecroft l’entraînait loin de l’art et au plus près de l’entertainment.

 

Le Web regorge d’images et de posts admiratifs pour les “collaborations” (c’est ainsi que cela se nomme, semble-t-il) qu’elle met en œuvre pour Kanye West lors de la présentation de ses “collections” Yeezy, dont elle surveille attentivement le casting : “S’il vous plaît, ne retenez personne qui semble stupide, ou à la mode. S’il vous plaît, souvenez-vous : classique, sobre et élégant.” Le Net fait aussi ses choux gras de la photographie du mariage de Solange Knowles “à la manière de” Vanessa Beecroft. Et l’on comprend qu’on est désormais bien loin de l’histoire de l’art. Comme Amy Larocca le rappelait dans le New York Magazine : “Ces dernières années, elle s’est entièrement consacrée au travail avec Kanye West. C’est elle qui a imaginé le mariage dans la villa sur les collines aux environs de Florence. C’était son idée de graver le nom des invités sur la longue plaque de marbre qui servit de table, et d’entourer le couple de statues en marbre de Carrare (dans un état de conservation ou de démembrement très variable) et de border le sanctuaire d’immenses murs de gardénias. ‘Nous nous battions en vain avec un organisateur de mariages de Los Angeles’, a expliqué Vanessa Beecroft. ‘Je voulais quelque chose de très minimal’”… Très loin de l’histoire de l’art, en effet.

 

Et pourquoi pas, d’ailleurs ? Oui mais voilà : Vanessa Beecroft revient. Elle s’en explique aujourd’hui à Olivier Zahm, le fondateur du magazine Purple, qui fut l’un des premiers à comprendre l’importance de ses performances, au tout début des années 90 ; et dévoile ses “nouvelles” œuvres : des fragments de corps de femme, en marbre de Carrare – peut-être ceux, recyclés, du fameux mariage. L’opposé symétrique de ses premières œuvres, comme un miroir à la métamorphose absolue du champ des arts visuels. “J’ai besoin de créer de la valeur, indique-t-elle sans amertume, parce qu’il y a les gouvernantes, les professeurs particuliers et les entraîneurs. Je n’aime pas que mes enfants aient des cours collectifs. Je préfère qu’ils aient accès à ce qu’il y a de mieux ”, explique-t-elle. Sans doute une bonne raison de faire de l’art aujourd’hui.

 

Vanessa Beecroft, Pio Pico, Los Angeles, jusqu'au 2 mars 2018.

 

 

<p>untitled (red body), 2017, ceramic © Vanessa Beecroft, 2017.</p>

untitled (red body), 2017, ceramic © Vanessa Beecroft, 2017.

untitled (mural), 2017, plaster, wax - 136 x 380 x 2 in (345.44 x 965.2 x 5.08 cm) © Vanessa Beecroft, 2017. untitled (mural), 2017, plaster, wax - 136 x 380 x 2 in (345.44 x 965.2 x 5.08 cm) © Vanessa Beecroft, 2017.
untitled (mural), 2017, plaster, wax - 136 x 380 x 2 in (345.44 x 965.2 x 5.08 cm) © Vanessa Beecroft, 2017.