Numéro : Alors, la forme ?
Karl Lagerfeld : Oui, tant qu’elle n’est pas au pluriel. Cela dit, je ne grossis plus. J’étais au régime pendant quinze ans, mais maintenant je peux manger tout ce que je veux sans prendre un gramme. C’est très étrange.
L’âge n’a pas d’emprise sur vous !
Tout dépend des conditions dans lesquelles vous vieillissez. Mais si vous le faites en évitant les excès, et dans le grand luxe, c’est assez supportable, en effet.
Le fait de vieillir n’a-t-il pas aussi son lot d’inconvénients ?
Pour l’instant, je n’en souffre pas trop. J’ai fait toutes les analyses de la terre et ils n’ont rien trouvé. Rappelez-moi donc dans dix ans et on en reparlera.
À votre âge, n’est-il pas épuisant de jongler entre trois marques différentes – Chanel, Fendi et Karl Lagerfeld – sans oublier toutes vos activités annexes ?
Non, au contraire, c’est stimulant. Tous ces créateurs qui dessinent en exclusivité pour des marques se retrouvent complètement stérilisés à la longue. À force de revisiter leurs propres classiques, ils finissent tous par tourner en rond en se mordant la queue. En ce qui me concerne, je suis obligé de me réinventer sans cesse en passant d’une maison à l’autre, ce qui me permet aussi de voir ce qui se fait à côté. Je suis constamment en mouvement, ce qui m’empêche de me regarder le nombril toute la journée en frisant la sclérose. Ce qui m’arrange, parce que sinon je m’ennuie. Chez Chanel, j’ai un contrat de quatre collections annuelles – deux de prêt-à-porter et deux de haute couture – mais, finalement, j’en fais dix, entre le prêt-à- porter et la couture, les pré-collections, la croisière, les Métiers d’Art, sans parler de Coco Snow – ce n’est pas une capsule pour cocaïnomanes, je vous rassure, mais une ligne pour les sports d’hiver – et Coco Beach, pour les tenues de plage…
Lorsque Raf Simons a quitté Dior, on a beaucoup dit que les créateurs étaient surmenés. Qu’en pensez-vous ?
Personnellement, je n’ai jamais eu à me plaindre. Et c’est justement pour cette raison que tous les autres créateurs me haïssent. Eux, tout ce qui les intéresse, ce sont leurs fichues “inspirations”, ils peuvent passer une heure à placer un bouton ou à choisir des croquis réalisés par leurs assistants, ce qui m’emmerderait à mourir. Moi, je suis une machine. Le pire dans tout ça, c’est qu’ils ont essayé de me faire porter le chapeau pour leurs problèmes d’heures sup. Azzedine [Alaïa], par exemple, avant de se casser la figure dans l’escalier, a affirmé que les rythmes prétendument insoutenables de la mode d’aujourd’hui étaient entièrement de ma faute, ce qui est aberrant. Lorsque vous êtes à la tête d’une affaire qui brasse des milliards d’euros, vous êtes obligé de tenir le rythme. Et si cela ne vous convient pas, rien ne vous empêche de bricoler dans votre chambre. Je suis navré, mais l’année dernière, j’ai perdu deux de mes meilleurs ennemis : Pierre Bergé et l’autre. Azzedine m’exécrait, allez savoir pourquoi. Et lors des funérailles de Pierre, ma fleuriste m’a demandé : “Vous voulez qu’on envoie un cactus ?”
“La mode masculine, très peu pour moi. Je l’achète, certes, mais dessiner une collection masculine pour me coltiner tous ces mannequins imbéciles, non merci.”
Et vous, vos funérailles, vous les voyez plutôt à Sidi Bou Saïd, comme Azzedine, ou à la Madeleine ?
Quelle horreur ! il n’y aura pas d’enterrement. Plutôt mourir. Depuis ces sombres histoires de la famille Hallyday, les obsèques à la Madeleine ont tout l’air d’une farce. J’ai demandé à ce que l’on m’incinère et que l’on disperse mes cendres avec celles de ma mère… et celles de Choupette [la chatte de Karl Lagerfeld], si elle meurt avant moi.
Je ne sais pas que ce vous avez contre Azzedine. Personnellement, je l’aimais beaucoup et on ne peut pas dire qu’il manquait de talent…
Je n’ai pas dit ça. Moi, je ne dis rien, je ne le critique pas, même si à la fin de sa vie il ne faisait plus que des ballerines pour fashion victims ménopausées.
Comment faites-vous pour ne pas être blasé au bout de soixante ans de carrière ?
Merci de me rappeler mon ancienneté. Blasé ? Ah ça non, jamais. En allemand, Blase signifie “vessie”. Au contraire, je trouve que je suis paresseux, que je pourrais faire mieux. Je ne suis jamais content de moi. Je dois me donner des coups de pied dans le derrière pour avancer, et le jour du défilé, en coulisse, je me dis toujours : “Eh bien, mes pauvres filles, avec ça, on ne fera pas le prochain.” Je ne tire aucune satisfaction du métier que j’exerce. Ce qui me pousse à continuer, c’est l’insatisfaction et le mécontentement permanents.
“Si vous ne voulez pas qu’on vous tire sur la culotte, ne devenez pas mannequin ! Rejoignez plutôt l’Union des ursulines, il y aura toujours une place pour vous au couvent. Ils recrutent, même !”