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Numéro
25 Interview : Mathilde Laurent, la magicienne du parfum chez Cartier

Interview : Mathilde Laurent, la magicienne du parfum chez Cartier

BEAUTÉ

Mystère impalpable, le parfum exerce une fascination infinie sur les esprits. Mémoire sensorielle, phéromones, molécules de synthèse… pour le lancement de Carat, sa nouvelle fragrance, Mathilde Laurent, parfumeur attitré de la maison Cartier, évoque ici dans un entretien à bâtons rompus toutes les facettes de ces philtres magiques.  

Cartier/ Quyen Mike Cartier/ Quyen Mike
Cartier/ Quyen Mike

Numéro : Comment fait-on pour devenir “parfumeur maison” chez Cartier ? Faut-il coucher avec le patron, comme à l’âge d’or des studios hollywoodiens ?

Mathilde Laurent : Ce qui voudrait dire que j’aurais couché avec Jean-Paul Guerlain, vu que c’est là que j’ai fait mes débuts. Au risque de vous décevoir, si j’en suis là où je suis, ce n’est pas le résultat d’une promotion canapé, même si les gens de l’usine en étaient convaincus, me voyant arriver comme une fleur chez Guerlain alors que je n’avais que 23 ans et que je n’avais pas encore terminé l’école.

 

Quel cursus faut-il suivre pour devenir “nez” ? Vaut-il mieux s’armer d’une jeunesse passée dans les champs de jasmin à Grasse, ou un simple brevet pro en physique-chimie suffit-il ?

J’ai fait mes études à l’ISIPCA : l’Institut supérieur international du parfum, de la cosmétique et de l’aromatique alimentaire…

 

Rien de moins ?

Rien de moins, mais à l’époque, c’était la seule école au monde où l’on pouvait apprendre le métier de parfumeur. Avant cela, j’avais effectué un DEUG de chimie à Jussieu, un cursus lourd en mathématiques, en géophysique, en thermodynamique des fluides, en mécanique quantique, en chimie minérale, en zoologie… bref, j’en ai vu de toutes les couleurs.

 

En parlant de zoologie, dans quelle mesure la parfumerie s’apparente-t-elle aux phéromones secrétées par les animaux pour attirer le sexe opposé ?

Il faut quand même dissocier la parfumerie et les phéromones, qui ne se destinent pas au même organe réceptif. Ces dernières sont détectées par l’organe voméro-nasal, qui se situe sous la surface intérieure du nez, mais qui n’a rien à voir avec l’olfaction à proprement parler. Contrairement à l’olfaction, la perception des substances chimiques composant les phéromones est totalement inconsciente. Tout le monde a essayé de mettre des phéromones dans les parfums – dans la mesure où elles sont inodores – dans le but de créer l’arme de séduction fatale. Mais ce qui distingue l’homme des animaux, c’est le fait qu’il possède une conscience. Et même si le sens olfactif humain est ultra viscéral, ultra instinctif et difficile à raisonner, si jamais on n’est pas stimulé par ailleurs par ses quatre autres sens, on ne va pas y aller. Il faut plus qu’un signal à l’être humain pour se jeter sur la personne concernée.

 

L’être humain est-il équipé de ce fameux organe sensible aux phéromones ?

Oui, même s’il s’agit d’un organe assez archaïque qui est de moins en moins sollicité. À force de ne plus être à l’écoute de nos intuitions, je pense qu’on les annihile en quelque sorte, et que tous ces organes-là s’endorment. Dans l’évolution humaine, par exemple, on sait que bientôt on n’aura plus de petit orteil parce qu’on s’en sert de moins en moins… Les zones du cerveau qui sont concernées par les phéromones sont en train de s’atrophier et d’être de moins en moins à même d’envoyer des messages et de susciter des réactions. Bref, pour moi, la parfumerie c’est tout à fait autre chose. Déjà, je ne la considère pas comme ayant pour seule finalité la séduction. Nous ne sommes pas des chiens tout de même. Il y a quand même un moment où il va falloir passer à autre chose, parce que franchement, le thème commence à être un peu éculé.

 

C’est vrai, certains parfums n’ont rien de séduisant, ils pourraient même faire se vider tout un wagon dans le métro.

Exactement. Il faut savoir que tout parfum peut susciter du rejet ou de l’attirance, il n’y a pas de règle, parce que l’olfaction est intrinsèquement liée au passé de chacun. Gaston Bachelard disait : “Dans le passé comme dans le présent, toute odeur aimée est le centre d’une intimité.” En effet, lorsqu’on aime une odeur, c’est toujours parce qu’au cours de sa vie on a vécu une expérience positive associée à cette odeur. De la même façon, si vous détestez une senteur, c’est parce qu’elle a été marquée, parce qu’elle a emprunté un chemin dans votre cerveau qui fait qu’elle sera toujours accompagnée de son contexte.

 

 

“Tout parfum peut susciter du rejet ou de l’attirance, il n’y a pas de règle, parce que l’olfaction est intrinsèquement liée au passé de chacun. Lorsqu’on aime une odeur, c’est toujours parce qu’au cours de sa vie on a vécu une expérience positive associée à cette odeur.”

 

 

Cette vertu proustienne de l’olfaction est-elle scientifiquement prouvée ?

Oui, et c’est d’ailleurs ce qui fait de l’olfaction un sens très différent des autres. Il est à nul autre pareil. Le goût, l’ouïe, la vue et le toucher sont traités par les centres cérébraux de la raison, de la comparaison, du calcul et de l’analyse. L’odorat, quant à lui, est transmis directement à l’amygdale – qui est le complexe des instincts, des peurs, des émotions, de l’approche ou de la fuite – et à l’hippocampe, une région du cerveau qui est très impliquée dans la mémoire et les souvenirs.

 

Vous dites que le parfum n’a pas pour but d’attiser le désir sexuel, à quoi diable sert-il alors ?

À rien.

 

C’est bien ce que je me disais. À une époque, je m’inondais littéralement d’Eau d’Orange Verte d’Hermès en sortant de la douche, mais ça ne servait strictement à rien : le temps que je quitte la maison, l’odeur avait complètement disparu.

Le parfum restait sur vous, mais vous ne le sentiez plus. Le nez est un organe primitif conçu comme un système d’alerte pour prévenir l’homme en cas de danger. Tout ce qui est habituel, le nez l’oublie. Tout ce qui est régulier, il l’occulte délibérément pour se concentrer sur les odeurs nouvelles et potentiellement dangereuses : celles d’un incendie ou d’un prédateur, par exemple.

 

Le parfum ne sert-il pas souvent de cachemisère, au même titre qu’une bougie Diptyque dans un appartement crasseux ?

Tout à fait. Mais pour moi, porter un parfum n’a rien à voir avec le fait d’être propre ou pas. Justement, c’est ce que j’appelle le parfum social, celui qui n’a rien de spécial, qui est politiquement correct et qui vous permet d’aller travailler en donnant l’impression à vos collègues de bureau que vous prenez soin de vous, que vous vous êtes douché le matin. Parce qu’il faut savoir que l’odeur est aussi un marqueur social.

 

Un homme qui se parfume, vous ne trouvez pas ça suspect ?

J’adore autant les gens qui ne se parfument pas que ceux qui se parfument. Les deux cas de figure relèvent d’un certain engagement, d’une conviction. Ce qui compte, c’est l’exigence, la recherche, la rigueur. Pour moi, ce qui est suspect, c’est l’homme qui se parfume avec un truc lambda. Celui qui arriverait dans un point de vente, qui ramasserait un produit de tête de gondole et puis qui s’en irait.

 

Ces histoires de “notes de tête” et de “notes de cœur”, elles existent vraiment ou c’est du pur pipeau marketing ?

Elles existent vraiment – dans la mesure où chaque ingrédient va se dissiper selon son coefficient d’évaporation –, même si elles sont parfois surjouées par le bullshit marketing. Lorsqu’on applique un parfum, les composantes plus légères – celles qui ont la tension de vapeur la plus forte – vont disparaître, et petit à petit le nombre de molécules présentes sur la peau diminue, ce qui a pour effet de changer l’odeur. Ce qu’on appelle les “notes de tête”, ce sont les notes les plus légères : les hespéridées, les florales fraîches, les ozoniques et les marines. Ce sont elles qui vont s’évaporer en premier. Au bout d’une heure, il ne vous restera plus que les notes dites “de cœur” – à savoir les florales, plus lourdes, les épices et les muscs – et les “notes de fond” – les boisées, les ambrées, les cuirées ou encore les muscs très lourds – qui sont celles qui resteront le plus longtemps.

 

En quoi la consommation de parfum a-t-elle changé au cours de vos treize ans passés chez Cartier ?

Ces dernières années, j’ai constaté à la fois une plus grande liberté – les gens achètent plus facilement du parfum, l’acte d’achat s’est dédramatisé – mais, pour autant, et cela va de pair, le parfum a perdu un peu de son sens. Il est devenu un produit de consommation, et si l’on était pessimiste, on pourrait dire que dans certains cas extrêmes, pour certaines marques, il est traité de la même façon qu’un vulgaire déodorant.

 

Et toutes ces petites fioles sur votre bureau, on peut savoir ce que c’est ? Du poppers ?

Vous ne croyez pas si bien dire : il s’agit pour la plupart de molécules chimiques dont j’ai toujours soutenu l’emploi dans mon travail. Aujourd’hui les gens ne savent plus faire la différence entre le synthétique et le naturel, ni comprendre le parfum et sa qualité. Actuellement, sur le marché, on considère que seul le naturel fait le mérite d’un parfum, que seul le naturel en fait la beauté, ce qui est un lieu commun, une idée reçue très facile à faire durer. C’est aussi le rôle d’une grande maison comme Cartier – une maison de luxe qui se doit d’être visionnaire et de montrer le chemin à la création – de rappeler que la beauté ne se réduit pas à la nature, et que l’homme, de tout temps, a produit de la beauté sans pour autant qu’elle soit naturelle. En parfumerie, on ne doit pas rester sur des dogmes aussi contraignants et aussi rétrogrades.

 

Quelle est la personne la plus puante que vous connaissez ?

Rien – ni personne – ne pue par nature.