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Numéro
05 Rencontre avec Christopher Doyle, fidèle directeur photo de Wong Kar-wai

Rencontre avec Christopher Doyle, fidèle directeur photo de Wong Kar-wai

Cinéma

Près de vingt ans après “In the Mood For Love”, le réalisateur Wong Kar-wai revient bientôt avec “Blossoms”. L’occasion de se replonger dans les souvenirs de Christopher Doyle, fidèle du cinéaste hongkongais qui éclaire avec magie et intuition les icônes du cinéma. Comme tout directeur de la photo qui se respecte, il donne aux films un ton, un grain une lumière… 

Photos de plateau prises sur les tournages de “In the Mood for Love” et “2046” Photos de plateau prises sur les tournages de “In the Mood for Love” et “2046”
Photos de plateau prises sur les tournages de “In the Mood for Love” et “2046”

“Je voulais être le Mick Jagger du cinématographe mais le Keith Richards en moi m’en a toujours empêché.” Un directeur de la photographie rock star ? Ce n’était jamais arrivé avant Christopher Doyle, mais quiconque a croisé cet Australien fou et frisé dans un bar ou sur un plateau de tournage – ses deux lieux préférés – sera forcément d’accord. À soixante-six ans aujourd’hui, cet hyperactif, qui a passé trente mois sur un cargo norvégien pour le seul frisson du voyage, s’est installé en Asie dans les années 80 sur un coup de tête, et se définit comme un éternel farang (étranger occidental en thaï), est également un créateur majeur. Son travail ? Derrière la caméra, trouver le look des films, la bonne pellicule, le grain idéal, le mouvement parfait... Une combinaison qu’il a portée à son point d’incandescence avec le génial réalisateur Wong Kar-wai, dans huit films marqués du sceau d’une lumière à la fois ultra contemporaine et nostalgique, entre glamour et rudesse. Aujourd’hui, cet instinctif passe avec aisance de James Ivory à de jeunes cinéastes chinois. 

 

Numéro : Qu’est-ce que la “bonne lumière” selon vous ?

Christopher Doyle : C’est la lumière qui s’immisce et se réfléchit sur une peau comme celle de Maggie Cheung. C’est le rayon que l’on n’attendait pas et qui passe par le trou d’un plafond. Ou encore, le reflet qui tombe de la façade de verre d’un immeuble géant. Toute la lumière qui n’est pas un “éclairage de film” au sens banal.

 

 

“Quand Wong Kar-wai me dit au milieu d’une scène, après douze heures de travail non stop : “Chris, c’est tout ce que tu peux faire, tout ce que tu peux me donner ?” Je me transforme, j’enrage et je deviens un meilleur accompagnateur de sa ‘musique’.”

 

 

Pourquoi aimez-vous mélanger les sources naturelles et artificielles de lumière ?
Mes premiers films étaient comme un mix entre naturel et artificiel parce que l’énergie urbaine en Asie est comme ça. Nous ne pouvions pas changer le réel car nous n’avions pas d’argent et nous volions les plans dans la rue, sans autorisation. Depuis, les pellicules ont changé, et mon travail n’est plus exclusivement urbain, mais je fais attention à ne pas reproduire les conventions que je déteste, ce qu’on appelle la “lune bleue” ou les intérieurs très chauds, chatoyants. C’est ce refus qui rend peut-être mon éclairage plus subtil que descriptif. J’essaie de faire naître une autre dimension. Mais c’est à vous de le dire.

 

Vous êtes une créature de la nuit. Qu’est-ce qui vous plaît dans l’obscurité ?
Mon œil est attiré par la nuit, il y est entraîné. Mon but est que chacun de mes films ait sa propre personnalité, et pour cela, tout est important : les lieux de tournage, le type de pellicule... et l’heure qu’il est... La nuit est un outil. Elle me permet d’éviter le réalisme qui est le contraire de ce qu’un film doit être pour moi : la célébration d’une idée sous une forme visuelle, l’exploration d’une palette, le plaisir du regard. En plus, aux alentours de 3 heures du matin, les plateaux de tournage deviennent étranges, et j’aime me confronter aux textures, si différentes, j’aime quand l’image, tout à coup, est remplie de transparences et d’ombres.

Christopher Doyle Christopher Doyle
Christopher Doyle

Quelles sont vos influences visuelles (photographes et autres chefs opérateurs) ?
Je vais au cinéma pour assurer les conférences de presse, pas pour trouver des idées. A l’occasion, je croise Gus (Van Sant), Harris (Savides) ou Eric (Gautier) et nous réalisons, sans forcément voir nos films respectifs, que nous faisons des choix similaires avec la même intégrité. D’un coup, on se sent moins seul. Mais ceux dont j’apprends le plus, et dont je suis jaloux, ce sont les musiciens et leur façon de jammer. Quand ils jouent à l’improviste dans les bars, ils ajoutent une touche personnelle à la musique des autres, poussent le voisin vers des hauteurs insoupçonnées. Il est possible d’atteindre cela au cinéma quand une équipe est réellement soudée, mais cela prend infiniment plus de temps, et on est toujours retardé par des circonstances impossibles à maîtriser, comme l’argent ou le temps qu’il fait. En plus, notre attention doit être soutenue plus longtemps pour un film que pour un concert, et cette intensité est très difficile à maintenir. Et pourtant... Quand Wong Kar-wai me dit au milieu d’une scène, après douze heures de travail non stop : “Chris, c’est tout ce que tu peux faire, tout ce que tu peux me donner ?” Je me transforme, j’enrage et je deviens un meilleur accompagnateur de sa “musique”.

 

D’où vient l’inspiration au quotidien ?

Elle entre par tous les pores. Même quand je m’endors assis juste à côté de Gus pendant qu’il me projette Last Days, je me sens encore boosté par les images... Pas un jour ne passe sans que je ne sente un soutien céleste venu de Blue (1993), le film de Derek Jarman. A d’autres moments, le simple fait de regarder Tony Leung attendre sans rien faire avant de tourner une scène me sort de mon indécision sur un choix d’éclairage. L’inspiration vient aussi d’un bon repas, d’un mot prononcé innocemment... Et puis je marche beaucoup.

 

 

“Wong Kar-wai et moi savons tous les deux que nous ne savons rien. J’ai un peu l’impression qu’il attend de moi que je tourne en rond assez vite, assez fort et assez longtemps, comme un petit chien pour marquer un territoire. J’ai l’impression que ce territoire est ce que certains appellent le style.”

 

 

Qu’aimez-vous le plus éclairer : les êtres humains ou les choses ?
Les images. Le temps. Les gestes. Les mots. Les idées. Notre solitude. Nos questions. Je n’éclaire pas pour éclairer, car je pense que certaines situations s’éclairent d’elles-mêmes, et que les grands acteurs ont une sorte de lumière intérieure. Ce sont des gens qui ouvrent les fenêtres de l’expérience.

 

Que regardez-vous en premier chez une actrice : son visage, sa peau, sa silhouette, ses mouvements ?

D’abord, jusqu’à quel point elle ose porter peu de maquillage. Ensuite, dans quelles proportions son entourage l’influence. Sinon, oui, la posture, qui me dit si elle fait de la danse, si elle passe du temps à la gym. Ensuite, au fur et à mesure, je remarque des choses. Un jour, elle porte le mauvais sous-vêtement, elle est un peu blême, ses yeux sont fatigués, et je l’interroge : est-ce qu’elle a ses règles ? A-t-elle passé la nuit dehors ? Je demande toujours aux filles si elles ont leurs règles. Ce sont des choses comme ça qui font le rapport à une actrice. Avec les mecs, tant qu’ils ne me disent pas : “J’adore ton travail”, je ne leur demande rien.

 

Quelle actrice avez-vous particulièrement aimé éclairer ?
Tout le monde le sait : Maggie Cheung dans les films de Wong Kar-wai. Même si je ne fais pas toujours le genre d’images auquel elle s’attend. J’ai remarqué qu’au contraire de certains photographes glamour genre Sieff, il m’est absolument impossible d’être objectif à propos des zones géniales et moins géniales d’une femme. Je ne sais pas choisir. J’aime tout chez elles, de la tête aux pieds, et je montre tout, le beau et le moins beau. C’est pour cela que je n’essaie même pas de faire des images de la femme (OK, des femmes) de ma vie : j’aime tout d’elles. Au cinéma, contrairement à la photo de mode par exemple, on a le temps d’installer une relation sur plusieurs semaines. Une confiance se crée et on ne se soucie plus de savoir quel est le meilleur profil de la personne ou si la lumière est parfaite. On y va, on tourne parce qu’on a confiance en l’autre pour atteindre le moment X, l’instant émouvant où un visage et une démarche se mêlent à un espace et une lumière. Un idéal...

“In the Mood for Love” (2000) de Wong Kar-wai. “In the Mood for Love” (2000) de Wong Kar-wai.
“In the Mood for Love” (2000) de Wong Kar-wai.

Votre collaboration avec Wong Kar-wai a été très importante dans le cinéma contemporain. Entre Nos années sauvages et 2046, vous avez inventé un style. Comment avez-vous fait ?

C’est une vaste question à laquelle j’ai tenté de répondre durant la plus grande partie de ma vie professionnelle. Je pourrais dire que les films sont la réponse, car je suis sûr qu’aucune réponse tranchée n’est possible. Je peux dire en tout cas que Wong Kar-wai et moi savons tous les deux que nous ne savons rien. J’ai un peu l’impression, dans le grand cirque que sont ses films, qu’il attend de moi que je tourne en rond assez vite, assez fort et assez longtemps, comme un petit chien pour marquer un territoire. J’ai l’impression que ce territoire est ce que certains appellent le style.

 

Quelle est votre analyse sur l’évolution du cinéma ces dix dernières années, avec notamment l’arrivée du numérique qui a changé le travail des directeurs photo ?
Le numérique, dans mon travail, je m’en fous un peu. Dans la société, politiquement, c’est différent. La démocratie essaie de nous faire croire que nous sommes tous les mêmes, les corporations ont emboîté le pas pour nous convaincre que la médiocrité est dans l’intérêt de tous... Le seul espoir face au fascisme, ce sont les nerds qui ont inventé les téléphones portables capables de faire aussi des films... Ce genre de gadget crée un nouveau rapport à l’image, il nous rend responsables. A nous de grandir un peu, d’avoir quelque chose à dire. Ensuite, le plus difficile est de le dire, de toutes les façons possibles et partout, sur Internet ou dans la rue.