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Karl Lagerfeld : les secrets qui se cachent derrière 5 maisons du couturier

Architecture

Au sein d'un sublime ouvrage illustré, Décors d'une vie, ont été regroupés toutes les maisons et appartement de Karl Lagerfeld, des plus impressionnants aux plus intimes. Aidé des connaissances de Marie Kalt, co-auteure du livre avec Patrick Mauriès, Numéro se plonge dans cinq décors indissociables du grand couturier.

Rue de l’Université, au début des années 1960. © Georges Kelaïditès / Roger-Viollet / TopFoto.

Si Karl Lagarfeld suggère un immense pan de l’histoire de la mode, le grand couturier, styliste et photographe évoque aussi un train de vie démesuré. Outre les nombreux voyages aux quatre coins du monde, le rythme effréné de ses collections pour Chanel, Fendi et son propre label ou encore les tonnes de réceptions mondaines, Karl Lagerfeld était aussi un féru de mobilier et d'objets d'art. Une passion plutôt méconnue, qu’il retranscrit très tôt au travers de ses acquisitions immobilières en France et à Monaco. À la fin de l'année 2023, Marie Kalt, ex-rédactrice en chef du magazine AD et l’écrivain français Patrick Mauriès rassemblent au sein de l'ouvrage Décors d’une vie les plus beaux lieux où le Kaiser a, un jour, vécu.

 

 

L'ode à l'Art déco : l'appartement rue de l’Université à Paris 

 

Dès son arrivée à Paris dans les années 1950, Karl Lagerfeld montre un véritable attachement pour la Rive Gauche. Il s’installe en 1963 au 35 rue de l’Université, non loin du Café de Flore. Dans cet appartement, le jeune couturier crée un premier univers singulier, au sein duquel il rassemble du dizaines de meubles et objets Art déco. “C’était un acheteur et collectionneur compulsif. Avec ses décors, il voulait se raconter des histoires, jouer un personnage” explique Marie Kalt à Numéro

 

Avec Andy Warhol et Yves Saint Laurent, il est l'un des premiers à se passionner pour les objets de cette période, qui connaît son âge d’or au début du 20e siècle. Des œuvres d’Émile Ruhlmann, André Groult ou Dominique trouvent progressivement leur place entre les sièges de Joe Colombo ou d'Eero Saarinen. Les murs sont habillés d'un rose bonbon laqué, tandis que les boiseries sont recouvertes d'un noir profond. Malgré l'investissement du couturier dans ce projet, il finit par le quitter, mu par l'envie de rédécorer un tout nouvel appartement, et se sépare par la même occasion d’une partie de ce premier ensemble d’objets d’art. 

Karl Lagerfeld pose devant un bureau à gradin en placage d’amarante et acajou, attribué à Jean-François Oeben dans son palais Pozzo di Borgo. © Fotex / Shutterstock.

Le Palais Pozzo di Borgo à Paris : immersion dans le siècle des Lumières 

 

Parmi les demeures les plus mémorables, Marie Kalt retient le Palais parisien Pozzo di Borgo (construit en 1706), acquis par le couturier en 1977. En point de départ, un tableau de 1850 signé du peintre Adolph von Menzel et représentant Frédéric II recevant ses amis à Sans Souci, offert par les parents au Kaiser. Cette œuvre inspire à Karl Lagerfeld l'entièreté des décors boisés et dorés du lieu, où l’opulence règne en maître. “Quand il se lançait dans un nouveau projet, il se renseignait sur tout. Ici, il connaissait véritable toute la période sur le bout des doigts” explique Marie Kalt.  

 

Pour être à la hauteur de ce cadre somptueux, le styliste se lance alors dans une frénésie d’acquisition écumant, avec l’historien d’art Patrick Hourcade, les salles de ventes et les antiquaires. Tableaux de maitres, meubles aux estampilles prestigieuses, déco au style rocaille, néo-classique ou antique : l'ensemble, somptueux, semble issu d'une autre époque. À la façon d'un membre de la noblesse du XVIIIe siècle, Karl Lagerfeld occupe cet immense hôtel particulier pendant plus de 30 ans, trouvant en ces lieux un havre de paix pour travailler et organiser de temps à autres des réceptions mémorables.

  • Dans une partie du salon qui donne sur une des chambres, un buffet Beverly en bois de bruyère et stratifié d’Ettore Sottsass. © Jacques Schumacher

  • Karl Lagerfeld, assis à la table Unknown de George Sowden, entouré de chaises Riviera de Michele De Lucchi. © Jacques Schumacher

  • Contrechamp de la vue du salon avec le ring de Masanori Umeda et le fauteuil de George Sowden au premier plan. © Jacques Schumacher

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Le Roccabella à Monte-Carlo : l'appartement étrange et enfantin 

 

En 1981, François Mitterand est élu président de la république. Alors au pouvoir, il met en place la loi de finances, qui consiste à taxer les personnes disposant d'un patrimoine supérieur à trois millions de francs (environ 1 200 000 euros). Pour éviter de crouler sous les impôts, Karl Lagerfeld s’exile sur la Principauté de Monaco, seulement deux ans avant de présenter sa première collection pour la maison Chanel. Ici, il acquiert un appartement, le Roccabella, situé à Monte-Carlo, dans lequel il s’enthousiasme et accumule le mobilier design du groupe Memphis – un mouvement italien postmoderne puisant son inspiration dans les nouvelles formes et les nouvelles textures –, loin du faste du palais Pozzo di Borgo

 

Décrit avec humour par la designer Andrée Putman comme un “palais pour enfants”, le nouvel appartement du Kaiser se constitue de mobilier aux formes étranges et colorées, installés face à de sublimes clichés d'Helmut Newton

 

J'ai eu un coup de foudre pour Memphis. En septembre 1981, j’avais pris un grand appartement à Monte-Carlo. Je n’avais jamais vécu dans une maison moderne. Memphis était la solution idéale. J’ai adoré vivre entouré de tant de couleurs et de formes nouvelles” explique notamment Karl Lagerfeld au sein d'un catalogue d’une vente de son mobilier Memphis par Sotheby’s en octobre 1991. 

Dans sa chambre à La Vigie. © A. Schorr / ullstein bild via Getty Images.

La Vigie à Roquebrune Cap-Martin : le faste monégasque

 

Du balcon de son appartement le Roccabella à Monte-Carlo, Karl Lagerfeld admire cette bâtisse qui le fait tant rêver. Tel un gâteau de mariage, couleur sucre glace, posé au bord de la Méditerranée, la villa La Vigie située à Roquebrune Cap-Martin finit par devenir une des propriétés favorites du couturier, qui l'achète au cours des années 80. Construite en 1902 par un industriel britannique, cette demeure était cependant tombée dans l’oubli, en proie au difficile passage du temps – les peintures sont écaillées, les volets rouillés et les balustres ébréchés...

 

Après deux ans de travaux initiés par le couturier, La Vigie retrouve finalement son éclat d’antan en 1986. L’intérieur est une débauche de soierie, et de grands espaces décloisonnés, tel que l'escalier principal, s’inspirent des proportions des décors de Marie-Antoinette au château de Saint-Cloud. Le premier étage accueille lui un salon d’hiver, exalté de soie cramoisi dans le plus pur goût Rothschild. Dans une très grande bibliothèque trône également un imposant bureau russe aux armes de la cour de Courlande (une des quatre régions historiques de la Lettonien), aux côtés de chambres luxueuse pour les invités.

 

Même si le créateur pense que cet endroit le rend paresseux, il y travaille énormément, produisant notamment de nombreuses campagnes pour la maison Chanel. Or, ces travaux grandioses et fastueux vont attirer l'attention des agents des services fiscaux, que karl Lagerfeld cherchait pourtant fuir sur la côte de Monaco… Bien qu'appartenant à la Principauté, La Vigie se situe en effet sur le territoire français. Le nouveau résident monégasque se voit alors condamné à payer de lourds impôts : pour s’éviter de nouvelles difficultés, le couturier disperse le mobilier de cette demeure aux enchères, et quitte définitivement les lieux. 

  • Construit au milieu du 19e siècle, le Pavillon de Voisins, avec sa façade néoclassique, que Karl Lagerfeld appelait la Villa Louveciennes. © Jérôme Galland.

  • le salon bleu aux murs habillés de toile rayée présente un ensemble de meubles en bois peint et velours capitonné attribué à Bruno Paul. © Jérôme Galland.

  • Autour de la porte à double vantail conduisant à la chambre d’amis, un jeu d’affiches publicitaires allemandes des années 1910 et 1920 dont Karl Lagerfeld faisait collection. © Jérôme Galland.

  • Dans le salon de musique, sur un cabinet en acajou de Louis Süe et André Mare, une coupe en laiton martelé de Josef Hoffmann. © Jérôme Galland.

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La Villa Louveciennes : l'écrin aux souvenirs de Karl Lagerfeld

 

À l’orée de la forêt de Marly-le-Roi, non loin de Paris, Karl Lagerfeld s’évade de la frénésie parisienne – et des paparazzi, devenus sa plus grande hantise – en achetant une maison de campagne datant du milieu du 19e siècle, qu’il renomme la Villa Louveciennes. Alors âgé de 81 ans lors de cette acquisition, Karl Lagerfeld fait de ce lieu un véritable mausolée. Au cours de presque 10 ans de travaux, le couturier imagine une demeure où il peut entreposer tous les objets d'art accumulés des précédents lieux où il a vécu. La Villa Louveciennes devient ainsi “l’endroit qui ressemble le plus au goût profond du Karl” selon Marie Kalt, regroupant les décors de toute sa vie.

 

Dans cet “écrin aux souvenirs” (expression utilisée par Patrick Hourcade au sein de l'ouvrage Karl Lagerfeld. Décors d'une vie), ce lieu rassemble tous les fragments de l’histoire du couturier, jusqu’à la reconstitution au premier étage de sa chambre d'adolescent où figure la reproduction du fameux tableau d'Adolph von Menzel. S'il fait de ce lieu une sorte de fenêtre ouverte sur sa vie intime, on dit qu'il n'y dormit qu'une nuit et n'y donna qu'un seul dîner, pour son amie Françoise Dumas et la princesse Caroline de Monaco.

 

 

“Karl Lagerfeld. Décors d'une vie”( 2023), par Marie Kalt et Patrick Mauriès, éditions Thames & Hudson