47


Commandez-le
Numéro
22 Ai Weiwei

Rencontre avec Ai Weiwei : “En tant qu’artiste, mon devoir est de résister à toute forme d’oppression.”

Art

Digne fils d’Ai Qing, poète chinois majeur et martyr de la Révolution culturelle initiée par Mao Tsé-toung, Ai Weiwei envisage l’art comme un combat contre l’injustice et l’arbitraire. Exilé depuis deux ans au Portugal, l’insoumis superstar a invité Numéro Homme à une visite guidée de Rapture, rétrospective colossale de son œuvre, organisée au musée Cordoaria Nacional à Lisbonne.

Law of the Journey (Prototype B) [2016], en PVC renforcé @ Ai Weiwei Law of the Journey (Prototype B) [2016], en PVC renforcé @ Ai Weiwei
Law of the Journey (Prototype B) [2016], en PVC renforcé @ Ai Weiwei

Il faut traverser le Tage, ignorer la tentation des plages de Setúbal et de Comporta, puis traverser, pendant plus d’une heure, des plaines mordorées, balisées de chênes-lièges, d’oliviers, de dolmens et de châteaux, pour atteindre Montemor-o-Novo. Là sont nés le moine franciscain saint Jean de Dieu, qui fonda l’ordre des Hospitaliers il y a plusieurs siècles, et, plus récemment, l’écrivain Benigno José Mira de Almeida Faria. Mais ce village a surtout acquis une notoriété inattendue, il y a deux ans, lorsque Ai Weiwei a jeté son dévolu sur une maison située au beau milieu de la campagne environnante. Depuis le mois de juin, les Portugais qui ignoraient encore son nom ont eu tout loisir de se familiariser avec son art grâce à Rapture, la rétrospective pharaonique de son œuvre proposée, jusqu’au 28 novembre, au musée de la Cordoaria Nacional, à Lisbonne. 

 

A-t-il été attiré par la simplicité bucolique des paysages de l’Alentejo, la richesse culturelle de villes voisines comme Elvas et Évora, classées au patrimoine mondial de l’Unesco, le magnétisme qui se dégage du cromlech des Almendres – un site mégalithique, à quelques kilomètres de là – ou par la goûteuse cuisine locale arrosée d’un vinho verde bien frappé ? Sans doute un peu de tout cela. Mais pour en savoir plus, il faudra patienter car l’artiste a quitté Montemor-o-Novo, dès l’aube, afin de rallier la capitale portugaise. Son assistante explique qu’il est en plein montage d’un film “sur un arbre du Brésil qui lui a inspiré une sculpture” et propose de le retrouver, le lendemain, à la Cordoaria Nacional, pour ce qui s’annonce comme une visite guidée, par ses soins, de Rapture, avant l’ouverture au public. 

 

Sa dernière exposition parisienne, Ai Weiwei – Marbre, Porcelaine, Lego, à la galerie Max Hetzler, nous avait laissés en état de choc. Dès l’entrée, on était interpellé par une parodie en Lego du drapeau saoudien, créée en 2019, dont la devise (la chahada ou “profession de foi islamique”) avait été remplacée par ces mots, calligraphiés en arabe : “Je ne peux pas respirer, allusion à la séquestration, à la torture et au démembrement du journaliste dissident Jamal Khashoggi, en octobre 2018, dans les murs du consulat d’Arabie saoudite à Istanbul. Puis on pénétrait, à gauche, dans une pièce carrée tapissée de papier peint : une œuvre intitulée The Animal That Looks Like a Llama (But is Really an Alpaca), dévoilée à Washington en 2015. Les motifs dorés, organisés en rosaces, se révélaient être des caméras de surveillance, des menottes et des armatures métalliques, ces dernières symbolisant le combat d’Ai Weiwei pour faire reconnaître les défaillances de l’État chinois, dont les écoles, mal construites, se sont effondrées à la suite du séisme de 2008 dans le Sichuan, tuant des milliers d’enfants et d’adolescents.

Dijiang (2015), en bambou et soie @ Ai Weiwei Studio Dijiang (2015), en bambou et soie @ Ai Weiwei Studio
Dijiang (2015), en bambou et soie @ Ai Weiwei Studio

Au centre de la pièce, un disque de marbre avec un cercle découpé au milieu : réinterprétation d’un objet archaïque chinois en jade réalisée récemment au Portugal où perdure une riche tradition de la taille de la pierre. Enfin, on entrait dans la salle principale de la galerie : face à nous, un imposant tableau de 2019, en briques de Lego colorées, évoquait des mosaïques anciennes. Intitulé After The Death of Marat, il a fait l’objet de nombreuses polémiques. Et pour cause : il a été réalisé d’après une photographie d’Ai Weiwei posant sur un rivage de Lesbos, dans la même position qu’Aylan Kurdi, l’enfant syrien de 3 ans échoué sur la côte turque alors qu’il tentait de rejoindre la Grèce avec sa famille. Tout autour, les fameux vases et assiettes en céramique de l’artiste, alignés, accrochés ou empilés, qui ont été produits par des artisans de la province de Jiangxi, en Chine, selon la technique en vigueur au début de la dynastie Ming. Si leurs motifs ornementaux faisaient écho aux porcelaines antiques grecques et égyptiennes, les sujets qu’ils convoquaient étaient tout à fait contemporains : la guerre, les camps de réfugiés qu’Ai Weiwei avait filmés pour son documentaire Human Flow, en 2017, les manifestations d’opposants politiques à Hong Kong et ailleurs, et leur répression féroce. Le thème des populations déplacées, récurrent dans son œuvre depuis dix ans, se traduisait, enfin, en hiéroglyphes sur des bijoux en or 24 carats, exposés sous verre entre deux objets incongrus taillés dans le plus soyeux des marbres blancs : un casque de chantier et un rouleau de papier hygiénique, allusion à la folle ruée sur ce produit ayant saisi l’humanité au début de la pandémie de Covid-19. 

 

Après ce concentré explosif de son art le plus engagé, galvanisant par la richesse des matériaux employés et des techniques déployées, on redoutait que la rétrospective de son travail, annoncée comme la plus complète à ce jour, avec pas moins de 85 pièces exposées dans la vaste et lumineuse Cordoaria Nacional, ne fasse l’effet d’une promenade de santé. 

 

Le ciel de Lisbonne est d’un azur toujours aussi pur lorsque l’on se gare à gauche de Forever Bicycles, la sculpture d’Ai Weiwei, composée de 960 vélos, qui semble signaler aux automobilistes sillonnant l’avenue da Índia que son exposition s’adresse à tous, sans distinction d’âge, de niveau d’éducation ou de classe sociale. À l’intérieur de l’ancienne corderie construite au xviiie siècle, l’artiste est en pleine discussion avec Wang Fen, sa compagne et mère de son fils Ai Lao, âgé de 12 ans. On se présente et son visage s’anime subitement : “Êtes-vous de New York ? Y étiez-vous dans les années 80 ?” s’exclame-t-il tout de go. Alors que l’on s’apprêtait à parler, comme tout journaliste qui se respecte, de la prise éclair de Kaboul, dont les images tournent en boucle sur les télévisions, nous voilà à évoquer la vie nocturne transgressive et débridée de l’East Village, à Manhattan, où il galérait mais était heureux : “Je n’ai jamais fait la plonge, ni même serveur en salle, explique-t-il. Je me débrouillais pour faire des petits boulots de lithographie ou d’encadrement. Je croisais parfois des gens de l’Upper East Side qui me demandaient où j’habitais. Lorsque je leur répondais que je vivais dans le Lower East Side, ils mettaient fin à la conversation et tournaient les talons.” 

Dumbass (2013), vidéo inspirée de l’enlèvement et de la détention en 2011 d’Ai Weiwei par le gouvernement chinois @ Ai Weiwei Studio Dumbass (2013), vidéo inspirée de l’enlèvement et de la détention en 2011 d’Ai Weiwei par le gouvernement chinois @ Ai Weiwei Studio
Dumbass (2013), vidéo inspirée de l’enlèvement et de la détention en 2011 d’Ai Weiwei par le gouvernement chinois @ Ai Weiwei Studio

Ces derniers avaient bien tort car, trente ans plus tard, le travail de cet artiste majeur serait présenté dans les collections publiques de la Tate Modern, du Centre Pompidou, du MoMA, de la Fondation Louis Vuitton, du Guggenheim et du LACMA. À la suite de son arrestation par le gouvernement chinois, en 2011, et sa mise au secret pendant près de trois mois, Ai Weiwei deviendrait, de surcroît, un symbole : celui de l’artiste victime du totalitarisme de son époque. Son histoire singulière, sa personnalité enjouée, sa maîtrise des réseaux sociaux et, enfin, le caractère très lisible de son œuvre – en descente directe du pop art – lui ont permis, ces dix dernières années, de séduire les plus rétifs à l’art contemporain et de dépasser en notoriété les derniers ténors du genre tels que Jeff Koons, Damien Hirst et Anish Kapoor. “Je ne me considère pas comme un artiste contemporain, relativise-t-il. Je suis même un artiste tout ce qu’il y a de plus classique, et le fait que j’utilise de nombreuses techniques n’a rien d’exceptionnel, ajoute celui dont la voix douce et posée tranche avec ses fameuses Études de perspective : une série de photographies montrant les doigts d’honneur qu’il a adressés à la place Tian’anmen, au Kremlin, à la Maison- Blanche, entre autres lieux symboliques du pouvoir sous toutes ses formes. On se dirige alors vers Law of the Journey (Prototype B), version de plus de 16 mètres de son canot pneumatique de migrants, en PVC renforcé, dont l’original, long de 70 mètres et chargé de 258 personnages, fut dévoilé en 2017 à la Galerie nationale de Prague. Cette pièce est à mettre en regard avec les colonnes du Konzerthaus de Berlin qu’il emballa, en 2016, de 14 000 gilets de sauvetage, collectés à Lesbos, et avec Laundromat, une installation proposée, la même année, à la galerie Deitch Projects, à New York, et composée de vêtements, chaussures et autres objets abandonnés par les 15 000 réfugiés syriens, afghans et irakiens lorsqu’ils furent contraints d’évacuer le camp d’Idoméni, fermé par les autorités grecques. 

 

On se fait l’avocat du diable, lui demande s’il ne craint pas l’explosion, à moyen terme, des sociétés occidentales sous la pression des flux migratoires, à l’heure où l’Europe doit intégrer de nouveaux réfugiés afghans, et sa réponse, reprenant l’argumentaire souverainiste et anti-impérialiste, ne se fait pas attendre : “Il n’y a pas de ‘crise des réfugiés’, mais plutôt une crise humanitaire et une crise de nos valeurs. On ne peut pas exporter la démocratie à des gens qui n’en veulent pas. La question, aujourd’hui, n’est pas de savoir pourquoi les Américains ont quitté Kaboul mais pourquoi ils y sont venus. Ils auraient dû partir depuis bien longtemps, comme ils n’auraient jamais dû s’installer au Vietnam, en Corée ou en Irak. Les politiciens semblent ne jamais se poser de questions pratiques : Combien de gens vont périr ? Pourquoi Zaki Anwari, le jeune footballeur de l’équipe nationale afghane, s’est-il suspendu aux roues d’un avion de l’US Air Force, en sachant très bien qu’il mourrait en tombant ? Pourquoi ce geste désespéré ? Était-il vraiment impossible de reconstruire l’Afghanistan en vingt ans ? Fallait-il laisser ces gens dans le chaos ? Voir des mères supplier qu’on prenne leurs enfants pour leur épargner un avenir terrible ou incertain, alors que des avions décollent de Kaboul à moitié vides, mais quelle défaite colossale en matière de droits de l’homme !” 

 

Autant s’y faire, sous ses airs débonnaires, Ai Weiwei est toujours un jeune homme en colère, dont l’œuvre est politique de part en part. Il n’a pas besoin de commenter Refraction, figurant une gigantesque aile d’oiseau en acier dont les plumes sont composées de fours solaires tibétains, tant l’aspiration à l’indépendance de ce peuple, symbolisée par cette promesse d’envol, est notoire. À cette superbe pièce, captant les reflets du jour filtrant par les meurtrières de la Cordoaria, succède une théorie de cerfs-volants chinois en bambou et soie, représentant des animaux et qui fut exposée, en 2016, sous la nef du Bon Marché, à Paris. Ces objets, à l’instar du vaisseau Life Cycle, long d’une vingtaine de mètres et dont les passagers illustrent les animaux du zodiaque chinois, ont été façonnés à Weifang dans la province de Shandong, berceau de cet art ancestral qui remonte à la dynastie Ming. La dernière œuvre d’envergure, clôturant cette exposition qui offre son comptant de photos, vidéos, sculptures et objets, est Odyssey : une fresque en carreaux de céramique qui mêle références classiques et contemporaines pour décrier, une fois de plus, la situation des migrants. Occasion de demander à Ai Weiwei s’il voit l’art comme un dialogue avec les œuvres du passé, en l’occurrence les fresques de Pompéi ou le Guernica de Picasso. “Il est impossible de faire abstraction de ce qui a été fait par tant de pionniers et d’explorateurs, répond-il. Mais quels que soient leurs emprunts à l’histoire, il importe avant tout de réinterpréter les idées pour qu’elles soient pertinentes aujourd’hui. Lorsque je réalise un tableau avec des Lego, par exemple, je me doute bien que certains vont penser – à juste titre – aux sérigraphies d’Andy Warhol, qui, lui aussi, faisait référence au passé en utilisant des techniques propres à son époque. Je pars du principe que mes œuvres doivent répondre à trois exigences : s’inscrire dans l’histoire de l’art, dans l’engagement politique et dans mon expérience personnelle.” 

Image d’un camp de réfugiés rohingyas, extraite du film Human Flow (2017) d’Ai Weiwei @ Ai Weiwei Studio Image d’un camp de réfugiés rohingyas, extraite du film Human Flow (2017) d’Ai Weiwei @ Ai Weiwei Studio
Image d’un camp de réfugiés rohingyas, extraite du film Human Flow (2017) d’Ai Weiwei @ Ai Weiwei Studio

Il n’est pas loin de midi lorsque l’on sort de Rapture et qu’il propose d’aller écluser des gin-tonics en terrasse. À notre gauche, le pont du 25-Avril, réplique du Golden Gate de San Francisco, et le Cristo Rei, qui évoque le Christ rédempteur, à Rio de Janeiro. À droite, des hommes et des femmes se prélassent en maillot de bain. “Les Portugais sont relax, ils savent profiter de la vie, observe l’artiste. Avant d’ajouter : “Ils aiment la nature, vivent au ralenti. Après des années passées à Berlin où, sous leurs faux airs cool, les gens se sont avérés de véritables bourgeois autoritaires, xénophobes et conservateurs, et après Cambridge où nous retournerons de temps en temps parce que notre fils va à l’école là-bas, j’avais besoin de soleil et aussi d’un endroit à moi. Quand je suis venu ici, il y a deux ans, j’ai cherché s’il n’y avait pas un terrain à vendre et je me suis décidé en quatre heures. Certains me demandent : ‘Pourquoi Montemor-o-Novo ? Après tout, ce n’est pas le seul joli coin de la planète !’ Je leur réponds que je n’en sais rien, que je suis venu ici pour le découvrir. Les gens ne s’intéressent qu’à ce qu’ils connaissent déjà : sortez-les de leur petite routine et ils paniquent. Mais si on prévoit tout à l’avance, si on se garde de tout risque, l’existence n’a plus ni saveur ni intérêt.” 

 

Ai Weiwei parle en connaissance de cause, lui dont la vie a été pour le moins mouvementée. Né le 28 août 1957 à Pékin, il a grandi, selon ses propres dires, dans un “trou. Ce n’est pas une métaphore, insiste-t-il, en révélant la photo en noir et blanc qu’il conserve en fond d’écran de son téléphone portable, afin de ne jamais oublier qu’il vient de plus bas que terre. On vivait là, en plein milieu du désert de Gobi, où mon père, Ai Qing – qui était le plus grand poète chinois – avait été envoyé pour nettoyer les toilettes des exploitants pendant la Révolution culturelle, après qu’on lui eut brûlé tous ses magnifiques livres reliés, confisqué ses cahiers et stylos. À son retour de Paris, où il était parti dans les années 30 et s’était lié d’amitié avec de nombreux penseurs, comme Pablo Neruda, il avait déjà été emprisonné sans raison, simplement parce qu’il avait exprimé des opinions critiques à l’égard du Kuomintang, le parti nationaliste chinois qui serait chassé du pouvoir en 1949 par les communistes. Mon père dessinait aussi très bien, mais ça aussi il a dû y renoncer pendant toutes ces années. Il travaillait vingt-quatre sur vingt-quatre, sept jours sur sept, car si vous laissez la merde s’accumuler, surtout par moins quarante degrés en hiver, les toilettes sont encore plus dures à récurer.” 

 

Cette histoire ahurissante, il la raconte en détail dans 1000 Years of Joys and Sorrows – A Memoir, son autobiographie à paraître, le 2 novembre, chez Random House, et en février 2022, pour la version française, chez Buchet-Chastel. “Mon père était un saint, ajoute- t-il. Il me parlait souvent de Paris et m’a permis de lire La Vie sur le Mississippi, de Mark Twain – une merveille –, mais aussi Le Nez, de Nicolas Gogol, que j’ai adoré. Tout en essayant de m’en décourager : ‘Tu vas t’abîmer les yeux à lire à la lumière du réchaud’, me prévenait-il, car nous n’avions ni lampes ni bougies. Surtout, il ne tenait pas à ce que je devienne un intellectuel, et que j’en paie le prix, comme lui. Mais je n’étais pas triste. J’avais le soleil, la lune, ce ciel constellé d’étoiles, si bas qu’on avait l’impression qu’il suffisait de tendre la main pour les cueillir.” 

Étude de perspective en verre (2018), à partir d’un moulage de la main de l’artiste, en cristal de Murano @ Ai Weiwei Studio Étude de perspective en verre (2018), à partir d’un moulage de la main de l’artiste, en cristal de Murano @ Ai Weiwei Studio
Étude de perspective en verre (2018), à partir d’un moulage de la main de l’artiste, en cristal de Murano @ Ai Weiwei Studio

On imagine qu’être à ce point démuni de tout doit stimuler l’imagination, ce qu’il dément aussitôt : “Je n’en ai aucune, juste une immense curiosité. Je me demande toujours ce qu’il y a au-delà de ce que l’on voit. Je n’ai aucune mémoire, non plus, c’est pourquoi j’enregistre tout. Souvent, je retombe sur un texte que j’ai écrit, une photo que j’ai prise ou une œuvre que j’ai créée, et je me dis : ‘C’est moi qui ai fait ça ?’ Bien sûr, ma curiosité m’a parfois joué des tours et il m’est arrivé de commettre des erreurs. Mais je ne les regrette pas, et j’espère que j’en ferai d’autres, car c’est si joyeux de se tromper.” 

 

S’il s’est inscrit en 1978 à l’Institut cinématographique de Pékin, où il a eu pour condisciples Chen Kaige (Adieu ma concubine) et Zhang Yimou (Vivre !), ce n’était pas pour devenir réalisateur, mais pour commencer sa vie d’homme libre. “Dans mon village, il arrivait que les autorités projettent des films de propagande communiste, en plein air, toujours les mêmes. Mes copains et moi nous cachions derrière l’écran pour réciter à haute voix les dialogues qu’on connaissait par cœur. Puis, à l’Académie de cinéma, j’ai découvert Huit et demi, La Strada et Amarcord, de Fellini, de très beaux films, certes, mais qui me semblaient très exotiques. Je me souviens, par exemple, d’avoir été médusé par l’énorme prostituée sur la plage, dans Amarcord, et de m’être demandé ce qu’elle venait faire là... J’ai également vu Les Sept Samouraïs, de Kurosawa, Les Quatre Cents Coups, de Truffaut, et Les Fraises sauvages, de Bergman, qui m’ont tous laissé indifférent. Je ne suis pas allé à l’école, vu qu’elles avaient toutes été fermées par Mao pendant la Révolution culturelle, donc je manquais sévèrement de références. Mon seul rêve était d’aller à New York. Non pas à cause des films de Scorsese – que je n’avais évidemment pas vus –, mais parce qu’en Chine on nous matraquait que l’Amérique était notre pire ennemi. Il fallait donc que j’aille voir ça !” 

 

C’est ainsi qu’en 1981, avec 30 dollars en poche, Ai Weiwei rallie l’aéroport JFK, puis la ville de Philadelphie pour y retrouver une amie chinoise dont la famille a accepté de parrainer son voyage. Il y découvre Marcel Duchamp – le Philadelphia Museum of Art abritant la plus belle collection de ses œuvres – et, après un séjour à Berkeley, en Californie, au style de vie “trop lénifiant, il s’inscrit à la Parsons School of Design de Manhattan, fort d’une bourse d’études de six mois. De son professeur, le peintre irlandais Sean Scully, il dit n’avoir pas appris grand-chose, si ce n’est l’art de flirter avec les plus jolies étudiantes. Un soir, il se rend à un récital de poésie à la Saint Mark’s Church, haut lieu de la contre-culture de l’East Village, où il s’étonne d’entendre un individu hirsute réciter l’un des textes de son père. Cet homme n’est autre qu’Allen Ginsberg, le légendaire poète américain, membre fondateur de la Beat Generation, avec lequel il restera en contact jusqu’à sa disparition en 1997. 

Si Ai Weiwei a produit une œuvre abondante et éclectique, il ne reste que quelques traces – des photographies, qui peuvent sembler anodines mais qui se vendent aujourd’hui très cher, et de rares sculptures, sous influence Duchamp et Beuys – de sa période new-yorkaise qui dura jusqu’en 1993, date à laquelle il rentra à Pékin pour soutenir son père malade. “Quand j’étais à New York, je ne voyais plus d’intérêt à peindre sur toile. J’aimais l’attitude de Duchamp. C’était un excellent technicien mais il était fainéant, c’est pourquoi il préférait les ready-made... et jouer aux échecs. Je me disais qu’il suffisait d’adopter le style de vie de l’artiste pour lui ressembler.” On lui fait remarquer que ce qui fait la puissance de son art aujourd’hui, c’est justement sa haute technicité et la profusion des médias déployés, ce qu’il accepte. “La technique est évidemment importante, mais elle n’est pas déterminante au sens où ce qui prime pour moi, c’est le mystère de la sensibilité et de l’émotion. J’aime que la vie soit faite de choses concrètes et de choses illusoires. Il n’y a pas que le réel, on a aussi besoin de représentations.” 

 

Le retour au réel, l’artiste en fit la plus cruelle des expériences en 2011, lorsqu’il fut enlevé, cagoulé puis séquestré par des agents du gouvernement chinois à l’aéroport de Pékin. Au terme d’une détention de quatre-vingt-un jours durant laquelle il subit de nombreux interrogatoires, Ai Weiwei fut accusé d’évasion fiscale et vit son passeport confisqué jusqu’en 2015, date de son exil définitif en Occident. “Je savais bien que quelque chose allait finir par m’arriver, mais pas de cette manière. Pourquoi toute cette mise en scène, alors qu’ils auraient aussi bien pu m’arrêter chez moi ? C’est à ce moment précis que j’ai compris que les superpuissances avaient besoin de théâtre, de créer un état de détresse psychologique afin de mieux manipuler les citoyens. Certes, les gens sont également manipulés par Internet et passent tellement de temps sur leurs applications qu’ils ne savent plus ce qui est réel ou virtuel. Ces outils nous font vivre en une journée les émotions de toute une vie des hommes d’autrefois ; on voit des images de l’Afghanistan, on se scandalise pendant trois secondes, puis on passe à autre chose. Voilà pourquoi j’ai consacré une année entière à recueillir le témoignage de réfugiés de 23 pays, et à les réunir dans mon documentaire Human Flow : pour voir cette réalité tragique de mes propres yeux, en temps réel, sur place, et pour essayer de la comprendre.” 

 

On lui fait part de notre étonnement en voyant qu’il a interrogé des cadres du Hamas pour ce film, cautionnant d’un même geste fondamentalisme religieux et terrorisme, et il rétorque : “Ce sont les seuls dirigeants politiques qui ont accepté de me parler. Je n’ai pas la solution au problème israélo-palestinien, mais je considère que tuer un terroriste à l’aide d’un drone, comme le font désormais de nombreux États occidentaux, c’est aussi du terrorisme. On ne peut pas vendre des armes à des régions instables, comme l’Arabie saoudite ou le Yémen, et se plaindre après du fait que ces mêmes pays financent le terrorisme. Tant qu’il y aura des gens pour considérer que certains hommes valent moins que d’autres, au point qu’on peut les exploiter ou les éradiquer, on ne s’en sortira pas. Et je sais de quoi je parle, pour avoir vécu sous la férule du Parti communiste chinois, la société secrète la plus maléfique de l’histoire. Voilà pourquoi je milite pour plus de libertés individuelles, pour plus de transparence politique. Bien sûr, j’aime profiter de la vie. Mais en tant qu’artiste, mon devoir est avant tout de résister à toute forme d’oppression.”