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20 Avion, bunker et paysages calcinés : Anselm Kiefer embrase le Grand Palais Éphémère

Avion, bunker et paysages calcinés : Anselm Kiefer embrase le Grand Palais Éphémère

Art

Quinze ans après avoir inauguré le format “Monumenta”, exposition monumentale dans l’enceinte du Grand Palais, Anselm Kiefer investit cet hiver l’architecture du Grand Palais Éphémère à Paris avec une nouvelle installation colossale. À travers une vingtaine d’immenses toiles, sculptures et installations, le célèbre plasticien allemand de 76 ans rend hommage au poète juif de langue allemande Paul Celan (1920-1970), dont il partage l’obsession pour la ruine, le chaos, la mort et les fantômes de la Seconde Guerre mondiale.

  • Vues de l’exposition “Anselm Kiefer pour Paul Celan”. Grand Palais Ephémère

    Vues de l’exposition “Anselm Kiefer pour Paul Celan”. Grand Palais Ephémère Vues de l’exposition “Anselm Kiefer pour Paul Celan”. Grand Palais Ephémère
  • Vues de l’exposition “Anselm Kiefer pour Paul Celan”. Grand Palais Ephémère

    Vues de l’exposition “Anselm Kiefer pour Paul Celan”. Grand Palais Ephémère Vues de l’exposition “Anselm Kiefer pour Paul Celan”. Grand Palais Ephémère
  • Vues de l’exposition “Anselm Kiefer pour Paul Celan”. Grand Palais Ephémère

    Vues de l’exposition “Anselm Kiefer pour Paul Celan”. Grand Palais Ephémère Vues de l’exposition “Anselm Kiefer pour Paul Celan”. Grand Palais Ephémère

© Georges Poncet pour la Réunion des musées nationaux - Grand Palais, 2021

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Il fait bien noir dans l’enceinte du Grand Palais Éphémère. Exit la moquette grise qui recouvrait le sol du bâtiment lors des foires FIAC puis Paris Photo il y a encore quelques semaines, exit les cimaises blanches qui jalonnaient alors le parcours des visiteurs et les nombreux spots lumineux qui les éclairaient : le bâtiment parisien conçu par l’architecte Jean-Michel Wilmotte, inauguré en juin dernier sur le Champ-de-Mars, s’offre désormais dans le plus grand dépouillement. Un décor obscur et presque nu propice au jaillissement des nouvelles œuvres d’Anselm Kiefer, émissaire d’un nouveau romantisme plastique, passé maître dans l’orchestration du sublime dans l’espace. Pendant près d’un mois, le plasticien allemand de 76 ans présente ici une exposition personnelle à la hauteur de cette immense surface, quinze ans après la première “Monumenta”, format d’exposition monumentale au Grand Palais dont il fut le premier artiste invité en 2007.

 

Dix-neuf toiles atteignant jusqu’à huit mètres de hauteur et treize mètres de large, deux sculptures ainsi que deux installations monumentales construisent un parcours immersif articulé, comme l’artiste en est coutumier, autour de la ruine, de la poésie et de la mémoire. De la pénombre émergent de nouveaux paysages apocalyptiques, champs calcinés, fleurs géantes séchées et bâtiments cramoisis : à peine quelques minutes seront nécessaires pour identifier toutes les constantes esthétiques de l’artiste. Décliné au fil des espaces et des projets depuis plusieurs décennies, de la Royal Academy of Arts à Londres au Panthéon à Paris, son vocabulaire sombre, dense et savamment chaotique, imprégné par le traumatisme familial – et national – laissé par la Seconde Guerre mondiale, rend ici hommage à l’un des plus grands poètes germanophones du XXe siècle, Paul Celan, découvert par Anselm Kiefer dès les bancs de l’école à travers son célèbre texte Todesfuge [Fugue de mort] et dont les mots n’ont cessé de l’accompagner depuis.

Anselm Kiefer
AM LETZTEN TOR
2020-2021
Émulsion, acrylique, huile, gomme-laque et craie sur toile
840 x 470 cm
Copyright : © Anselm Kiefer Photo : Georges Poncet

Anselm Kiefer AM LETZTEN TOR 2020-2021 Émulsion, acrylique, huile, gomme-laque et craie sur toile 840 x 470 cm Copyright : © Anselm Kiefer Photo : Georges Poncet

Anselm Kiefer
BEILSCHWÄRME
VOLÉES DE COGNÉES
2020-2021
Emulsion, acrylic, oil, shellac, burnt wood, metal and chalk on canvas
Émulsion, acrylique, huile, gomme-laque, bois brûlé, métal et craie sur toile
840 x 470 cm 330 3/4 x 185 in
Copyright : © Anselm Kiefer Photo : Georges Poncet

Anselm Kiefer BEILSCHWÄRME VOLÉES DE COGNÉES 2020-2021 Emulsion, acrylic, oil, shellac, burnt wood, metal and chalk on canvas Émulsion, acrylique, huile, gomme-laque, bois brûlé, métal et craie sur toile 840 x 470 cm 330 3/4 x 185 in Copyright : © Anselm Kiefer Photo : Georges Poncet

Anselm Kiefer aime décrire l’histoire comme “de l’argile qu’on peut modeler”. Par cette métaphore, l’artiste oppose la singularité du regard qu’il pose sur la guerre – “sculpté” au fil des années et de ses recherches – au mirage d’un récit unique et universel. Car si le poète Paul Celan, né en 1920 dans une famille juive en Roumanie, a pour sa part été un témoin direct du conflit au cours duquel il a perdu ses parents, s’il a vécu de l’intérieur l’expérience d’un camp de travail, Anselm Kiefer, né en 1945, n’a pas lui-même vécu, dans sa chair, la Seconde Guerre mondiale. Il n’a connu que ce qui en est resté : les ruines. Dans l’exposition, leur rencontre s’opère sur les toiles où le plasticien inscrit, à la craie blanche, certains vers du poète, transformant littéralement sa peinture en espace d’incarnation des mots.

 

De fait, de nombreuses convergences rapprochent les deux artistes. La nuit et le néant, la poussière, la neige et les cendres, l’or, les pierres lumineuses et les fougères, et, bien sûr, la mort (à travers le silence et les fantômes) sont autant d’éléments récurrents dans la poésie de Paul Celan. Des éléments dont l’œuvre d’Anselm Kiefer se fait – sans le dire – l’écho depuis des décennies. Sur presque chaque toile exposée au Grand Palais Éphémère, l’Allemand mêle peinture, résine, charbon, plomb et émulsions chimiques, agrège des vêtements et des chaussures ternis par la matière, fixe bûches et pierres, haches et faux aux lames rouillées, dont émerge également un chariot de courses, objet symptomatique d’une société de consommation dont le poète n’a – quant à lui – connu que les prémices. Très naturellement, la mélancolie habitée de ses textes prend forme dans la palette chromatique emblématique de l’artiste, ensemble de tonalités froides et telluriques oscillant entre les nuances de gris en passant par l’or et l’ocre, le rouille et un orange ardent qui réveille les œuvres d’une lueur incandescente.

Anselm Kiefer, “Mohn und Gedächtnis” [Pavot et mémoire]. Acier, zinc, plomb, résine, gomme laque. 3,2 x 10 x 13,6 m. Copyright : © Anselm Kiefer © photo by Anselm Kiefer Anselm Kiefer, “Mohn und Gedächtnis” [Pavot et mémoire]. Acier, zinc, plomb, résine, gomme laque. 3,2 x 10 x 13,6 m. Copyright : © Anselm Kiefer © photo by Anselm Kiefer
Anselm Kiefer, “Mohn und Gedächtnis” [Pavot et mémoire]. Acier, zinc, plomb, résine, gomme laque. 3,2 x 10 x 13,6 m. Copyright : © Anselm Kiefer © photo by Anselm Kiefer

Déployés dans l’impressionnant volume du lieu, un avion aux ailes couvertes de livres et de fleurs séchées ainsi qu’un conteneur rempli d’immenses tirages photo noir et blanc côtoient les gigantesques toiles d’Anselm Kiefer (parfois montées dos à dos) fixées sur roulettes. L’exposition “Pour Paul Celan” a tout d’un décor de théâtre incitant le visiteur à vagabonder entre ses tableaux. Mais des indices nous rappellent son profond ancrage muséal : particulièrement appréciées par l’artiste, les vitrines encadrent ici un bunker en béton à taille humaine parsemé d’immenses pavots – transformant cet abri en objet de contemplation – tandis que d’immenses étagères, placées au fond de l’exposition, recréent les réserves d’un atelier.

 

Dans ces rangements métalliques (qui ne masquent pas leur parenté avec un Christian Boltanski), Anselm Kiefer juxtapose chaise pliantes et antennes paraboliques, caisses remplies de briques, terre, copeaux de bois, bouquets et feuilles mortes, reconstituant ici le vivier hétéroclite dans lequel il pioche pour créer ses œuvres. Par cette installation, le septuagénaire met en scène la porosité entre lieu de création et lieu d’exposition, qu’il réunit dans un ensemble inséparable. En effet, loin des salles étroites du Centre Pompidou – où ses toiles denses paraissaient parfois suffoquer en 2015 – les œuvres d’Anselm Kiefer ne se trouvent jamais si à l’aise que dans des architectures monumentales, qui laissent libre cours à son insatiable appétit pour la grandeur et la construction. La veille du vernissage de cette exposition, lorsque son commissaire Chris Dercon demandait à l’artiste si on peut parler ici d’“occupation” de l’espace du Grand Palais Éphémère, Anselm Kiefer dit s’y sentir si bien qu’il y poserait volontiers ses valises. “C’est parfait, parce que le lieu cherche encore un acheteur !” ironise alors le commissaire amusé. Avant de lui donner rendez-vous en 2024, année où le bâtiment devra être démonté.

 

 

Anselm Kiefer, “Pour Paul Celan”, jusqu’au 11 janvier 2022 au Grand Palais Éphémère, Paris 7e.

Vues de l’exposition “Anselm Kiefer pour Paul Celan”. Grand Palais Ephémère
© Georges Poncet pour la Réunion des musées nationaux - Grand Palais, 2021 Vues de l’exposition “Anselm Kiefer pour Paul Celan”. Grand Palais Ephémère
© Georges Poncet pour la Réunion des musées nationaux - Grand Palais, 2021
Vues de l’exposition “Anselm Kiefer pour Paul Celan”. Grand Palais Ephémère
© Georges Poncet pour la Réunion des musées nationaux - Grand Palais, 2021