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Numéro
15

Comment la photographe Carrie Mae Weems raille les puissants de notre monde

Art

Grande photographe exposée jusqu'au 7 janvier 2024 à la fondation LUMA Arles, l'Américaine Carrie Mae Weems ne cesse d'interroger dans son œuvre les dynamiques d’inégalités et d’oppressions. Décryptage de l'un de ses clichés emblématiques.

En collaboration avec Paris+ par Art Basel.

Carrie Mae Weems, “If I Ruled the World” (2004). © Carrie Mae Weems. Avec l’aimable autorisation de l’artiste, Jack Shainman Gallery, New York, Galerie Barbara Thumm, Berlin et Fraenkel Gallery, San Francisco.

Carrie Mae Weems : l'une des plus grandes photographes de notre époque

 

Le travail de Carrie Mae Weems interroge de manière directe et profonde les dynamiques d’inégalités et d’oppressions qui ont cours dans sa société. Formée à la danse, elle maîtrise l’art de la posture dans les personnages qu’elle saisit. On ressent dans cette création son regard posé sur une gestuelle, à la fois marquée et lourde de sens. La figure clownesque, au centre d’If I Ruled the World (2004), apparait dans plusieurs de ses créations : ici, elle se saisit du globe terrestre dont elle se joue avec un sourire à l’allure diabolique.

 

Si Carrie Mae Weems est identifiée et reconnue à l’international comme l’une des plus grandes photographes femmes noires, elle a déclaré qu’elle ne souhaitait pas voir son travail réduit à la question raciale. Elle a certes questionné et documenté en profondeur l’expérience noire et féminine américaine, mais a toujours eu à cœur d’explorer les questions d’oppression de manière intersectionnelle (l’intersectionnalité étant l’outil universitaire nommé par la professeure de droit Kimberlé Crenshaw pour décrire le sort des femmes se situant à la croisée de plusieurs formes de discrimination : genre, race, orientation sexuelle, classe, etc.).

  • Carrie Mae Weems, “The Joker, See Faust” (2004).

  • Carrie Mae Weems, “Clown In Harlem 1” (2006).

  • Carrie Mae Weems, “Clown In Harlem 2” (2006).

© Carrie Mae Weems. Courtesy of the artist, Jack Shainman Gallery, New York, Galerie Barbara Thumm, Berlin and Fraenkel Gallery, San Francisco.

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Un cliché qui se rit des plus puissants de notre monde

 

L’œuvre de Weems est puissante dans sa confrontation des dynamiques de pouvoir. Ici, le clown qui se joue du sort de notre planète évoque le mépris avec lequel les dirigeants du monde considèrent à la fois leurs administré·e·s, le vivant de manière générale, mais aussi la planète elle-même, qui se meurt sous le feu de la prédation capitaliste.

 

Cette figure rappelle également le personnage principal du film de Charlie Chaplin Le Dictateur (1940), qui se riait de la destinée de la planète, si petite entre ses mains. Ne qualifie-t-on pas en français de “charlots’ les personnes qui manquent de sérieux, de fiabilité ou sont irresponsables ? Ici, le clown tient du bout des doigts une Terre gonflable, visiblement constituée de plastique et vide, un jouet creux et fragile aux yeux de la toute-puissance impérialiste.

Carrie Mae Weems. © Rolex, Audoin Desforges. Avec l’aimable autorisation de Carrie Mae Weems.

La pop culture n’est pas étrangère à Carrie Mae Weems ; l’artiste a dit combien elle avait été inspirée par les clips de l’album Lemonade (2016) de Beyoncé. Le titre de cette photographie m’évoque également le morceau à succès du rappeur Nas avec la prodigieuse voix de Lauryn Hill, If I Ruled The World (Imagine That) (1996), qui a marqué les esprits de ma génération. Les paroles disaient notamment : “Si je régnais sur le monde (imagine), je libérerais tous mes fils (je les aime, les aime)”. La libération des populations opprimées est très présente dans le travail de Carrie Mae Weems, de même qu’une réappropriation de sa propre destinée par la maîtrise de la narration faite de soi.

 

Le clown d’If I Ruled the World apparait dans d’autres œuvres de l’artiste, notamment dans The Joker, See Faust (2004). Il y est présenté comme le Joker, ce méchant des BD DC Comics dont la vilenie n’est en réalité que le résultat de la violence et de l’injustice sociale auxquelles il répond par le mal. Le Joker est un homme au sourire cyniquement figé, pour masquer une cruauté qui fait écho à celle exercée sur notre monde. Dans cette autre photographie, le clown fait Joker porte le globe dans une seule main tandis que l’autre est portée sur son sexe, dans un geste dont on ne sait s’il est injurieux ou masturbatoire. Peut-être les deux à la fois ? Le mépris teinté de jouissance ainsi exposé semble dénoncer le peu de considération apporté à ce qui constitue notre bien commun.

 

Le choix du noir et blanc et d’un costume de clown quelque peu désuet suggère le caractère intemporel de cette violence des puissants. Il contribue aussi à l’humour de la pièce, humour qui, pour Carrie Mae Weems, “est une forme très sophistiquée de sérieux”.

 

“Carrie Mae Weems. The Shape of Things”, exposition jusqu'au 7 janvier 2024 à La Mécanique Générale, LUMA Arles.

 

Carrie Mae Weems est représentée par Jack Shainman Gallery (New York), Galerie Barbara Thumm (Berlin), Fraenkel Gallery (San Francisco) et Carolina Nitsch (New York).

 

Rokhaya Diallo est une journaliste, auteure et réalisatrice primée basée à Paris.