47


Commandez-le
Numéro
24 5 artistes chamboulent le corps féminin au MO.CO.

5 artistes chamboulent le corps féminin au MO.CO.

Art

La collectionneuse Patrizia Sandretto Re Rebaudengo a ouvert sa collection privée au Mo.Co. de Montpellier, qui en a tiré une remarquable exposition consacrée au corps humain dans tous ses états. Parmi la trentaine d’œuvres exposées, Numéro a sélectionné cinq artistes qui repensent la représentation du corps féminin, à rebours des canons esthétiques hérités de l’histoire de l’art.

Josh Kline, Wrapping Things Up, 2017. Sculpture 3D en plâtre, jet d’encre et cyanoacrylate, mousse et sac en polyéthylène 61 × 109 × 81 cm. Crédit photo : Paolo Saglia. Courtesy of Fondazione Sandretto Re Rebaudengo. Josh Kline, Wrapping Things Up, 2017. Sculpture 3D en plâtre, jet d’encre et cyanoacrylate, mousse et sac en polyéthylène 61 × 109 × 81 cm. Crédit photo : Paolo Saglia. Courtesy of Fondazione Sandretto Re Rebaudengo.
Josh Kline, Wrapping Things Up, 2017. Sculpture 3D en plâtre, jet d’encre et cyanoacrylate, mousse et sac en polyéthylène 61 × 109 × 81 cm. Crédit photo : Paolo Saglia. Courtesy of Fondazione Sandretto Re Rebaudengo.

De La Naissance de Vénus de Botticelli à l’Olympia d’Édouard Manet, les artistes n’ont cessé de représenter de belles jeunes femmes aux formes parfaites. Étendue sur un sofa satiné, la nonchalante prostituée est offerte aux regards masculins… Dessinés, sculptés par des hommes, les nus féminins jalonnent l’histoire de l’art. Sous des airs juvéniles et innocents, ces modèles, dotées d’une jeunesse éternelle, imposent une conception figée et fausse des corps féminins. Pendant des siècles, la “pudeur” (ou le dégoût ?) ont banni de toute représentation les femmes enceintes, les femmes âgées, les femmes non blanches. Si les études de genre permettent de redécouvrir des travaux d’artistes femmes effacés sous le poids des maîtres, on manque encore cruellement de représentations diversifiées des corps féminins, telles qu’elles apparaissent dans les autoportraits de Cindy Sherman ou les tableaux – inspirés des toiles d’Edgar Degas – de Lynette Yiadom-Boakye. Au MO.CO. Hôtel des collections, à Montpellier, l’exposition L’épreuve des corps donne un éventail des représentations actuelles de la figure humaine, permettant de mesurer le changement de regard des artistes. Corps contraints, corps fatigués par les cadences du travail en système capitaliste, corps mutants… parmi la cinquantaine d’œuvres exposées issues de la prestigieuse collection privée de l’Italienne Patrizia Sandretto Re Rebaudengo, l’exposition propose des représentations très novatrices du corps féminin, renouvelant l’esthétique idéale et les normes de beauté associées à celui-ci. Peaux lisses, chevelures blondes, taille fine… ces canons sont congédiés au profit d’œuvres aussi sensibles que provocantes. Des moulages en cire de Berlinde de Bruckyere aux collants tressés de l’artiste afro-américaine Senga Nengudi, cinq artistes exposés au MO.CO. témoignent d’une fascinante réinvention du corps féminin.

De gauche à droite :  Zoe Leonard, Wig [Perruque], 1991. Tirage au sel d’argent/Silver salt print, 40 × 54 cm. Courtesy of Fondation Sandretto Re Rebaudengo. Zoe Leonard, Beauty Calibrator no. 2 (Museum of Beauty, Hollywood) [Calibreur de beauté n° 2 (musée de la Beauté, Hollywood)], 1993, Tirage au sel d’argent/Silver salt print, 66 × 56 cm. Courtesy of Fondation Sandretto Re Rebaudengo. Zoe Leonard, Chastity Belt [Ceinture de chasteté]
1993. Tirage au sel d’argent/Silver salt print, 69 x 51 cm. Courtesy of Fondation Sandretto Re Rebaudengo. 
De gauche à droite :  Zoe Leonard, Wig [Perruque], 1991. Tirage au sel d’argent/Silver salt print, 40 × 54 cm. Courtesy of Fondation Sandretto Re Rebaudengo. Zoe Leonard, Beauty Calibrator no. 2 (Museum of Beauty, Hollywood) [Calibreur de beauté n° 2 (musée de la Beauté, Hollywood)], 1993, Tirage au sel d’argent/Silver salt print, 66 × 56 cm. Courtesy of Fondation Sandretto Re Rebaudengo. Zoe Leonard, Chastity Belt [Ceinture de chasteté]
1993. Tirage au sel d’argent/Silver salt print, 69 x 51 cm. Courtesy of Fondation Sandretto Re Rebaudengo.
De gauche à droite : Zoe Leonard, Wig [Perruque], 1991. Tirage au sel d’argent/Silver salt print, 40 × 54 cm. Courtesy of Fondation Sandretto Re Rebaudengo. Zoe Leonard, Beauty Calibrator no. 2 (Museum of Beauty, Hollywood) [Calibreur de beauté n° 2 (musée de la Beauté, Hollywood)], 1993, Tirage au sel d’argent/Silver salt print, 66 × 56 cm. Courtesy of Fondation Sandretto Re Rebaudengo. Zoe Leonard, Chastity Belt [Ceinture de chasteté]
1993. Tirage au sel d’argent/Silver salt print, 69 x 51 cm. Courtesy of Fondation Sandretto Re Rebaudengo.

1. La femme disséquée par Zoe Leonard

 

 

Les photographies de Zoe Leonard offrent des témoignages crus sur la condition féminine. Installée à New York, cette activiste féministe appartenant à Act Up – association de lutte contre le sida – fréquente aussi les musées de sa ville. Au détour des allées, elle capture des artefacts issus d’autres siècles : une ceinture de chasteté, un calibreur de beauté (instrument utilisé pour calculer avec précision les proportions d’un visage), des instruments gynécologiques. Année après année, l’artiste subvertit la culture visuelle, historiquement dominée par le regard masculin, en proposant une lecture renouvelée des thèmes hérités de l’histoire de l’art. Sa photographie, en noir et blanc, Seated Anatomical Model, montre une femme nue, l’air apeuré, se cachant le visage d’une main. Cette posture où une femme, effarouchée, tente de dissimuler sa nudité avec pudeur jalonne toute l’histoire de l’art. En 1556, Titien peint la fameuse scène mythologique où le chasseur Actéon surprend la déesse Diane, entièrement nue, lors de sa toilette, parmi ses compagnes. À l’opposé de la représentation académique et bucolique de Titien, Zoe Leonard réinterprète ce canon en éventrant la jeune femme effarouchée : organes et boyaux sortent de son corps, provoquant chez le visiteur un mélange de fascination et de répulsion. En représentant cet organisme disséqué, tous les organes à l’air, Zoe Leonard insiste ainsi sur la dimension anatomique, matérielle, du corps féminin, balayant l’image fantasmée de ce corps héritée de la peinture.

Senga Nengudi, R. S. V. P. – 1977 (Reconstruction 2004) [Respond, please – 1977 (Reconstruction 2004)], 2004. Collants, sable et acier/Tights, sand and steel, 66 x 56 × 28 cm. Courtesy of Fondation Sandretto Re Rebaudengo. 
Senga Nengudi, R. S. V. P. – 1977 (Reconstruction 2004) [Respond, please – 1977 (Reconstruction 2004)], 2004. Collants, sable et acier/Tights, sand and steel, 66 x 56 × 28 cm. Courtesy of Fondation Sandretto Re Rebaudengo.
Senga Nengudi, R. S. V. P. – 1977 (Reconstruction 2004) [Respond, please – 1977 (Reconstruction 2004)], 2004. Collants, sable et acier/Tights, sand and steel, 66 x 56 × 28 cm. Courtesy of Fondation Sandretto Re Rebaudengo.

2. La femme qui accouche de Senga Nengudi

 

 

Artiste afro-américaine installée à New York depuis plusieurs décennies, Senga Nengudi est – comme David Hammons dont elle est proche, une figure éminente du Black Arts Movement. Aussi critique que radical, ce mouvement culturel émergea au milieu des années 60 aux États-Unis afin de valoriser l’identité afro-américaine. Membre également de l’avant-garde artistique active dans les années 70, cette sculptrice et performeuse s’inspire des philosophies africaines et orientales afin de proposer des représentations des corps féminins en rupture avec les canons érigés par l’histoire de l’art. C’est à la suite de son premier accouchement que l’artiste commence à assembler des collants. En les nouant et les tressant, elle fabrique des sculptures abstraites avec ses tissus  presque uniquement portés par la gent féminine. L’élasticité et la légèreté des matériaux – qu’elle choisit dans les nuances de beige – symbolisent les métamorphoses du corps féminin qui, lors de l’accouchement, se déforme, presque magiquement, pour donner la vie. Reconstruction (2004) est un triangle dont les tons chairs représentant les jambes écartées d’une femme au moment d’accoucher. Cette allégorie poétique recourt à l’abstraction pour représenter l’enfantement. Offrant un délicat témoignage de l’enfantement, l’artiste ose représenter un des moments cruciaux dans la vie de nombreuses mères, proscrit des représentations depuis la fin du Moyen Âge.

Sanya Kantarovsky, Letdown [Déception], 2017. Huile, aquarelle et pastel sur toile216 x 165 cm. Crédit photo : Luhring Augustine. Courtesy de l’artiste et Luhring Augustine, New York, Fondazione Sandretto Re Rebaudengo. Sanya Kantarovsky, Letdown [Déception], 2017. Huile, aquarelle et pastel sur toile216 x 165 cm. Crédit photo : Luhring Augustine. Courtesy de l’artiste et Luhring Augustine, New York, Fondazione Sandretto Re Rebaudengo.
Sanya Kantarovsky, Letdown [Déception], 2017. Huile, aquarelle et pastel sur toile216 x 165 cm. Crédit photo : Luhring Augustine. Courtesy de l’artiste et Luhring Augustine, New York, Fondazione Sandretto Re Rebaudengo.

3. La mère qui porte son enfant de Sanya Kantarovsky

 

 

Sur une gigantesque toile, une mère et son enfant, esseulés, sont enlacés. Courbée en deux, cette mère bien que l’air fatigué, porte avec force son enfant sur son dos. Ses jambes, enfoncées dans la vase à mi-genoux, l’empêchent d’avancer. Leurs peaux nues se touchent et se confondent presque. Malgré cette scène en apparence douloureuse, leurs postures dégagent une affection réciproque et une force commune. Ce tableau – peint à l'occasion de la naissance de sa fille – est conçu comme une version contemporaine du thème de la Vierge à l’enfant dont les représentations abondent à travers les siècles, où la Vierge Marie, sereine, tient dans ses bras l’enfant Jésus en l’observant d’un regard tendre, comme dans les toiles peintes par Raphaël. Cinq siècles plus tard, Sanya Kantarovsky s’inspire aussi bien de ces thèmes chrétiens que de son enfance en Union soviétique. En reprenant ce thème iconographique, l’artiste russe rompt avec l’apparente sérénité de Marie, aussi calme que mystérieuse, en présentant une maternité presque animale. Son tableau aussi expressif que poignant insiste ainsi sur la force de ce lien de sang unissant une mère et sa progéniture.

Berlinde de Bruyckere, La femme sans tête, [The Headless Woman], 2004. Cire, bois, verre/Wax, wood, glass, 192 × 82 × 182 cm. Courtesy Fondation Sandretto Re Rebaudengo. 
Berlinde de Bruyckere, La femme sans tête, [The Headless Woman], 2004. Cire, bois, verre/Wax, wood, glass, 192 × 82 × 182 cm. Courtesy Fondation Sandretto Re Rebaudengo.
Berlinde de Bruyckere, La femme sans tête, [The Headless Woman], 2004. Cire, bois, verre/Wax, wood, glass, 192 × 82 × 182 cm. Courtesy Fondation Sandretto Re Rebaudengo.

4. L’emmurée de Berlinde De Bruyckere

 

 

Enfermée derrière une vitrine en verre, une femme nue est accroupie, légèrement recroquevillée. Privée de tête et de mains,  elle présente un corps meurtri. Sa peau laisse apparaître des imperfections : cicatrices, bleus, coups… Grâce à son usage de la cire, Berlinde De Bruyckere donne à ses sculptures un aspect épidermique. Réalisée grandeur nature, cette sculpture est si réaliste qu’elle en est glaçante. Emmurée et inaccessible sous cette vitrine transparente, elle est simultanément offerte à tous les regards. L’absence de tête peut évoquer la douleur psychologique des femmes vues dans la tradition chrétienne comme des pécheresses, qui à l’instar des Recluses, étaient contraintes de se retirer à l'écart de de la société pour expier leur faute et prier leur vie entière. L’artiste flamande Berlinde De Bruyckere se réfère souvent à l’iconographie chrétienne – entre rédemption et martyre. Ses corps écorchés, mutilés, contorsionnés font état des souffrances physiques – telles que l’enfermement, les sévices corporels. Privée de tête et de mains, la sculpture, gommant les signes évidents de genre, peut aussi suggérer une interprétation plus large, invitant à une réflexion sur la vulnérabilité et la fragilité de l'humain, périssable, en équilibre précaire entre la vie et la mort.

Lina Bertucci, Vandana, 2004, Vidéo N&B, Durée : 3’47”. Crédit photo : Lina Bertucci, Courtesy Fondazione Sandretto Re Rebaudengo. Lina Bertucci, Vandana, 2004, Vidéo N&B, Durée : 3’47”. Crédit photo : Lina Bertucci, Courtesy Fondazione Sandretto Re Rebaudengo.
Lina Bertucci, Vandana, 2004, Vidéo N&B, Durée : 3’47”. Crédit photo : Lina Bertucci, Courtesy Fondazione Sandretto Re Rebaudengo.

5. La garçonne de Lina Bertucci

 

Dans sa chambre vide, une jeune femme, filmée, est au bord des larmes. L’air grave, elle fixe la caméra. Avec des gestes vifs, elle coupe ses longs cheveux noirs. Dans un complet silence, ses cheveux tombent progressivement sur le parquet. Happée par sa tâche, elle semble vivre un rituel de purification dans cet environnement austère. Une fois débarrassée des atours de la féminité, cette mystérieuse femme apparaît comme une Jeanne d’Arc des temps modernes. Son acte est subversif car elle s’écarte des représentations féminines portraiturées, au fil des siècles, avec de longues chevelures synonymes de féminité. Filmée sans couleur, cette courte vidéo reprend également beaucoup des éléments au film du réalisateur danois Carl Theodor Dreyer La Passion de Jeanne d’Arc. Ce film muet retrace le procès de la Pucelle d’Orléans avant son exécution sur le bûcher. Visages tragiques filmés en plan resserrés, travellings lents… ce chef-d’œuvre présente une femme souffrante et persécutée mais dont la force ne faiblit jamais. Une cinquantaine d’années plus tard, la vidéaste new-yorkaise réalise cette vidéo transgressive où elle filme sans pudeur la métamorphose d’une femme en quête d’elle-même.

 

 

“L’épreuve des corps”, jusqu’au 13 février, au Mo.Co. Hôtel des collections, Montpellier.