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Numéro
12 Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, Fondation Louis Vuitton, Exposition, Paris

À la Fondation Louis Vuitton : une collaboration entre Basquiat et Warhol entrée dans l'histoire

Art

En 1983, Jean-Michel Basquiat et Andy Warhol commencent à réaliser des œuvres en duo, inaugurant une production prolifique à quatre mains qui s'étalera sur deux ans. La Fondation Louis Vuitton présente jusqu’au 28 août l’étendue de cette collaboration exceptionnelle et ultra prolifique des deux Américains, qui a définitivement changé le cours de leur carrière et de leur pratique.

  • Michael Halsband, “Andy Warhol and Jean-Michel Basquiat #143”, New York City, July 10, 1985. Crédit photographique © Michael Halsband

    Michael Halsband, “Andy Warhol and Jean-Michel Basquiat #143”, New York City, July 10, 1985. Crédit photographique © Michael Halsband Michael Halsband, “Andy Warhol and Jean-Michel Basquiat #143”, New York City, July 10, 1985. Crédit photographique © Michael Halsband
  • Andy Warhol, “Self Portrait with Jean-Michel Basquiat” (1982). Crédit artiste : © The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023.

    Andy Warhol, “Self Portrait with Jean-Michel Basquiat” (1982). Crédit artiste : © The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023. Andy Warhol, “Self Portrait with Jean-Michel Basquiat” (1982). Crédit artiste : © The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023.

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Debout côte-à-côte, les bras croisés et vêtus de gants et shorts de boxe de la marque Everlast, Andy Warhol et Jean-Michel Basquiat sont parés pour un match endiablé. Plutôt que s’affronter sur cette photographie de 1985, signée Michael Halsband, ces deux figures majeures du New York underground de la seconde moitié du 20e siècle font équipe face au spectateur. Une manière puissante d’introduire leur prolifique collaboration artistique entamée en 1983 : pendant deux ans, les deux artistes réaliseront une centaine d’œuvres “à quatre mains”, toiles souvent monumentales qui réunissent deux démarches et styles picturaux complémentaires. Jusqu’à la fin août, l’exposition “Basquiat x Warhol” à la Fondation Louis Vuitton se concentre sur cette rencontre prolifique à travers quelques 300 œuvres, montrant combien cet épisode a aussi bien marqué la carrière des deux artistes que l’histoire de l’art.

 

 

A la Fondation Louis Vuitton, une rencontre inattendue entre deux artistes majeurs

 

 

Andy Warhol (1928-1987) et Jean-Michel Basquiat (1960-1988) auraient pu ne jamais se rencontrer. Séparés par 32 années, les deux artistes proviennent de milieux totalement différents : originaire de Pittsburgh et diplômé des Beaux-arts, le premier fait dans les années 50 ses armes à New York dans la communication publicitaire et le design de chaussures. Élevé à Brooklyn dans les années 60 par une famille d’origine haïtienne, le second commence par investir la rue avec le graffiti et son fameux logo signature, SAMO. Si 1982 est souvent citée comme l’année de leur première rencontre, autour d’un déjeuner, celle-ci a en réalité lieu trois ans plus tôt. Âgé de seulement 17 ans, Jean-Michel Basquiat passe à l’époque ses journées à interpeler les passants de la ville pour leur vendre ses collages sur cartes postales. Un jour, dans un restaurant de Soho, il aperçoit Andy Warhol en compagnie de Henry Geldzahler, directeur du Metropolitan Museum of Art. Admiratif du premier, le jeune homme prend son courage à deux mains et les aborde pour leur proposer deux de ses œuvres, qu’ils paieront 1 dollar chacune. Bien que mémorable pour Basquiat, ce moment ne le sera pas tant pour Warhol, qui restera les années suivantes assez dubitatif sur le potentiel du New-Yorkais.

  • Jean-Michel Basquiat, “Dos Cabezas” (1982). © Estate of Jean-Michel Basquiat Licensed by Artestar, New York

    Jean-Michel Basquiat, “Dos Cabezas” (1982). © Estate of Jean-Michel Basquiat Licensed by Artestar, New York Jean-Michel Basquiat, “Dos Cabezas” (1982). © Estate of Jean-Michel Basquiat Licensed by Artestar, New York
  • Francesco Clemente, “Andy Warhol” (1982-1987). Crédit photographique : Courtesy of Francesco Clemente Studio.

     Francesco Clemente, “Andy Warhol” (1982-1987). Crédit photographique : Courtesy of Francesco Clemente Studio.  Francesco Clemente, “Andy Warhol” (1982-1987). Crédit photographique : Courtesy of Francesco Clemente Studio.

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Le fameux déjeuner du 4 octobre 1982 changera la donne. Organisé par leur galeriste commun Bruno Bischofberger, ce moment d’échange passionnant inspire immédiatement les deux artistes : avec son Polaroïd, Andy Warhol immortalise Jean-Michel Basquiat, avant de confier son appareil au galeriste pour qu’il le prenne en photo à ses côtés. Jean-Michel Basquiat quitte ensuite les deux hommes avant la fin du repas pour réaliser une peinture dans la foulée, que son assistant viendra leur présenter deux heures plus tard. Sur Dos Cabezas, portrait devenu depuis iconique, le jeune homme s’est représenté à droite souriant et les cheveux hirsutes sur fond bleu, tandis que l’on reconnaît les traits du visage d’Andy Warhol, en grand sur la partie gauche de la toile. Devant cette œuvre, le père du pop art se dit impressionné par la rapidité et la fougue de Basquiat, qui font naître chez lui une admiration réciproque.

 

Mais la discussion qui scellera leur amitié et leur rencontre artistique aura lieu un an plus tard, de l’autre côté de l’Atlantique. Alors que Basquiat séjourne chez Bruno Bischofberger à Saint-Moritz, le galeriste a la surprise de découvrir sur les dessins de sa propre fille de trois ans la patte du peintre new-yorkais. Une idée lumineuse lui vient : inviter ce jeune prodige de l’art qu’il commence tout juste à représenter à créer des œuvres avec d’autres peintres de renom, afin de permettre à son talent de rayonner davantage. Lorsqu’il soumet l’idée à Jean-Michel Basquiat, très enthousiaste, celui-ci lui cite immédiatement le nom d’Andy Warhol. Le projet tombe à pic pour stimuler le dernier qui, après des années 60 florissantes, se fait désormais plus discret et moins audacieux, réalisant principalement des portraits pour des célébrités et riches hommes d’affaires. Le galeriste suggère également Francesco Clemente, grand peintre italien proche de Basquiat, comme troisième participant au projet. En 1983 et 1984, les trois artistes acceptent alors de réaliser ensemble une quinzaine d’œuvres : leur collaboration tricéphale est lancée.

  • Andy Warhol et Jean-Michel Basquiat, “Collaboration (Plug Pulled on Coma Mom)” (1984-85). Crédit artiste : © The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023 © Estate of Jean- Michel Basquiat Licensed by Artestar, New York.

    Andy Warhol et Jean-Michel Basquiat, “Collaboration (Plug Pulled on Coma Mom)” (1984-85). Crédit artiste : © The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023 © Estate of Jean- Michel Basquiat Licensed by Artestar, New York. Andy Warhol et Jean-Michel Basquiat, “Collaboration (Plug Pulled on Coma Mom)” (1984-85). Crédit artiste : © The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023 © Estate of Jean- Michel Basquiat Licensed by Artestar, New York.
  • Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol Chair, 1985 Acrylique sur toile / Acrylic on canvas 203 × 805.5 cm Collection Bischofberger, Männedorf-Zurich, Suisse / Bischofberger Collection, Männedorf-Zurich Légende juridique : Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, “Chair” (1985). © Estate of Jean-Michel Basquiat Licensed by Artestar, New York;© The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023.

    Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol Chair, 1985 Acrylique sur toile / Acrylic on canvas 203 × 805.5 cm Collection Bischofberger, Männedorf-Zurich, Suisse / Bischofberger Collection, Männedorf-Zurich Légende juridique : Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, “Chair” (1985). © Estate of Jean-Michel Basquiat Licensed by Artestar, New York;© The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023. Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol Chair, 1985 Acrylique sur toile / Acrylic on canvas 203 × 805.5 cm Collection Bischofberger, Männedorf-Zurich, Suisse / Bischofberger Collection, Männedorf-Zurich Légende juridique : Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, “Chair” (1985). © Estate of Jean-Michel Basquiat Licensed by Artestar, New York;© The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023.

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Warhol et Basquiat, deux artistes qui bouleversent les codes de la peinture

 

Corps liquides et visages spectraux recouverts de traits frénétiques, symboles et phrases, et d’images photocopiées et sérigraphiées… Dès les premières toiles réalisées par Basquiat, Warhol et Clemente s’affirme une peinture protéiforme dont l’action et les sujets se voient décentrés pour envahir l’ensemble de la toile. A l’heure où le néo-expressionnisme fait florès aux États-Unis, les œuvres du trio se rapprochent de leurs homologues Julian Schnabel, David Salle ou encore Enzo Cucchi, tout en s’en distinguant par leur multiplicité de techniques et leur hybridité formelle. En reprenant le procédé du cadavre exquis – dont raffolaient les surréalistes – sous les conseils de Bruno Bischofberger, les trois artistes participent de son renouvellement en apposant leur patte respective. À tour de rôle, chacun s’empare librement d’une partie de la toile sans informer ses confrères de ses intentions, et attend le passage du dernier pour découvrir la composition finale. Éclectique et composite, leur vocabulaire pictural s’étend ainsi du symbolisme et du fauvisme au graffiti et la publicité.

 

Cette œuvre à six mains prend un autre tournant lorsque, stimulés par ces échanges picturaux, Andy Warhol et Jean-Michel Basquiat décident de prolonger leur collaboration en duo. Au sein de la Factory, où les deux peintres produisent cette fois-ci ensemble, leur geste se libère tandis que les formats de leurs toiles s’agrandissent pour atteindre jusqu’à 8 mètres de large (Chair, 1985) et près de 3 mètres de haut (6,99 et Mind Energy, 1985), brouillant encore davantage les frontières entre beaux-arts et communication visuelle de masse. Là où les figures humaines fantomatiques de Francesco Clemente envahissaient les premières Collaborations et les adoucissaient par leur touche plus académique et symboliste, les toiles de Basquiat et Warhol dégagent de grandes zones vides aux couleurs vives et unies pour favoriser l’expressivité de leur style. La complémentarité des deux peintres triomphe ici plus que jamais, mariant l’esthétique “à vif et directe” presque primitive du premier – lui-même disait s’inspirer des dessins des enfants en bas-âge – et celle “de la distance, voire de l’indifférence, non dénuée d’ironie” du second, telles que les définit Suzanne Pagé, directrice artistique de la Fondation Louis Vuitton. Pour produire à la chaine, les deux hommes trouvent leur rythme : pendant que Basquiat enduit les toiles et les peint au sol, Warhol investit les murs pour décliner les formes qu’il ajoutera ensuite à la sérigraphie.

 

D’un tableau à l’autre, plusieurs éléments reviennent. De Warhol, on retrouve par exemple logo GE de General Electric – immense firme américaine d’énergie – et la carte de la Chine – pays qui fascine l’artiste depuis une décennie par sa culture, son président Mao Zedong les codes visuels de la propagande communiste –. De Basquiat, on voit régulièrement apparaître la banane – hommage à la couverture iconique The Velvet Underground and Nico signée Warhol (1967), dont il tire même le portrait en banane – ou encore les masques africains, auxquels les deux peintres consacrent une œuvre entière en 1984. Régulièrement, les deux hommes se répondent par leur interprétation respective d’un même sujet : une bouche grimaçante remplie de dents pointues de Basquiat répond à un dentier lisse de Warhol, tandis que le logo en éclair de la marque d’électroniques Zénith croise les corps déchaînés par des décharges électriques. Accrochée en ouverture de l’exposition à la Fondation Louis Vuitton, l’œuvre Arm and Hammer, d’après la marque éponyme de produits d’entretien, montre explicitement ce miroir artistique avec deux sujets juxtaposés et encerclés de rouge sur un fond doré : à droite, le bras musclé soulevant une haltère du logo de la marque est ajouté par Warhol, à gauche, un visage noir jouant au saxophone signé Basquiat. Si formellement, les courbes de l’instrument font écho à celles du biceps, les deux éléments proposent surtout deux visions de la masculinité, où l’apparence lisse et ordonnée du logo contraste avec celle du personnage, beaucoup plus expressive et déstructurée.

  • : Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, “Arm and Hammer II” (1985). Crédit artiste : © Estate of Jean-Michel Basquiat Licensed by Artestar, New York;© The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023. Crédit photographique : Courtesy Galerie Bruno Bischofberger, Männedorf-Zurich.

    : Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, “Arm and Hammer II” (1985). Crédit artiste : © Estate of Jean-Michel Basquiat Licensed by Artestar, New York;© The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023. Crédit photographique : Courtesy Galerie Bruno Bischofberger, Männedorf-Zurich. : Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, “Arm and Hammer II” (1985). Crédit artiste : © Estate of Jean-Michel Basquiat Licensed by Artestar, New York;© The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023. Crédit photographique : Courtesy Galerie Bruno Bischofberger, Männedorf-Zurich.
  • Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, “Collaboration No. 19” (1984-1985). Crédit artiste : © Estate of Jean-Michel Basquiat Licensed by Artestar, New York;© The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023. Crédit photographique : Courtesy of Zidoun-Bossuyt Gallery, Luxembourg.

    Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, “Collaboration No. 19” (1984-1985). Crédit artiste : © Estate of Jean-Michel Basquiat Licensed by Artestar, New York;© The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023. Crédit photographique : Courtesy of Zidoun-Bossuyt Gallery, Luxembourg. Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, “Collaboration No. 19” (1984-1985). Crédit artiste : © Estate of Jean-Michel Basquiat Licensed by Artestar, New York;© The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023. Crédit photographique : Courtesy of Zidoun-Bossuyt Gallery, Luxembourg.

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Un tournant dans la carrière de Jean-Michel Basquiat et Andy Warhol

 

 

“Quand Basquiat et Warhol m’ont montré leurs premières collaborations – une quarantaine de toiles – c’était incroyable, se remémore Bruno Bischofberger. Je me suis dit : « ils m’ont caché ça ! »” Au printemps 1985, le galeriste a en effet la surprise de constater combien son idée originale a porté ses fruits, au point que les deux artistes se l’approprient sans même l’en informer. Lorsqu’il expose quelques mois plus tard, pour la première fois, une vingtaine de ces œuvres, la réception critique est presque unanimement négative. L’œuvre très radical du jeune Jean-Michel Basquiat est encore loin de gagner l’adhésion du public et les institutions, “pas encore prêtes” selon le galeriste, se désintéressent complètement du projet. Seuls quelques collectionneurs voient un potentiel dans cette rencontre entre un artiste établi et son protégé. Grand susceptible, Basquiat se voit très affecté par l’accueil mitigé de son travail, met alors fin aux collaborations et prend ses distances avec son aîné. Plus aguerri et habitué aux critiques, Andy Warhol voit toutefois ses limites lorsque le New York Times décrit Basquiat comme “sa mascotte”, qu’il aurait manipulée pour obtenir de lui cette riche production.

 

Si les deux artistes ne retravailleront jamais en duo après 1985, cet épisode de leur carrière donne un nouveau souffle salutaire à leur pratique. La mission de Jean-Michel Basquiat, qui comptait redonner à Andy Warhol le goût de la peinture, est accomplie : s’il déplore la fin de leur collaboration, le pape du pop art note que le jeune homme “l’a amené à peindre différemment”“Warhol était un vieux fauve mais il est devenu encore plus sauvage sous l’effet de son enthousiasme pour Basquiat”, ajoute leur galeriste, qui voit d’ailleurs dans les nouvelles peintures du premier réalisées en solo des “collaborations” sans la patte du second. De son côté, le jeune peintre de Brooklyn continue de développer sa pratique de la sérigraphie et de la céramique dans la lignée des pièces qu’il réalisait avec son idole, et collabore avec d’autres artistes de la scène new-yorkaise tels que Keith Haring, Stefano Catronovo ou encore Kenny Scharf sur des affiches, toiles, vases et même vêtements. Basquiat et Warhol resteront amis avant de s'éteindre à la fin des années 80, à un an d’intervalle. Loin d'imaginer l'immense succès posthume qui attend leur œuvre commun.

 

 

“Basquiat x Warhol. À quatre mains”, jusqu'au 28 août 2023 à la Fondation Louis Vuitton, Paris 16e.