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09 Pub, stars et science-fiction… comment l’exposition This is Tomorrow a changé la face de l’art

Pub, stars et science-fiction… comment l’exposition This is Tomorrow a changé la face de l’art

Art

En 1956 s’ouvrit à Londres une exposition décisive pour l’avenir de l’art. Faisant voler en éclats les références traditionnelles en mêlant science-fiction, célébrités et publicités, elle consacrait l’avènement du pop art, ouvrant la voie à toutes les expérimentations futures.

Détail de la Fun House de Richard Hamilton, présentée au sein de This is Tomorrow en 1956 et reconstituée à l’IVAM de Valence (Espagne) en 2016. Détail de la Fun House de Richard Hamilton, présentée au sein de This is Tomorrow en 1956 et reconstituée à l’IVAM de Valence (Espagne) en 2016.
Détail de la Fun House de Richard Hamilton, présentée au sein de This is Tomorrow en 1956 et reconstituée à l’IVAM de Valence (Espagne) en 2016.

Les années qui commencent encouragent toujours toutes sortes de prédictions : elles sont des matérialisations concrètes d’une étape franchie, et il est sans doute naturel de se demander où tout cela nous conduira, et de quoi sera fait le futur. L’art n’échappe pas à la règle et l’on voit ainsi, après les best of de l’année écoulée, surgir les prophéties pour celles à venir. C’est évidemment parfaitement vain, mais, après tout, pourquoi ne pas penser à l’année qui débutera dans vingt ans ? Pour pratiquer cet exercice, il faut, dans un premier temps, oublier ce qu’écrivirent conjointement le critique d’art Lawrence Alloway et le critique d’architecture Reyner Banham dans le catalogue d’une exposition mémorable qui eut lieu en 1956 et fut justement intitulée This is Tomorrow : “Le lendemain d’hier n’est pas aujourd’hui, alors peut-être que le demain d’aujourd’hui ne sera pas tout à fait celui que vous attendiez !

 

 

La manière dont on envisage le futur plus ou moins lointain ne rencontre que très occasionnellement la réalité lorsque ce futur devient le présent. La vision fantasmée de l’an 2000 qu’avaient les boomers quelques décennies avant l’année aux trois zéros, très inspirée par la science-fiction, n’a pas vu se réaliser ce quotidien où nous nous serions déplacés dans de petites capsules volantes individuelles, mais nous avons quand même de petits ordinateurs personnels mobiles qui sont presque des prolongements de nos corps. Les visions du futur ont quasi toujours été inspirées par l’innovation technologique et ses conséquences possibles sur toutes sortes de disciplines, mais ces innovations sont parfois plus prosaïques que les soucoupes volantes. Ainsi, l’invention de la peinture en tube (quand même plus pratique que de broyer ses pigments soi-même) en 1841 par le peintre américain John Goffe Rand eut des conséquences indiscutables sur l’évolution de la peinture, et, permettant aux artistes de sortir de leur atelier pour peindre, rendit possible l’impressionnisme. Le peintre français Paul Delaroche (1797-1856), quant à lui, n’eut pas forcément raison, lorsque, découvrant pour la première fois un daguerréotype, il aurait déploré : “À partir d’aujourd’hui la peinture est morte.” La photographie n’a pas dévalué l’histoire de la peinture, pas plus que l’invention de l’hologramme ou de la réalité virtuelle.

 

 

This is Tomorrow, avec son titre très à propos, fait figure de dernière grande prédiction réaliste, définissant une esthétique qui irrigua l’art contemporain jusqu’à récemment.

 

 

Salvador Dalí n’eut pas plus de chance avec une prédiction qu’il n’attendit pas la fin de l’année pour formuler, puisque c’est au début de l’été 1964, au cours d’une interview télévisée, qu’il annonça : “L’architecture du futur ne pourra être que comestible et poilue.” Mais au moins cette prédiction prit-elle le contre-pied
de la technologie, et elle offre encore aujourd’hui à l’imaginaire de quoi s’occuper. Las ! la fantaisie n’est plus encouragée, et il semble qu’au contraire il convienne désormais de montrer qu’on a les deux pieds bien enfoncés dans le crottin de la société contemporaine. Quand on parle d’art, on ne parle plus d’esthétique mais de politique et de sociologie, comme le montre involontairement l’enquête conduite par la BBC en 2019 et intitulée “What will art look like in 20 years?” (“À quoi ressemblera l’art dans vingt ans ?”)

 

 

La question laissait supposer de fracassantes prédictions esthétiques, mais rapidement, les artistes et critiques d’art interrogés dressèrent un inventaire des “changements et des tendances qui allaient influencer le monde de l’art dans les deux prochaines décennies”, dissertant ainsi sur le monde de l’art plus que sur l’art. Tous les poncifs censés donner l’air intelligent y furent passés en revue, du changement climatique à la gender fluidity, en passant par les discriminations raciales, sujets de la plus haute importance mais qui ne relèvent pas de considérations esthétiques. “Je vois l’art devenir beaucoup plus représentatif de notre démographie croissante et changeante, avec plus d’artistes de couleur, plus d’œuvres nommément signées par des femmes, et tout ce qu’il y a entre les deux”, explique la curatrice Jeffreen M. Hayes, tandis que l’artiste et commissaire d’exposition sénégalais Modou Dieng, avec aussi peu de nuances que Salvador Dalí, affirme : “The future of art is black.” (“Le futur de l’art est noir.”) Mais de quoi parle-t-il, sinon de politique ou de sociologie ? Certainement pas d’esthétique, le fait d’être noir n’induisant pas d’esthétique spécifique, a fortiori dans un monde globalisé, ainsi qu’on le décrit désormais. Il n’y eut guère que le critique d’art et commissaire d’exposition américain Chris Sharp (né en 1974, il vit à Mexico) pour se risquer à parler d’art et pas de politique. “J’espère que l’art continuera à être un lieu d’innovation formelle, d’expérimentation radicale et d’absence de lois, dit-il, taillant un espace pour ni de bonnes ni de mauvaises façons de penser, mais plutôt dédié à la pensée qui ne peut être ni qualifiée ni quantifiée”... Un joli pied de nez à ce que la partie émergée de l’art contemporain est devenue, avec son lot de “bien-pensance”, ses réprimandes comportementales, ses lanceurs d’alerte. Non seulement le médium n’est plus le message, tant pis pour Marshall McLuhan (qui fit la prédiction du World Wide Web trente ans avant son invention), mais, désormais, le message prime sur la forme.

 

 

This is Tomorrow prédisait le futur de l’art (et non celui du monde de l’art) en faisant voler en éclats les limites iconographiques et stylistiques de l’art, ouvrant la voie à des formes que nous côtoyons encore aujourd’hui dans les galeries et les musées.

 

 

Prédire le futur de l’art est assurément une entreprise aussi vaine que vouée à l’échec, et ce sont plutôt les artistes que les critiques d’art qui ont, en de rares occasions, contribué effectivement à cette frauduleuse ambition. Rétrospectivement, l’exposition This is Tomorrow, avec son titre très à propos, fait figure de dernière grande prédiction réaliste, définissant une esthétique qui irrigua l’art contemporain jusqu’à récemment. Elle eut lieu à la Whitechapel Art Gallery, à Londres, en 1956, et rassembla douze groupes (de trois à cinq membres) créés artificiellement pour l’occasion, chaque groupe comptant au moins un peintre, un sculpteur et un architecte. Ces douze groupes produisirent chacun un espace d’exposition pensé comme un environnement relatif au titre de l’exposition. Un titre qui prend tout son sens dans le contexte de la reconstruction d’après-guerre et des promesses du progrès technologique.

 

 

C’est un robot, justement, qui accueillait le visiteur – et l’on peut s’accorder sur le fait que c’était plus inhabituel qu’aujourd’hui. Personnage principal de Forbidden Planet, un film de science-fiction sorti la même année, Robby the Robot (plus exactement sa réplique en carton) donnait le ton d’une exposition qui fut considérée plus tard comme une étape décisive de la formation du pop art, et qui prenait appui sur la conviction exprimée par le peintre et graphiste Richard Hamilton : “Dans l’environnement urbain du XXe siècle, l’artiste est inévitablement un consommateur de culture de masse et potentiellement un contributeur de celle-ci.” C’est le “groupe 2” formé autour de Richard Hamilton, et composé aussi de l’artiste John McHale et de l’architecte John Voelcker, entre autres, qui fit sensation avec sa Fun House (d’ailleurs reconstruite en 2014 par le seul Richard Hamilton pour sa rétrospective à la Tate Modern) comprenant un juke-box qui diffusait le top 20 des tubes musicaux du jour, des images de science-fiction, un poster de Marlon Brando, de très grandes bouteilles de bière Guinness, des agrandissements de photos de films hollywoodiens, des publicités et des reproductions d’œuvres d’art. Tout cela, en effet, ouvrant des champs infinis d’explorations formelles pour les générations à venir. L’exposition du “groupe 2” fut annoncée par un poster reprenant un collage de Richard Hamilton devenu depuis lors fameux, et intitulé Just What Is It That Makes Today’s Homes So Different, So Appealing? (Qu’est-ce qui rend exactement nos intérieurs actuels si différents, si désirables ?), composition extravagante mettant en scène Irvin “Zabo” Koszewski, un culturiste ayant gagné le concours de Mr. Los Angeles en 1954. Représenté sur une photographie en noir et blanc découpée, il trône dans un intérieur contemporain en compagnie d’une télévision, de la planète Terre, d’un magnétophone à bandes...

 

 

This is Tomorrow, en somme, prédisait le futur de l’art (et non celui du monde de l’art) en faisant voler en éclats les limites iconographiques et stylistiques de l’art, ouvrant la voie à des formes que nous côtoyons encore aujourd’hui dans les galeries et les musées. Et aussi, peut-être, à cette assommante évolution de l’art qui dit : “Fais pas ci, fais pas ça.” Le “groupe 2” prenait congé du visiteur en le confrontant à des recommandations didactiques simplement écrites sur des pense-bêtes.