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01 Georgia O’Keeffe au Centre Pompidou : pourquoi la peintre fut-elle longtemps mal-aimée?

Georgia O’Keeffe au Centre Pompidou : pourquoi la peintre fut-elle longtemps mal-aimée?

Art

Cette peintre américaine longtemps méconnue en Europe a connu très tôt la célébrité outre-Atlantique. Née en 1887, Georgia O’Keeffe choqua, au milieu des années 20, la critique puritaine qui jugea ses peintures atrocement érotiques. Cette femme libre, qui vécut notamment au Nouveau-Mexique, fait l’objet d’une superbe rétrospective au Centre Pompidou.

Georgia O’Keeffe (1918) photographiée par Alfred Stieglitz. Platinotype, 24,5 × 20,1 cm. © Georgia O’Keeffe Museum/ADAGP, Paris, 2021. © Art Institute of Chicago, Dist. RMN-Grand Palais/Image: The Art Institute of Chicago Georgia O’Keeffe (1918) photographiée par Alfred Stieglitz. Platinotype, 24,5 × 20,1 cm. © Georgia O’Keeffe Museum/ADAGP, Paris, 2021. © Art Institute of Chicago, Dist. RMN-Grand Palais/Image: The Art Institute of Chicago
Georgia O’Keeffe (1918) photographiée par Alfred Stieglitz. Platinotype, 24,5 × 20,1 cm. © Georgia O’Keeffe Museum/ADAGP, Paris, 2021. © Art Institute of Chicago, Dist. RMN-Grand Palais/Image: The Art Institute of Chicago

Elle fut longtemps mal-aimée, sinon parfaitement ignorée, en France, tandis qu’aux États-Unis elle est, depuis plus de cinquante ans, aussi célèbre que Jackson Pollock ou Edward Hopper. Elle avait presque 100 ans lorsqu’elle s’est éteinte, en 1986, et elle peignit son ultime tableau à l’âge de 90 ans : une version plus modeste de Sky Above Clouds IV, une toile de plus de sept mètres de longueur qu’elle réalisa en 1965. Devenue presque aveugle, elle disait alors faire appel à sa mémoire : “Je peux voir ce que je veux peindre. 

 

Ce qui donne envie de créer est toujours là.À peine cinq ans après la “première monographie consacrée en France à l’artiste peintre américaine Georgia O’Keeffe” (termes exacts du communiqué de presse) – formidable exposition présentée en 2016 au musée de Grenoble –, le Centre Pompidou s’enorgueillit d’accueillir la “première rétrospective consacrée en France à Georgia O’Keeffe” (termes exacts du communiqué de presse, une fois encore), organisée conjointement avec le musée Thyssen-Bornemisza de Madrid (où elle fut présentée cet été), la Fondation Beyeler de Bâle (où elle sera visible à partir du 23 janvier 2022) et le Georgia O’Keeffe Museum de Santa Fe, qui veille scrupuleusement à la postérité de l’artiste. On ne peut que s’amuser, de cette guéguerre un peu pathétique pour “la première fois” et du stratagème grossier qui conduit à jouer sur les mots “monographie” et “rétrospective”, stratagème d’autant plus comique que nombre des 31 tableaux qui furent présentés à Grenoble le sont aussi à nouveau au Centre Pompidou (y compris l’ultime Sky Above Clouds – Yellow Horizon and Clouds), où une centaine d’oeuvres donnent un aperçu très riche du talent de Georgia O’Keeffe. 

 

Son talent, en effet, resta longtemps largement mésestimé en France (en Europe tout aussi bien). D’ailleurs, le musée national d’Art moderne au Centre Pompidou, pas peu fier aujourd’hui d’annoncer cette “première rétrospective”, reçut en 1995 un tableau remarquable de l’artiste, Red, Yellow and Black Streak (1924), en don de la Georgia O’Keeffe Foundation, et ne jugea pas utile de l’exposer, provisoirement ou dans ses collections permanentes, avant 2009. À cette date, il quitta l’ombre pour être inclus dans l’exposition Elles@centrepompidou – Artistes femmes dans les collections du musée national d’Art moderne. O’Keeffe, pourtant, fut prophète en son pays. Dans ses Lettres à mes filles, le livre destiné à sa progéniture que Barack Obama publia en 2011, le président américain nomme treize (et uniquement treize) personnes qui, pionnières, lui semblent avoir influencé l’histoire des États-Unis depuis deux cent cinquante ans, et il place Georgia O’Keeffe entre Albert Einstein, Neil Armstrong, Martin Luther King et Abraham Lincoln. 

Oriental Poppies (1927) de Georgia O’Keeffe. Huile sur toile, 101,6 × 76,2 cm. Weisman Art Museum at the University of Minnesota, Minneapolis © Georgia O’Keef fe Museum/ADAGP, Paris, 2021 Oriental Poppies (1927) de Georgia O’Keeffe. Huile sur toile, 101,6 × 76,2 cm. Weisman Art Museum at the University of Minnesota, Minneapolis © Georgia O’Keef fe Museum/ADAGP, Paris, 2021
Oriental Poppies (1927) de Georgia O’Keeffe. Huile sur toile, 101,6 × 76,2 cm. Weisman Art Museum at the University of Minnesota, Minneapolis © Georgia O’Keef fe Museum/ADAGP, Paris, 2021

Déjà, en 1939, lors de l’Exposition universelle de New York, un jury ayant eu pour mission de désigner les douze femmes qui avaient le plus apporté à la civilisation américaine depuis sa fondation, avait lui-même rangé O’Keeffe aux côtés d’Eleanor Roosevelt. Georgia O’Keeffe fut bien la première femme artiste à voir le MoMA de New York consacrer une exposition à son oeuvre en 1946 – trois ans après sa première grande exposition dans un musée américain, à Chicago. Elle fut encore la “première” à une autre occasion : en 2014, sa peinture Jimson Weed/ White Flower No. 1 (1932) vendue aux enchères pour la somme de 44,4 millions de dollars, l’a placée en tête des prix de vente atteints par l’oeuvre d’une femme artiste, une pole position dont elle n’a jamais été détrônée jusqu’à aujourd’hui. 

 

Pour expliquer le désintérêt dont O’Keeffe a fait l’objet en France, on évoque souvent, à juste titre, le sort réservé aux femmes par l’histoire de l’art moderne, mais on ne dit pas que la pauvre aggravait probablement son cas aux yeux de l’avant-garde de la première moitié du xxe siècle en peignant des fleurs… C’est en tout cas ainsi qu’elle fut rapidement identifiée, non sans raison car elle en peignait en effet, et de manière réaliste de surcroît, tout en se déclarant “toujours surprise de voir comment les gens séparent l’abstraction du réalisme”, convaincue que “la peinture réaliste n’est jamais bonne si elle n’est pas réussie d’un point de vue abstrait”. Si l’exposition de Grenoble s’intitulait Georgia O’Keeffe et ses amis photographes (présentant en outre des peintures et des photographies de ses contemporains), c’est aussi parce qu’elle avait épousé, en 1924, le photographe Alfred Stieglitz, qui possédait une galerie où il exposa son oeuvre – alors abstraite – dès 1917. “Eh bien Georgia, je ne sais pas comment tu vas t’en sortir en proposant une chose comme ça. Tu n’envisages pas de l’exposer, j’imagine ?” lui avait-il dit lorsqu’un jour de 1924 il découvrit, dans le studio où elle l’avait précisément invité pour lui montrer cette oeuvre, Petunia No. 2. 

 

La toile, de presque un mètre de hauteur, figure en effet une fleur de pétunia, en très gros plan. Dans les années 20, à New York, d’immenses buildings semblaient croître d’une manière spectaculaire en l’espace d’une nuit. À ce moment, je vis une peinture de Fantin-Latour, une nature morte de fleurs que je trouvai vraiment belle, mais je compris que si je peignais des fleurs si petites, personne n’y prêterait attention, car j’étais inconnue. Alors j’eus l’idée de les agrandir comme d’énormes immeubles en construction”, raconte-t-elle. Bien sûr, elle les exposa, mais la critique y vit des peintures insupportablement érotiques : les États-Unis découvraient à cette époque les écrits de Freud… Des buildings, elle en a peint aussi, ceux qu’elle voyait notamment par les fenêtres de l’appartement où elle habitait avec Stieglitz dans le Shelton Hotel, l’un des plus hauts gratte-ciel du monde – construit en 1924, le bâtiment fut d’abord réservé exclusivement aux hommes. Le couple en occupa le 11e étage, puis le 28e, puis le 30e, comme littéralement aspiré vers le ciel. Mais, cette fois, il fut à nouveau reproché à Georgia O’Keeffe d’avoir choisi un sujet éminemment “masculin”. 

Red, Yellow and Black Streak (1924). Huile sur toile, 101,3 × 81,3 cm. Centre Pompidou, MNAM-CCI/Philippe Migeat /Dist. RMN-GP © Centre Pompidou, MNAM-CCI Red, Yellow and Black Streak (1924). Huile sur toile, 101,3 × 81,3 cm. Centre Pompidou, MNAM-CCI/Philippe Migeat /Dist. RMN-GP © Centre Pompidou, MNAM-CCI
Red, Yellow and Black Streak (1924). Huile sur toile, 101,3 × 81,3 cm. Centre Pompidou, MNAM-CCI/Philippe Migeat /Dist. RMN-GP © Centre Pompidou, MNAM-CCI

Tandis qu’à New York Stieglitz lui était notoirement infidèle – et bien qu’elle lui restât mariée jusqu’à sa mort en 1946 – elle partit régulièrement au Nouveau-Mexique dès 1929, s’installant à Ghost Ranch, près du village d’Abiquiú, au milieu des années 30. Son environnement local devint alors son sujet : des crânes et des ossements d’animaux, et d’incroyables paysages, qu’elle représentait comme si les plis du terrain étaient ceux d’un corps. Assurément, elle inventa un style, après avoir pensé trouver quelqu’un pour la guider : “Mais je n’ai jamais trouvé cette personne. J’en ai trouvé qui pouvaient me dire comment elles-mêmes peignaient leurs paysages, mais personne ne pouvait m’aider à peindre les miens.” 

 

O’Keeffe, qui fut dès 1929 l’une des rares femmes à passer son permis de conduire, se rendait dans le désert avec une camionnette, les toiles, le chevalet et les couleurs rangés à l’arrière. “Bien sûr, il faisait chaud. Il y avait parfois un bosquet d’arbres, mais les Indiens s’abritaient dessous et il n’y avait pas de place pour moi, ne restait alors que l’ombre de la voiture…” Pour échapper à cette chaleur, elle acheta en 1945, à Abiquiú, une autre maison qui disposait d’eau et d’un jardin, dont la porte la fascinait. On la voit, cette porte, sur certaines toiles à la fin de l’exposition parisienne. Elle est réduite à un carré noir, tandis que le mur dans lequel elle est percée, et le ciel au-dessus d’elle, forment des bandes colorées, le tout ressemblant à s’y méprendre à une peinture abstraite – nouveau pied de nez au conflit qui oppose le réalisme à l’abstraction. 

 

C’est tout l’intérêt du généreux et impeccable ensemble d’oeuvres présenté au Centre Pompidou : on y confirme bien que Georgia O’Keeffe n’est pas la peintre de fleurs pour laquelle elle fut longtemps tenue. Finalement, la variété de ses sujets et la singularité de son style y sont manifestes, tout autant que ce qui traverse son oeuvre, comme un fil, pendant cinq décennies. Il suffit alors de descendre d’un étage pour accéder aux collections d’art moderne du musée et d’y emporter, mentalement, les toiles de son exposition, puis de les comparer, en fonction des dates, aux autres chefs-d’oeuvre de l’époque, et d’admirer un peu plus encore la magnifique audace de cette femme. 

 

 

Exposition Georgia O’Keef fe au Centre Pompidou, jusqu’au 6 décembre.