En 1911, le peintre Vassily Kandinsky publie son essai Du spirituel dans l’art, dont le titre résume une idée claire : pour se renouveler, l'art gagne à emprunter le chemin du spirituel. Des statuettes tribales trouvées dans de multiples civilisations aux performances de Michel Journiac, Mona Hatoum et Anne Imhof, mettant en scène des rituels individuels ou collectifs, en passant par les photographies spirites, les toiles énigmatiques de Hilma af Klint à la fin du 19e siècle, ou encore les vidéos plus récentes de Jeremy Shaw, retranscrivant à l'image les états de transe et d’extase, les artistes redoublent d'idées depuis des siècles pour donner forme à l'intangible et à l'indicible. Une démarche qui invite, souvent par le biais du rituel, à sortir des carcans du rationnel pour trouver les clés qui permettront de mieux appréhender le réel. L'exposition collective “Au-delà. Rituels pour un monde nouveau”, présentée jusqu'au 7 mai 2023 à Lafayette Anticipations est irriguée par cette réflexion. Loin de développer une approche chronologique ou scientifique de son sujet, sa commissaire Agnes Gryczkowska réunit dans l'espace fondation parisienne une trentaine d’œuvres réalisées à des époques diverses – de 2700 avant J.C. à aujourd'hui – et dans de nombreux médiums – du textile et la peinture à la vidéo et au son... – pour montrer la manière dont la spiritualité a pu façonner l'art. Parmi cette sélection purement subjective, chaque œuvre explore à sa manière le domaine du sacré et propose autant d'outils pour mieux comprendre l'environnement qui nous entoure qui s'avèrent, même des siècles plus tard, plus pertinents que jamais à l'heure d'une époque incertaine saturée par l'information et d'un déclin du mysticisme, contré timidement par l'émergence d'une foi nouvelle dans le domaine de l'occulte.
Une exposition qui passe par le symbole pour tisser les liens entre les époques et les médiums
Au centre de l’espace de Lafayette Anticipations, cinq grands mâts en bois noir surmontés chacun d'un quartz lumineux cernent un chemin tracé dans un bassin de sel blanc. Alors que le placement de ces sculptures dessine vu d'en haut les pointes d'un pentagramme, les cercles concentriques se révélant sur le sol salin écrivent au sol un langage visuel cryptique. Dans cette installation in situ, Bianca Bondi célèbre l’entrée dans la période estivale par l'apparition, entre autres, de ces motifs talismaniques. La jeune artiste sud-africaine le rappelle elle-même : tous les rites charrient avec eux un ensemble de formes qui deviennent, entre les mains de ses praticants, des symboles dont le sens reste souvent énigmatique. Au sein de l’exposition, plusieurs de ces éléments chargées de sens apparaissent d'une œuvre à l'autre, guidant le spectateur à la manière de boussoles.
Les arabesques des trois tableaux du Suisse Tobias Spichtig, accrochés sur la mezzanine, semblent répondre aux nombreux cercles colorés et formes géométriques qui composent la toile du duo TARWUK – et rappellent également les peintures de Sonia Delaunay –, qui font eux-mêmes écho aux gravures colorées de Janina Kraupe-Swirdska, où des éléments ambigus proches du monde végétal génèrent des compositions hiéroglyphiques. L’échantillon d’œuvres présentées ici le montre : chargés d’une part occulte voire ésotérique, les symboles sont en fait des clés pour outrepasser les frontières définies par l’histoire, la culture ou encore la rationalité scientifique pour tisser des liens inédits entre les œuvres, les pratiques et les époques. Comme l'atteste le succès tardif de la peinture de Hilma af Klint, artiste suédoise considérée comme précurseure de l’abstraction en Occident, la présence des symboles est aussi le gage d’une liberté d’interprétation qui permettra, à l’artiste comme au spectateur, d’aller au-delà de la grille de lecture préétablie. Dans une époque toujours plus verbeuse, le langage symbolique apparaîtrait alors comme un remède, avant que l’abondance d’explications n'éteigne définitivement la possibilité du mystère.
L'apparition de la figure humaine, entre rêve et cauchemar
Sur un grand morceau de cuir noir circulaire, l'artiste canadienne Tau Lewis a dessiné à l'aide de morceaux de tissus assemblés la forme voluptueuses d'une figure féminine, encerclée de symboles Adinkra, issus de la communauté Akran du Ghana. L'œuvre l'affirme frontalement : les symboles peuvent se montrer d'autant plus puissants lorsqu'ils sont incarnés. C'est pourquoi la commissaire d’exposition distille dans l'exposition plusieurs figures, tantôt humaines, tantôt proches du divin. Ainsi, à quelques pas des petites sculptures précycladiques en pierre ou d'un masque rituel éclairé de l'intérieur, plusieurs figures noires totémiques faites de fils tressés imposent dans l'espace une présence aussi inquiétante que rassurante. Virtuose de la sculpture textile, l'artiste française Jeanne Vicerial s’est inspirée ici des reine françaises déchues pour donner naissance à ces créatures matriarcales et fantomatiques, réunies debout ou allongées telles des gisantes dans un moment de communion silencieuse. Dans les vidéos de Romeo Castellucci diffusées sur plusieurs téléviseurs, en revanche, les personnages sont cette fois-ci bien humains. Dans cette méditation sur le théâtre en plusieurs épisodes, leur corps devient un support d'expression majeur, allant par exemple jusqu'à léviter mystérieusement au-dessus d'un lit.
Pour introduire son exposition, la commissaire parle d’un “voyage surréaliste”, expression qui suggère une certaine distorsion du réel où les rituels conduiraient jusqu'au champ du rêve... voire du cauchemar. Dévoilé récemment lors de son exposition personnelle au Moderna Museet de Stockholm, le film Songs for living de l'artiste thaïlandais Korakrit Arunandonchai, réalisé en collaboration avec Alex Gvojic, traduit parfaitement cette ambivalence. Dans un New York lugubre et chaotique capturé au sortir de la pandémie, le film présente l'odyssée nocturne d'anges macabres aux ailes noires et aux visages poudrés de blanc juchés sur des motos, en train de reprendre possession d'un espace urbain délaissé par les semaines de confinement. La promesse d’un voyage intérieur semble en effet tenue, appuyée par une sélection d’œuvres régies par des perceptions de l’espace et du temps fondamentalement différentes, dépassant de loin le cadre de la logique et de la raison.
Le rituel de création : un moment de communion entre l'artiste et l'œuvre
Mais la notion de rituel que renferment les œuvres exposées à Lafayette Anticipations se montre d'autant plus prégnante une fois que l'on dépasse leur forme finie pour se plonge dans les coulisses de leur réalisation. Habituée à utiliser le sel, Bianca Bondi vient régulièrement “nourrir” son œuvre en y versant des eaux et son propre lait materneln, pour laisser l'écosystème presque magique qu'elle a créé progressivement se transformer. Avec l’aide de ses assistantes, Jeanne Vicerial passe quant à elle plusieurs centaines d’heures à répéter lentement à l’aiguille le même geste, tissant les fils qui composeront ensuite ses figures avant de les parfumer et de les embaumer pour les livrer à un nouveau monde. Pour réaliser ses gravures énigmatiques, la Polonaise Janina Kraupe-Swiderska se livre de son côté à l’exercice du dessin automatique, particulièrement plébiscité par les artistes surréalistes il y a un siècle. La création émerge ainsi comme un geste rituel à part entière, découlant d’un moment de communion entre l'artiste et l’œuvre même avant que celle-ci ne passe de confidentielle à publique. Ainsi, une fois leur fabrication terminée, les pièces s’offriront à de nouvelles formes de rites imprévisibles qui échapperont alors à leurs auteurs. Ceux, inconscients ou non, des personnes qui les croiseront sur leur route, entre commissaires, régisseurs d’exposition et visiteurs.
Le terme “rituel” convoque souvent l’image d’un moment collectif. À travers les œuvres présentées ici, “Au-delà. Rituels pour un nouveau monde” contraste les représentations grégaires par l'exaltation d'une spiritualité intime et intérieure. Comme semblent l'illsutrer les deux grandes toiles d’Alicia Adamerovich, semblant au cœur de la verrière ouvrir la porte vers un paysage mental où nos repères se verront complètement transformés. Ici, tout l'enjeu de l'expérience se situe précisément dans la possibilité de trouver de nouveaux modes libres et subjectifs d’appréhension du réel, au-delà des prismes habituels. En laissant un bon nombre de liens qui unissent les pièces choisies à la bonne appréciation du public, “Au-delà” invite, malgré une scénographie parfois trop étroite et condensée pour permettre à la magie d'opérer, chaque visiteur à plonger au fond de lui-même avant de partager dans l’espace cette expérience individuelle devenue, indéfectiblement, collective. La présence du Scivias, épais livre sacré rempli par Hildegarde de Bingen à l’époque médiévale, synthétise cette démarche en plaçant cette femme fascinante comme véritable figure tutélaire de l’exposition. Aussi bien par sa musique et ses poèmes que ses illustrations de textes liturgiques ou encore son utilisation savante de plantes à des fins médicinales, son héritage foisonnant et protéiforme montre combien, même plus de dix siècles après sa mort, l'œuvre d'une seule artiste pourra provoquer un jour une expérience mystique en chacun d'entre nous.
“Au-delà. Rituels pour un nouveau monde”, du 15 février au 7 mai 2023 à Lafayette Anticipations, Paris 4e.