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Numéro
30 Walter Sickert, Jack the Ripper,  Petit Palais, Exposition

Le peintre Walter Sickert était-il vraiment Jack l’Éventreur ?

Art

Peintre britannique né en 1860, Walter Sickert fait scandale de son vivant pour ses sujets subversifs et sa patte crue, tandis que de sulfureuses rumeurs courent aussi sur son compte au XIXe siècle. Sa personnalité énigmatique éveille en effet de nombreux soupçons : on l’accuse d’être le fameux tueur en série Jack l’Éventreur…

Walter Sickert, "La chambre de Jack l'Éventreur" (vers 1907), huile sur toile, Manchester City Art Galleries. Walter Sickert, "La chambre de Jack l'Éventreur" (vers 1907), huile sur toile, Manchester City Art Galleries.
Walter Sickert, "La chambre de Jack l'Éventreur" (vers 1907), huile sur toile, Manchester City Art Galleries.

Né à Munich en 1860 et mort 82 ans plus tard, Walter Sickert a sillonné l’Europe au gré de ses affinités picturales. Il débute sa carrière dans l’atelier du peintre américain James Whistler à Londres, avant de rejoindre la France et d’y rencontrer les avant-gardes artistiques de la fin du 19e siècle dont font notamment partie Edgar Degas, Gustave Courbet ou Edouard Manet. De ces derniers, il retient le trait franc et réaliste, pour prendre le contre-pied de la peinture anglaise de son époque en représentant des lieux de loisirs populaires ou encore des prostituées. Ce sont justement ces dernières qui alimenteront les soupçons sur le peintre, en l’accusant d’être Jack l’Éventreur. En 1888, tandis que Walter Sickert a 28 ans, le célèbre tueur en série sévit en effet dans le quartier populaire de Whitechapel, à Londres, où il s'en prend principalement à ces proies faciles, dont il tranche la gorge et lacère le ventre avant d'abandonner leurs corps ensanglantés dans la rue ou sur leur propre lit.

Ils auraient partagé le même appartement… et le même ADN


En 1907, les amateurs d'art britanniques découvrent, médusés, La chambre de Jack l’Éventreur. Une toile sombre dans laquelle on distingue une silhouette noire, faiblement éclairée par quelques rayons de lumière filtrant entre les persiennes.  Ce tableau — dont le titre et la palette de couleurs suffisent à donner des frissons — est signé Walter Sickert. L’artiste se serait inspiré de sa propre chambre. Au début des années 1900, il s’installe en effet dans le quartier ouvrier de Camden Town, à Londres, où il puise ses sujets de prédilection, à commencer par les nombreux crimes qui s’y produisent, tel le meurtre d’une certaine Emily Dimmock, prostituée retrouvée égorgée d’une oreille à l’autre à quelques rues de son studio.

 

Ressuscitant les souvenirs de Jack l’Éventreur dans toute la capitale britannique, l’affaire inspire alors à l’artiste cette toile réalisée dans (et à partir de) sa propre chambre de Camden Town. Or, à en croire  les rumeurs colportées par la concierge de son immeuble, cette chambre aurait également appartenu au célèbre tueur en série qui sévissait vingt ans plus tôt… La raison de ses soupçons ? Le comportement agité du précédent locataire au moment des assassinats en 1888, et dont le départ inopiné coïncide parfaitement avec la fin des meurtres. La chambre, le peintre, le nouveau meurtre sauvage d'Emily Dimmock… il n'en fallait pas plus pour lancer les ragots et alimenter les fantasmes. Un siècle plus tard, cette théorie se voit conforter par la romancière américaine Patricia Cornwell dans deux livres publiés en 2002 et 2017.

 

Au terme d'une enquête pour laquelle l’auteure affirme avoir dépensé plusieurs millions de dollars, l'analyse comparée des peintures de Walter Sickert et des lettres manuscrites de Jack l'Éventreur révèle une concordance de leurs ADN, et permet aussi à cette auteure férue de criminologie de découvrir qu’ils partageaient également, outre leur ADN ou un appartement, le même papier à lettres mais aussi le même surnom “Nemo”…

 

Walter Richard Sickert, "The Iron Bedstead" (vers 1906), huile sur toile, Collection particulière – Courtesy Hazlitt Holland-Hibbert. © Hazlitt Holland-Hibbert Walter Richard Sickert, "The Iron Bedstead" (vers 1906), huile sur toile, Collection particulière – Courtesy Hazlitt Holland-Hibbert. © Hazlitt Holland-Hibbert
Walter Richard Sickert, "The Iron Bedstead" (vers 1906), huile sur toile, Collection particulière – Courtesy Hazlitt Holland-Hibbert. © Hazlitt Holland-Hibbert

Ses peintures de nus ont terrifié les Anglais

 

Empreintes d’influences françaises et italiennes, les peintures de Walter Sickert détonnent parmi celles de ses contemporains anglais. Chef de file du mouvement artistique Camden Town Group au début des années 1900 (qui réunit des peintres habitant ou s’inspirant du quartier londonien), il défend en effet une peinture qui met en scène des personnes ordinaires et des scènes du quotidien, dans des tons et des traits réalistes.

 

Ainsi, alors qu’en Angleterre la peinture peine à s’émanciper des carcans classiques et académiques, les tableaux de Walter Sickert choquent. Laissant ses coups de brosses visibles, il n’hésite pas à représenter, dans des couleurs sourdes, le public alcoolisé des music-halls aussi bien que des prostituées, nues, dans un lit, comme dans sa série de tableaux The Camden Town Nudes, dans laquelle il inclut Le meurtre de Camden Town, directement inspiré par l’assassinat d’Emily Crook. Plongés dans des atmosphères sombres et totalement désérotisés, ses nus sont crus et ses modèles semblent presque mortes — à tel point que les traits noirs délimitant les membres sont même comparés à des entailles…

 

Dans toutes les toiles de cette série, les visages sont presque effacés et l’angle rapproché associé aux traits de pinceau fortement marqués accentuent la violence de chaque scène. Cette fascination pour le morbide a souvent été reprochée au peintre, et il la défendra courageusement lors d’une conférence à la Thanet School of Art en 1934. Sa fracassante déclaration sur l'estrade : “un meurtre est un aussi bon sujet que n’importe quel autre” sera du pain bénit pour les détectives en herbe et alimentera encore les soupçons sur sa culpabilité.
 

Walter Richard Sickert, "Autoportrait" (vers 1896), huile sur toile, Leeds, Leeds City Art Gallery © Leeds Museums and Galleries (Leeds Art Gallery), U.K. / Bridgeman Images Walter Richard Sickert, "Autoportrait" (vers 1896), huile sur toile, Leeds, Leeds City Art Gallery © Leeds Museums and Galleries (Leeds Art Gallery), U.K. / Bridgeman Images
Walter Richard Sickert, "Autoportrait" (vers 1896), huile sur toile, Leeds, Leeds City Art Gallery © Leeds Museums and Galleries (Leeds Art Gallery), U.K. / Bridgeman Images

Le coupable idéal ?

 

Les femmes nues que Sickert peignaient étaient-elles mortes ? Pire encore, les avait-il lui-même tuées ? Ces soupçons suscités par ses peintures et sa passion pour les histoires criminelles, survivent au peintre pourtant décédé en 1942, et dont l’œuvre reste encore aujourd’hui mal connue, si ce n’est pour ses liens présumés avec le fameux tueur en série de la fin du 19e siècle. Si les accusations restaient peu nombreuses de son vivant, elles se déchaîneront après sa mort dans une succession de publications dont les auteurs l'impliqueront directement dans les crimes.

 

Dans Jack the Ripper : The Final Solution paru en 1976, Stephen Knight le  présente comme un complice des meurtres. En 1990, dans Sickert and the Ripper Crimes de Jean Overton Fuller, il est le meurtrier. Et si ces publications se présentent surtout comme des fictions, les deux ouvrages ultérieurs signés de Patricia Cornwell prétendent eux avancer des preuves tangibles, étayées par de tests ADN et des comparaisons calligraphiques, qui, depuis, ont été réfutés par les spécialistes de l’affaire de Jack l’Éventreur. D’abord, Sickert aurait résidé à Dieppe, en France, lorsque les meurtres ont eu lieu en 1888. Ensuite, les quelques centaines de lettres signées par le meurtrier et reçues par la police et les journaux au moment des faits seraient pour la plupart des canulars. Enfin, et surtout, le criblage ADN réalisé par Patricia Cornwell pourrait, selon de nombreux scientifiques, tout autant correspondre au peintre qu’à plus de 400 000 personnes…

 

Un flou qui continue d’intriguer tous les amateurs du mystère planant sur les meurtres de Jack l’Éventreur et pour lesquels près de 200 personnes sont encore soupçonnées. Jamais interrogé par les agents de Scotland Yard, Walter Sickert continue d'en faire partie. Les thématiques des tableaux et les titres qu’il leur a donnés l’inscrivent résolument dans le Londres brumeux et dangereux de la fin du 19e et du début du 20e siècle, au point de façonner un suspect idéal.