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Numéro
26 Un documentaire choc dénonce les violences policières

Un documentaire choc dénonce les violences policières

Cinéma

Visages éborgnés, membres déchiquetés, crânes explosés… Les images d'“Un pays qui se tient sage”, premier documentaire long-métrage réalisé par l’écrivain et journaliste David Dufresne sont parfois insoutenables. Plébiscité par la Quinzaine des réalisateurs de Cannes, le film est à découvrir en salle le 30 septembre.

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Lundi 24 août 2020. Il est 17 heures, heure française, quand une vidéo inonde les fils d’actualité des réseaux sociaux. On y voit Jacob Blake, Afro-Américain de 19 ans blessé par balles, sept exactement, filmé dans un quartier résidentiel du Wisconsin. Les images sont insupportables mais presque devenues habituelles : un policier tire sur un homme, il est de dos, même pas armé et sans défense. 

 

Racism is not getting worse, it’s getting filmed (“Avec le temps, le racisme ne s'aggrave pas, il est de plus en plus filmé”). Cette phrase de Will Smith prononcée lors d’une interview à l’humoriste et animateur de talk-show américain Stephen Colbert (et passée au statut de slogan lors des manifestations pacifiques qui ont suivi la mort de George Floyd) pourrait s'appliquer à ce que David Dufresne raconte en partie dans son documentaire, Un pays qui se tient sage. Ces dernières années, les violences policières n’ont peut-être pas augmenté, mais sont de plus en plus visibles, diffusées librement sur Internet et commentées à tout-va sur les réseaux sociaux. Aujourd'hui, grâce aux smartphones, les images de bavures commises par la police peuvent en effet accabler les coupables, documenter l'opinion et appuyer des récits, tandis qu’avant la toute-puissance du numérique, les faits tendaient à rester enfouis, faute de preuves.

 

À l'époque pas si lointaine où les iPhone ou autres GoPro n'étaient pas encore greffés aux paumes de chaque citoyen, la fiction semblait malheureusement être la seule dénonciatrice possible – via la force des images et du grand écran – de la brutalité, des abus, des blessures et même des meurtres commis par les forces de l’ordre. On découvrait ainsi Abdel Ichaha, blessé par un inspecteur de police dans La Haine (film tourné en 1995 et qui ressort en salle, en version restaurée, 25 ans plus tard). Ou encore Arco, Malik et Mustapha dans l'émeute d'une banlieue, occasionnée par la mort d’un jeune du quartier sous les balles d’un officier de police dans Ma 6-té va crack-er (1997). Et aussi Issa, blessé par la BAC dans Les Misérables (2019). Ces personnages de fiction ont un point commun : tous ont été victimes d’une violence exercée par un représentant de l’Etat. À l’ère de la toute-puissance du numérique, il est enfin possible de porter à l’écran les violences authentiques subies par des victimes bien réelles. Un pays qui se tient sage en est la preuve.

 

 

 

Un pays qui se tient sage (bande annonce officielle)

Des images insoutenables 

 

Alors que les fictions se sont souvent cantonnées à raconter des banlieues meurtries qui ont “servi de laboratoire aux violences policières” selon les mots de Taha Bouhafs (journaliste qui est aussi l'auteur de la vidéo à l’origine de l’affaire Benalla, interviewé dans le documentaire de David Dufresne), Un pays qui se tient sage questionne le déplacement de ces abus, passés des cités du nord de Paris aux avenues les plus chics de la capitale. C'est bien sous l’Arc de triomphe, à deux pas de Matignon, sur les Champs-Élysées ou aux abords du Fouquet’s que l'on voit ici des policiers tirer au Flash-Ball, lancer des grenades de désencerclement ou répandre du gaz lacrymogène sur des manifestants au sol, asphyxiés et souvent blessés, mais qui n’ont pas oublié de filmer.


 

Reprenant des vidéos d’affrontements diffusées sur Twitter pendant plus d’un an – du début du mouvement des Gilets jaunes (octobre 2018) jusqu’au début de cette année – les images d’Un pays qui se tient sage sont souvent insoutenables, même si elles sont entrecoupées de témoignages d’historiens, de sociologues, d’avocats, de mères au foyer ou de travailleurs sociaux. Le documentaire s’ouvre ainsi sur une vidéo amateur (95% des images diffusées dans le film ont été envoyées par des anonymes via les réseaux sociaux, archivées, puis créditées) où l’on voit un homme gesticulant et criant, le ventre plaqué au sol, les jambes comme électrisées. Hors-champ, une voix commente la vidéo. C’est celle de l’homme blessé. Si Rémi Fraisse, un militant écologiste de 21 ans, a été tué en 2014 d’un tir de grenade, Gwendal Leroy, Gilet jaune atteint par la même arme, à Rennes, en janvier 2019, a survécu à ses blessures. Commentant sa propre agonie devant la caméra de David Dufresne, le cariste a du mal à contenir son émotion. À la vue de son visage éborgné, le spectateur aussi. Les images sont violentes, autant que ce qu’elles dénoncent.

 

© lebureau © lebureau
© lebureau

Un journaliste devenu lanceur d’alerte

 

Le 30 décembre 1994, David Dufresne, jeune journaliste fraîchement engagé à Libération écrit dans les colonnes du journal : “Après avoir abattu le chien de plusieurs coups de feu, [le policier] aurait pointé son arme sur le SDF”. Chroniqueur souterrain pendant quinze jours, il s’est familiarisé avec le monde du métro – ses agressions, ses toxicomanes, sa brigade de sûreté de la RATP – et relate, quasi quotidiennement, ce qui l’a révolté, ce dont il a été témoin et même parfois victime. Dans les pages du quotidien, son immersion prend la forme d'une une chronique qui s'étend sur trois mois. Le reporter diversifiera ensuite la nature de ses papiers (des chroniques médiatiques aux enquêtes politiques) avant d’être recruté par Médiapart en 2008, où il se voit confier les questions de police et de libertés publiques. Entre David Dufresne et la police, c’est visiblement une histoire qui dure.

 


Plus de vingt ans se sont écoulés depuis l’obtention de sa carte de presse et David Dufresne ne se considère désormais plus comme un journaliste. Pourtant, depuis le 4 décembre 2018, celui qui réalise des documentaires aux formats courts pour la chaîne Arte (Prison Valley, Data Data, Hors-Jeu, Le Pigalle : une histoire populaire de Paris) a pourtant entrepris le travail de collecte d’informations qui incombe à son ancien métier : sur son compte Twitter, il a recensé les témoignages de blessés par tirs de Flash-Ball lors des manifestations des Gilets jaunes. Débutant par une seule et même formule, “Allo @Place_Beauvau”, ses posts sont toujours accompagnés d’une photo ou d’une vidéo témoignant de la violence des répressions policières.

Le journaliste Taha Bouhafs face aux images qu'il a tourné d'Alexandre Benalla ©lebureau Le journaliste Taha Bouhafs face aux images qu'il a tourné d'Alexandre Benalla ©lebureau
Le journaliste Taha Bouhafs face aux images qu'il a tourné d'Alexandre Benalla ©lebureau

Une impartialité difficile, voire impossible

 

Devenu depuis romancier à succès – s’inspirant des dérives du pouvoir, son premier roman, Dernière Sommation (Grasset, 2019) a été largement salué par les critiques littéraires –, David Dufresne a finalement réussi un pari un peu fou : transformer des tweets en un long-métrage documentaire de 86 minutes. Habité pendant des mois par la violence qui émane de ces images, le réalisateur a sans doute, grâce à ce film, réussi à exorciser l’extrême brutalité à laquelle il s’est confronté pendant des mois. Ainsi, le 18 janvier 2019, le journaliste craque lorsqu’il commente des images de violences sur le plateau d’Arrêt sur images. Quand il observe un gamin blessé au Flash-Ball par un officier de police alors qu’il “sortait du magasin Go Sport”, David Dufresne est submergé par l'émotion : “[Ces images], je les prends en pleine figure”.

 

Dans le cas d'Un pays qui se tient sage, la neutralité requise dans tout récit documentaire peut-elle être appliquée ? Peut-on vraiment parler d’impartialité lorsque, pendant plus d’un an, le réalisateur est confronté quotidiennement à des images de corps mutilés, de traumatismes brûlants et de vies brisées ? La réponse semble négative. En entrecoupant ses images de débats organisés entre magistrats et travailleurs sociaux, syndicalistes et professeurs (24 au total), David Dufresne n’a pourtant donné la parole qu’à trois représentants du “banc des accusés” (Bertrand Cavallier, général de gendarmerie, Benoit Barret, secrétaire national Alliance Police et Patrice Ribeiro, secrétaire sénéral Synergie-Officiers). Il précisera, à la fin de son long-métrage, que toutes les invitations envoyées à la haute hiérarchie policière ont été déclinées, “par peur du débat”, selon lui. Il n'a pas non plus diffusé d'images de manifestants tirant, gazant ou blessant des policiers. On ne lui en a sans doute pas envoyé, il n'en a sans doute pas cherché, il n'en existe peut-être pas… Aux questions qu'il pose à tous ceux qu'il interviewe au début de son documentaire – “Voilà une citation de Max Weber :L’État revendique le monopole de la violence physique légitime’. Qu'est-ce que l'Etat ? La violence légitime ? Qui lui dispute son monopole ? Et qui en tient le récit ?” – l'instigateur d'“Allo @Place Beauvau” ne répond pas. À la fin de la projection, le spectateur repart avec plus de questions que le réalisateur n'a su lui apporter de réponses. Et avec un goût amer d'indignation et des envies de révolte.

 

Un pays qui se tient sage (2020) de David Dufresne, en salle le 30 septembre.