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Numéro
20 The Zone of Interest, Jonathan Glazer, Festival de Cannes 2023, Palme d'or, Chronique, Critique

Cannes 2023 : The Zone of Interest de Jonathan Glazer, premier candidat sérieux à la Palme d’or

Cinéma

Et si The Zone of Interest, le nouveau film du réalisateur britannique Jonathan Glazer (Under the Skin) était la Palme d'or du Festival de Cannes 2023 ?

La projection du film The Zone of Interest (2023) au Festival de Cannes 2023

Sous les yeux de Natalie Portman, venue sur la Croisette en tant que marraine du Trophée Chopard avant de présenter May December de Todd Haynes en compétition durant le week-end, mais aussi de quelques milliers d’autres personnes ahuries, le Festival de Cannes a accueilli son premier candidat évident à la Palme d’or, The Zone of Interest. Jonathan Glazer, réalisateur britannique de 58 ans, n’avait plus donné de nouvelles depuis le glaçant Under the Skin avec Scarlett Johansson en 2013, aux confins de l’érotique et du fantastique. Sur un sujet très différent, il touche là-aussi aux frontières de l’humain en adaptant le roman de Martin Amis, même si c’est pour s’éloigner de son compatriote en imaginant une forme cinématographique rigoureuse.

 

The Zone of Interest de Jonathan Glazer, premier candidat sérieux à la Palme d'or du Festival de Cannes 2023

 

Le film raconte le quotidien de la famille de Rudolf Höss, commandant historique du camp de concentration de Auschwitz-Birkenau, qui habitait avec femme, enfants et domestiques à quelques mètres des murs d’enceinte de ce lieu de mort. Picnics bucoliques au bord de la rivière, repas de famille, jeux dans la piscine : les Höss ont trouvé dans la campagne polonaise leur lieu de villégiature idéal et leur bonheur. A l’intérieur de la maison, Jonathan Glazer les filme comme s’ils appartenaient à une folle émission de téléréalité, au gré d’un dispositif en caméra fixes, sans opérateur, les acteurs et actrices devant circuler et jouer le scénario. C’est cela que propose avant tout The Zone of Interest, l’invention d’une forme sans oxygène, faite de cadres austères, de rares mouvements millimétrés, où se déploie pour ainsi dire l’essence du mal.

The Zone of Interest (2023) de Jonathan Glazer © Bac Films The Zone of Interest (2023) de Jonathan Glazer © Bac Films
The Zone of Interest (2023) de Jonathan Glazer © Bac Films

The Zone of Interest filme la vie quotidienne de Rudolf Höss, commandant d’Auschwitz-Birkenau

 

Car Rudolf Höss fut un tueur de masse efficace, que l’on voit discuter avec des prestataires d’un nouveau système de fours crématoires capable de fonctionner en continu. Au début du film, il fête son anniversaire. Plus tard, ses employés de jardin utilisent des cendres de déportés pour servir d’engrais. Les fleurs sont belles, les enfants s’amusent, mais il faut faire attention aux restes humains dans le cours d’eau. La mère de famille s’ennuie mais tient plus que tout au monde à ce petit coin de paradis. Elle essaie un manteau de fourrure récupéré dans le camp, qu’il faudra repriser. La bourgeoisie atteint ses propres limites, faites d’impunité et d’aveuglement volontaire. Ce ballet macabre se déploie sous la musique planante/terrifiante de Mica Levi, qui accompagne des saillies parfois étranges : tout à coup, filmée par une caméra thermique, une jeune fille dépose des fruits sur un chemin emprunté par les Juifs affamés ; un peu plus tard, nous lisons dans les sous-titres le poème bouleversant d’un déporté, retrouvé sur un parchemin.

 

En 2015, Le Fils de Saul du hongrois Laszlo Nemes, plongeait en immersion à Auschwitz avec les prisonniers juifs des Sonderkommandos forcés de participer à la mise à mort des déportés. Fallait-il représenter l’intérieur du camp, les chambres à gaz, alors que Shoah, le chef d’œuvre de Claude Lanzmann, semblait avoir théorisé cet interdit ? Jonathan Glazer, lui, reste à distance et fait même de cette distance son sujet profond. Son film laisse la réalité d’Auschwitz s’immiscer par les bords du cadre : traits de fumée des locomotives qui arrivent et des fours crématoires tournant à plein régime, cris incessants perçus comme un bruit de fond, claquements de balles hors-champ. L’horreur est là, invisible mais tout proche, jusqu’au moment où, peut-être, l’enfer du dehors se faufile jusque dans les âmes pourries de la famille Höss. Dans l’une des scènes les plus fortes du film, Rudolf s’arrête pour vomir alors qu’il descend des escaliers. Mais rien ne sort, comme s’il était vide à l’intérieur.

 

Certains crient au chef d’œuvre et beaucoup voient The Zone of Interest au palmarès. Ne pas le retrouver dans la liste des élus du Jury présidé par Ruben Östlund samedi 27 mai serait en effet une grosse surprise et peut-être même une injustice. Pourquoi, alors, ce sentiment diffus d’avoir vu un film puissant mais un peu engoncé dans son propre système, trop programmatique pour convaincre totalement ? Jonathan Glazer maitrise tellement ses effets qu’il peut donner l’impression de nous enserrer autant qu’il enserre ses personnages. C’est le genre de choc cannois que l’on reçoit avec force et qui dans le même mouvement interroge : l’art est-il à ce point un système d’accusation contre le mal qui rode ? Comment, devant un tel sujet, jouer à ce point la stratégie du brio esthétique ? Une chose est certaine, le quatrième long-métrage de Jonathan Glazer donne à penser et nous hantera pour longtemps.

 

The Zone of Interest (2023) de Jonathan Glazer, présenté en compétition au Festival de Cannes 2023. Le film n'a pas encore de date de sortie en salles.