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29 Rencontre avec Christophe Honoré: “Pour ‘Guermantes’, j'ai inventé le scénario au jour le jour"

Rencontre avec Christophe Honoré: “Pour ‘Guermantes’, j'ai inventé le scénario au jour le jour"

Cinéma

Le cinéaste français Christophe Honoré revient sur les écrans avec une oeuvre insolite, Guermantes. Un film tourné in extremis à partir d’une pièce de théâtre adaptée de Proust, brutalement interrompue par le confinement. Entretien sur les coulisses de ce projet très singulier.

Rencontre avec Christophe Honoré: “Pour ‘Guermantes’, j'ai inventé le scénario au jour le jour" Rencontre avec Christophe Honoré: “Pour ‘Guermantes’, j'ai inventé le scénario au jour le jour"

Le treizième film de Christophe Honoré appartient à la veine expérimentale de sa filmographie. Tourné, en quelques jours, à l’été 2020, pendant les répétitions d’une pièce de théâtre inspirée de Proust qui n’a – presque – pas eu lieu, on y trouve un metteur en scène en plein doute et une troupe de comédiens qui tentent de faire vivre la fiction coûte que coûte, par temps de pandémie. Le résultat est passionnant et éclaire le moment collectif que nous traversons. L’occasion d’une discussion introspective avec l’auteur des Chansons d’amour.

 

NUMÉRO : D’un spectacle avorté est né un film singulier, Guermantes. Racontez-nous.

 

CHRISTOPHE HONORÉ : Le spectacle a finalement été joué plusieurs soirs. Mais, au moment où nous avons tourné ce film, nous pensions que ces quelques représentations n’auraient même pas lieu. Les répétitions avaient commencé avant le premier confinement et, durant l’été, nous avons eu l’occasion de nous retrouver avec les comédiens, sans aucune certitude sur l’avenir. La décision de tourner un film à ce moment-là a alors été prise suite à une commande de France Télévisions, en collaboration avec la Comédie-Française. À ce moment-là, la pièce n’existait pas encore, j’ai alors proposé un film sans scénario, en décidant de l’inventer au jour le jour avec les comédiens.

 

Travailler sans scénario, l’aviez-vous déjà fait ?

 

Une fois seulement. Pascal Ramber t m’avait proposé de tourner un film autour de Gennevilliers, devenu Homme au bain avec François Sagat. Ces expériences deviennent de plus en plus rares au cinéma, où les scénarios deviennent des cages, car le financement dépend d’eux. C’est agréable de se dire qu’on peut faire du cinéma en dehors de ce schéma de fabrication, d’écriture et de validation sur tout. Je me suis ainsi délesté de cet aspect, et ce n’est pas un hasard que ce soit en lien avec un projet de théâtre. Quand j’attaque les répétitions, aucun texte n’est écrit. Un travail de dramaturgie et de documentation donne bien sûr lieu à des notes en amont, mais le récit se crée pendant le travail avec les acteurs et des phases d’improvisation.

 

Il y a un principe dans Guermantes, ne sur tout pas tomber dans le “théâtre filmé”. La caméra bouge beaucoup, au plus près des personnages.

 

Guermantes essaie en effet de réinventer cette forme. Il s’agit davantage d’un film sur le théâtre. On trouve quelques scènes de répétitions, mais dans un registre avant tout documentaire. Mais ce n’est pas parce qu’aucun scénario n’est écrit qu’il n’y a pas de volonté de ma par t de créer des scènes. Tous les jours, je proposais des situations : on commence par un repas, on dort ensemble au théâtre, etc. C’était à chaque fois un mouvement collectif, le contraire d’un making of.

 

Dans Guermantes, un autre aspect documentaire concerne la vie arrêtée par le confinement et les restrictions. On se souviendra aussi de l’époque à travers votre film.

 

La proposition de tourner ce film m’a rendu heureux car j’y voyais l’occasion d’un journal intime. C’est pourquoi il s’agit d’un récit à la première personne et que je suis impliqué physiquement en jouant un rôle. Il fallait créer un document d’archives sur ce moment que nous traversons. J’ai beaucoup discuté avec les comédiens sur ce que je pouvais filmer d’eux, et cela tournait autour de l’intimité. Ils m’ont raconté des anecdotes et j’ai commencé à inventer des histoires satellites au récit principal.

 

Dans votre cinéma, vous racontez souvent de façon rétrospective des moments de votre vie, comme dans Plaire, aimer et courir vite (2018). Cette fois, c’est presque en direct.

 

Le début de la pandémie et le moment du tournage ont constitué pour moi une période de grande vulnérabilité. C’est aussi pour cela que demander à un comédien de venir jouer mon rôle n’aurait pas eu de sens. Le film dessine une sorte d’autoportrait du metteur en scène. Je voulais interroger cette position avec, en tête, La Nuit américaine de Truffaut et des films qui ont essayé de comprendre ce travail.

Aujourd’hui, dans le cinéma, la position de toute-puissance du réalisateur est remise en cause, car trop d’abus de pouvoir ont eu lieu.

 

Je n’ai jamais tellement aimé, au cinéma, la manière dont les gens sont assujettis au metteur en scène, alors même que je défends la politique des auteurs et l’idée que ceux-ci sont bien les auteurs principaux de leurs films. Mais je serai toujours plus du côté de Rivette que du côté de Pialat, l’horizontalité contre la verticalité. En tout cas, cette prise de pouvoir m’embarrasse. Je vois comment le fait d’être metteur en scène me met sans cesse en situation d’abuser de mon pouvoir, par l’énervement, l’exigence, l’impression que si je lâche tout s’effondre. Malheureusement, c’est souvent vrai, on est très seul quand on fait un film.

 

Comment cela s’incarne-t-il dans le film ?

 

Il y a cette longue scène au début de Guermantes où je parle aux comédiens qui sont sur les planches tandis que je reste en bas, côté public. À ce moment-là, ils ont le pouvoir. C’est une chose réelle au théâtre : les acteurs détiennent le pouvoir sur le metteur en scène. Je pourrais me passer de faire des mises en scène de théâtre ou d’opéra, mais je crois que c’est aussi l’occasion d’avoir un peu moins de pouvoir. [Rires.] Étrangement, cela me permet d’être beaucoup plus impudique et personnel sur les thèmes. Je n’arriverais pas à le faire aussi radicalement au cinéma.

 

Que pensez-vous de l’état de la création avec la pandémie ?

 

Pendant le premier confinement, en tant que cinéastes ou écrivains, nous étions sans cesse sollicités pour produire, car il fallait occuper les gens. On était dans une vision romantique des artistes participant à la cité. Néanmoins, je refusais cette idée-là, car pour moi, une maladie, ça ne crée rien. J’y suis sensible peut être aussi à cause du sida et en tant qu’artiste homosexuel. L’idée qu’Hervé Guibert aurait été révélé grâce au sida, je la déteste. Il était un grand écrivain, c’est tout. En revanche, on écrit avec l’époque et ce qu’on vit. D’une manière générale, le moment que nous traversons semble périlleux. Le cinéma français est à deux doigts de sombrer. Les chiffres difficiles des entrées et les habitudes de streaming prises pendant le confinement rendent la situation incertaine. Une autre manière d’envisager les films se passe de la salle de cinéma. Je m’interroge beaucoup sur l’obstination qu’il faut avoir à garder une idée de l’ancienne forme.

 

Vos exprimez une forme de regrets très proustienne.

 

Je ne suis pas optimiste quant à la liberté que la nouvelle situation industrielle nous offre. Il est de plus en plus difficile de réussir à faire de bons films. On est tout le temps obligé de ruser, même dans une position privilégiée comme la mienne. Quand on bosse pour les plateformes, c’est sans doute encore pire. Je suis atterré, y compris par les choses dont on parle en bien. Vous connaissez mieux les séries que moi, mais la proportion de ce qui m’intéresse dans ce domaine reste infime. La mise en scène est la même par tout, comme une langue pauvre et unifiée. C’est peut-être pareil au cinéma, mais un peu moins. Je vois en tout cas à quel point les plateformes sont asservies au marché, du point de vue économique, mais aussi idéologique et esthétique.

 

Les plateformes sont le marché.

 

On peut se dire que dans une écriture postmoderne il serait possible de jouer avec ça : donner au marché ce qu’il veut tout en restant personnel. Mais cet état d’esprit n’est pas exactement le mien. Moi, j’ai le sentiment de traverser un moment d’extinction. Au début des années 80, certains y pensaient déjà. Il est possible que cela appartienne à la nature même du cinéma de se vivre comme un genre fragile. C’est peut-être ce qui en fait le prix : il n’est jamais installé, jamais sauvé.

 

 

Guermantes (2021) de Christophe Honoré, avec la troupe de la Comédie-Française. En salle.