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Numéro
07 Pier Paolo Pasolini, cinéaste de génie, en 4 scènes trash et subversives

Pier Paolo Pasolini, cinéaste de génie, en 4 scènes trash et subversives

Cinéma

Le poète, romancier, essayiste et cinéaste italien, aussi reconnu pour son œuvre très engagée à gauche que l'âpreté de son imaginaire, aurait eu 100 ans cette année. L'occasion de (re)découvrir son travail et d'en constater la densité, avec la programmation d'une rétrospective au Festival de La Rochelle, la ressortie en salle de films en version restaurée par le distributeur Carlotta Films et la parution de certains de ses livres en librairie. 

Pier Paolo Pasolini sur le tournage du documentaire “Enquête sur la sexualité” (1964) Pier Paolo Pasolini sur le tournage du documentaire “Enquête sur la sexualité” (1964)
Pier Paolo Pasolini sur le tournage du documentaire “Enquête sur la sexualité” (1964)

Lorsqu’elle évoque sa mémoire, sa voix, d’habitude rauque, assurée et virile, se transforme. Elle se voile, submergée par le trouble et tourmentée par les démangeaisons d’une cicatrice encore fraîche. Cette blessure, Béatrice Dalle a pourtant décidé d’en garder un souvenir permanent. Depuis quelques années, elle porte fièrement sur sa peau blafarde le tatouage “P.P.P” – les initiales de son idôle disparue en 1975 – et cette phrase : “Mon indépendance qui est ma force induit ma solitude qui est ma faiblesse”. Bien qu’il soit mort depuis plus de quatre décennies, Pier Paolo Pasolini continue de hanter celle qui a incarné ses textes sur scène, dans Viril, en 2019, aux côtés de Virginie Despentes. Avant que la pièce soit étrangement stoppée par les ayants droits du cinéaste italien, celle-ci compilait certains des textes – dont l’essai Lettres luthériennes (Seuil, 2000) et La Persécution : une anthologie (1954-1970) [Points, 2014] – de celui qui fut également poète et auteur de théâtre, véritable radiographe, par les images et les mots, d’une Italie d’après guerre en proie à de grandes mutations sociologiques et ses répercussions sur le peuple. 

 

La parole du maître à penser de l’actrice française a cependant longtemps été muselée, jugée trop provocatrice et subversive. Le gouvernement italien allant même jusqu’à le condamner à quatre mois de prison avec sursis, en 1963, pour “injure à la religion d’Etat”… Trop antagoniste pour certains, qui n’ont pas compris – ou s’y refusent – comment cet intellectuel engagé né le 5 mars 1922 à Bologne pouvait être à la fois homosexuel et conservateur, chrétien et opposé au Vatican et portraitiste du proxénétisme (dans ses premiers films Accattone et Mamma Roma). Trop à gauche pour d’autres, qui se sont opposés à son marxisme, à sa fervente défense de la jeunesse et à son refus d’adhérer aux avancées technologiques… Éternel incompris à l'œuvre aujourd’hui sacralisée, Pier Paolo Pasolini a laissé à la postérité des chefs-d'œuvres devenus cultes. Beaucoup ont été inspirés de mythes célèbres, dont sa reconstitution de L’Evangile selon saint Matthieu avec le film homonyme sorti en 1964, sa relecture du mythe d’Œdipe avec Œdipe roi (1967) et Médée (1969), avec Maria Callas dans le rôle de l’héroïne grecque. 

 

Mort à 53 ans, le poète, romancier, auteur de théâtre et metteur en scène a laissé derrière lui autant de questions qu’il a apporté de réponses, dans ses films et surtout dans ses écrits, aux préoccupations sociales et sociétales modernes, notamment sur le thème de la lutte des classes. Il a été assassiné sauvagement sur la plage d’Ostie le 2 novembre 1975 – où Nanni Moretti se rend d’ailleurs, dans son film Journal intime (1993), pour lui rendre hommage – dans des conditions toujours inconnues mais attribuées tantôt à un crime sexuel, à un massacre homophobe ou mafieux et même à un carnage commandité dans les plus hautes sphères de l’Etat. Celui à qui Abel Ferrara a consacré un portrait en 2014 en choisissant Willem Dafoe pour l’incarner a quitté le monde des vivants d’avoir été trop beau, trop engagé contre la corruption et la bourgeoisie et, sans doute, trop talentueux. Il aurait eu cent ans cette année. À cette occasion, les honneurs pleuvent : en salle, avec la ressortie de films restaurés par le distributeur Carlotta Films, en librairie et même dans certains musées. Numéro revient sur son cinéma à travers quatre scènes trash – mais non moins engagées, politiques et même parfois poétiques…

1. “Salò ou les 120 Journées de Sodome” (1975) : un film basé sur les pires sévices que l’on puisse subir

 

C’est sûrement son film le plus connu du grand public. Celui par qui l’on croit souvent, à tort, que le cinéma de Pasolini se résume au trash, à l’ultra violence et à des images à la limite du supportable. Certes, ce n’est pas totalement faux. Mais pas totalement vrai non plus. Sorti à titre posthume, moins de deux mois après l’assassinat du cinéaste, Salo ou les 120 Journées de Sodome est une adaptation du texte Les Cent Vingt Journées de Sodome (1904) de Sade. Durant ces deux heures de spectacle insoutenable, Pier Paolo Pasolini transpose le manuscrit rédigé en prison par son auteur (que ce dernier a longtemps cru avoir perdu) dans la république fasciste de Salò. Les libertins fortunés faisant subir des sévices sexuels inouïs à des victimes enfermées dans un château deviennent des hauts gradés du gouvernement de Mussolini qui forcent de jeunes et beaux individus à manger leurs défections et à pratiquer le sadomasochisme avant de les violer en réunion. Suscitant, évidemment, le scandale à sa sortie, le film a carrément été interdit de diffusion dans plusieurs pays, dont l’Italie, et Pasolini lui-même, mort avant même d’avoir pu voir le film, aurait, selon la comédienne Hélène Surgère, été surpris de constater à quel point il dépasse tout ce qu’il aurait imaginé. Toutes aussi violentes les unes que les autres, les scènes du film dont la bande originale a été composée par Ennio Morricone sont difficilement soutenables. Impossible, donc, d’en sélectionner une seule, tandis que Michael Haneke lui-même avoue n’avoir jamais réussi à visionner le long-métrage une seconde fois…

“Théorème” de Pier Paolo Pasolini © Aetos Produzioni Cinematografiche/B.R.C. Produzione S.r.l./Sunset Boulevard/Corbis via Getty Images “Théorème” de Pier Paolo Pasolini © Aetos Produzioni Cinematografiche/B.R.C. Produzione S.r.l./Sunset Boulevard/Corbis via Getty Images
“Théorème” de Pier Paolo Pasolini © Aetos Produzioni Cinematografiche/B.R.C. Produzione S.r.l./Sunset Boulevard/Corbis via Getty Images

2. “Théorème” (1968) : un jeune homme embarque un père de famille dans des sous-bois

 

C’est une énième critique de la bourgeoisie qu’établit Théorème, sorti en 1968 et dévoilé en même temps que son roman homonyme. Autre scandale, aussi, puisque le film est accusé d’obscénité par un avocat romain qui poursuit Pasolini en justice dans un tribunal de Venise. Un procès se tient en novembre de la même année et le cinéaste, qui a assuré sa propre défense en prônant notamment la dimension symbolique de l'œuvre, a obtenu gain de cause. Car Théorème représente, selon certains, un tournant dans la carrière de Pasolini : celui par qui le scandale arrive… Centré sur l’histoire d’un jeune homme qui séjourne chez une riche et belle famille milanaise, ce dernier les séduit un à un avant d’avoir des rapports sexuels avec chacun des quatre membres du clan, y compris la bonne. Interprété par l’acteur britannique Terence Stamp, le trouble-fête, qui débarque en apôtre, finit par pervertir l’ensemble des personnages : Pasolini, en toute conscience, cherche donc à brouiller les pistes entre christique et pêcher suprême.  S’il faut y voir là une critique de l'hypocrisie des bourgeois (lesquels obtiennent leur salut, ensuite, à l’arrivée du visiteur), Théorème – qui a d’ailleurs remporté à Venise le prix de l’Office catholique ! – choque par ses scènes de sexe, certaines équivoques et d’autres moins, notamment lorsque le protagoniste embarque insidieusement le père de famille au fond du jardin, le tout filmé en gros plan sur son entre-jambe et son pantalon 70s’ très moulant… 

“Œdipe roi” (1967) © Carlotta Films “Œdipe roi” (1967) © Carlotta Films
“Œdipe roi” (1967) © Carlotta Films

3. Œdipe se crève les yeux dans “Œdipe roi” (1967)

 

Après avoir maintes fois filmé la ville – notamment dans Mamma Roma et Accattone (dont nous parlerons plus tard) –, Pier Paolo Pasolini se consacre aux tournages en pleine nature à travers l’exploration des mythes. Dans Œdipe roi, sorti en 1967, le cinéaste adapte le célèbre récit de Sophocle écrit en 425 av. JC. Premier film en couleur et première tragédie, il explore l’Antiquité païenne tout en faisant sa propre auto analyse… sans besoin de psy ou de divan, juste avec une caméra. Interprété par Franco Citti, acteur fétiche du réalisateur, le personnage d’Œdipe est d’abord un bébé jalousé par son père. Certains diront qu’il s’agit de Pasolini lui-même, qui a beaucoup souffert de ce qu’on appelle communément aujourd’hui les daddy issues… En grandissant, le jeune homme réalise une quête pour comprendre son destin, et, comme dans le texte originel, se rend chez un oracle qui lui apprend qu’il “assassinera son père et fera l’amour à sa mère”. La prophétie s’avère juste et, lorsque le protagoniste l’apprend, il se crève les yeux lors d’une scène d’une rare violence pour un film de l’époque. Œdipe roi, un long-métrage teinté d’étrangeté qui ne cesse d’être parcouru de visions, d’obsessions et de subversion.

“Accattone” (1961) © Carlotta Films “Accattone” (1961) © Carlotta Films
“Accattone” (1961) © Carlotta Films

4. L'agression d'une prostituée dans “Accattone” (1961)

 

“On s’est rendu compte que ce n’est pas du tout un film réaliste, il est onirique. […] Quand je l’ai fait, je savais que je faisais un film lyrique […]. Ce n’est pas pour rien que j’ai ajouté ce commentaire musical, que je l’ai tourné de cette façon. Et puis voilà ce qui est arrivé : le monde réaliste dont j’ai tiré Accattone est tombé, n’existe plus, donc Accattone est le rêve de ce monde-là.”, déclarait Pasolini à propos de son film sorti en 1961. Premier long-métrage du cinéaste, Accattone est celui, aussi, des débuts de Bernardo Bertolucci en tant qu'assistant réalisateur. Racontant les déboires d'un proxénète (Franco Citti) dans les faubourgs de Rome, il parcourt nombre de thématiques qui peuvent incontestablement le classer dans la catégorie du courant néoréaliste initié au milieu des années 40 par Roberto Rossellini : l'amour soit-disant incompatible avec la virilité, la pauvreté, les voyous qui côtoient les prostituées… le tout, avec des dialogues écrits dans le dialecte romain que le cinéaste a appris lors de l'élaboration du scénario. Film en noir et blanc d'une extrême violence mais toujours insidieuse dépeignant les dominations de classe, de sexe et de condition, il marque pour l'une de ses scènes du début : l'agression barbare d'une prostituée sur un terrain vague par un proxénète ennemi du personnage principal. Une séquence qui se veut étrangement prémonitoire et rappelle les conditions dans lesquelles ont été assassiné l'artiste italien : sauvagement, sur une plage d'Ostie…

 

La rétrospective Pier Paolo Pasolini en huit films en version restaurée est disponible dans une sélection de cinémas à travers la France.