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Numéro
10 Romain Gavras Interview Athena Gener8ion

Rencontre avec Romain Gavras : "Faire un film, c'est une aventure humaine, une forme d'artisanat"

Cinéma

Cet automne, le nom du réalisateur français Romain Gavras est sur toutes les lèvres. Avec son projet Gener8ion, imaginé avec le producteur électronique Surkin, le fils du cinéaste Costa-Gavras et cofondateur du collectif Kourtrajmé présente une installation dystopique mêlant musique et vidéo à Athènes, jusqu’au 29 octobre, dans plusieurs espaces de la fondation Onassis. En même temps, son film Athena, qui imagine, à la façon d’une tragédie grecque, une émeute en banlieue dans un futur proche, truste le top 10 des programmes les plus vus sur Netflix. L'occasion pour Numéro d'évoquer avec le clippeur star (M.I.A., Jay-Z et Kanye West, Justice) de 41 ans la polémique que son nouveau péplum a fait naître, la télégénie de l'adolescence et le pouvoir salvateur de la cueillette d'olives en cas de crise.

Romain Gavras par Yiorgos Kaplanidis  Romain Gavras par Yiorgos Kaplanidis 
Romain Gavras par Yiorgos Kaplanidis 

Numéro : Comment est né votre projet pluridisciplinaire Gener8ion, élaboré avec le producteur Surkin et mêlant la musique et la vidéo ?

Romain Gavras : L'idée m’est venue quand mon petit cousin m’a traité de vieux parce que je regardais des clips en tournant mon téléphone à l’horizontale. Alors que les adolescents les regardent à la verticale et voient donc de toutes petites images. Ça m’a mis un énorme coup de déprime. Alors, avec Surkin, on s'est dit qu’en plus de continuer à réaliser des clips pour YouTube, on pouvait imaginer d’autres formats courts qui pourraient être montrés en très grand format dans des lieux physiques afin de faire vivre une expérience différente. Le confinement est ensuite arrivé et nous a stoppés dans notre élan. Mais récemment, nous avons pu enfin montrer nos trois petits films, notamment Neo Surf réalisé en coproduction avec la fondation Onassis, sur trois écrans géants, à Londres, puis à Athènes (en ce moment même). L’idée est de réaliser d’autres vidéos dès que nous aurons un peu d’argent qui rentre. Je réinvestis d’ailleurs ce que je gagne grâce à la publicité dans ce projet qui est, pour l’instant, un projet à perte. 

 

L’intrigue de ces vidéos se déroule en 2034. Que vouliez-vous signifier à travers cet aspect dystopique ?

L’idée était d’avoir des projections du futur proche, mais différentes de celles dont on a l'habitude qui dépeignent des robots. Nous voulions aussi que ces projections prennent place dans des lieux physiques qui font sens et porteurs d'une longue histoire. Le film Neo Surf a été tourné en Grèce, et il est diffusé à Athènes, où se trouvent des ruines antiques. Quand on parle du futur, on parle aussi du passé. Les deux entrent en résonance. On voit dans Neo Surf un futur complètement ravagé par la pollution, le changement climatique. Mais on tente d’y trouver du positif, avec des ados qui se retrouvent dans des parties d'Athènes complètement laissées à l'abandon et mises en quarantaine. Au final, aussi noir que soit le futur, les jeunes resteront des jeunes et feront des conneries. Dans Neo Surf, le vol de mobylette s'est transformé en tirs sur des drones Amazon pour récupérer les paquets et en prise de drogues du futur.

 

Dans les courts métrages de Gener8ion, la beauté, l’espoir et la poésie sont présents dans un contexte de fin de civilisation…

Je pense que la réception d'un événement dépend de la sensibilité de chacun. Mais de mon côté, je vais toujours essayer de trouver de la poésie dans des choses qui ne sont pas à première vue poétiques. Il peut y avoir de la grâce dans un château qui brûle, comme on le voit dans Ran (1985) de Kurosawa. Pour le projet Gener8ion, le concept est un peu similaire. On entend beaucoup parler du changement climatique comme de quelque chose d'effrayant qui arrive à une vitesse exponentielle. Et ce n’est pas évident de trouver quelque chose de beau là-dedans. Mais je trouve que l’angle de la jeunesse et des ados qui restent des ados dans ce contexte apocalyptique est intéressant.

Le trailer du projet Gener8ion (2021)

Comme Gus Van Sant et Larry Clark, vous semblez être très attaché à la période de l’adolescence… Pour vous, l’adolescence est-elle le pays dont on ne revient jamais ?
Dans les domaines du romantisme, du cinéma et de l'iconographie, l'adolescence est un moment passionnant parce que c'est un moment où il existe de la folie, de la beauté, de l'innocence, mais aussi de la bêtise. Toutes ces choses réunies vont créer quelque chose d'éternel. Chaque génération, chaque culture, chaque pays a ses adolescents. C'est une sorte de dénominateur commun qui va encapsuler l’insouciance, la recherche de soi et l’incertitude… des thèmes riches à explorer en tant que créateur d'images.

 

De la même façon qu'on ressent, adolescent, des sentiments exacerbés, vos films et vos clips font naître des sensations très vives chez le spectateur…
Je pense que la responsabilité d'un réalisateur ou d'un créateur d'images, c'est d'apporter une iconographie nouvelle et d'aller chercher une forme inédite, surtout lorsqu’on parle du futur proche. On se doit de faire des tentatives et des recherches esthétiques. Ensuite, les émotions seront différentes selon la personnalité et la vision de celui qui regarde ces images.

 

Comment fait-on pour créer quelque chose de vraiment nouveau quand tout semble avoir été tenté ? Est-ce grâce à la technologie ? Dans votre nouveau film, Athena, sorti le 23 septembre sur Netflix, vous avez utilisé des drones et des caméras IMAX…
Je ne pense pas que ce soit la technologie qui permette la nouveauté. Sur Athena, à part deux plans filmés à l’aide de drones, le film aurait presque pu être tourné il y a cinquante ans. Nous avons essayé de garder une sorte de classicisme dans les images. Je ne veux pas suivre les modes de la technologie parce que, sinon, un film peut très vite se périmer. Par contre, mélanger, comme dans Athena, la tragédie grecque avec le décor d'une banlieue fictive permet d’amener des émotions qu’on n’a pas forcément l’habitude de vivre et donc, d'apporter quelque chose de nouveau.

La vidéo de "Neo Surf" (2021) de Gener8ion et 070 Shake

Les trois courts métrages de Gener8ion mettent en scène l'actrice Charlize Theron et d’autres artistes plus émergents comme la rappeuse 070 Shake. Comment choisissez-vous vos acteurs ?
Généralement, le casting se fait assez naturellement. J’avais rencontré Charlize Theron en travaillant avec elle sur une vidéo pour Dior. Je lui ai parlé de mon projet et elle a accepté. Quant à 070 Shake, c’est Surkin qui avait commencé à bosser avec elle sur un morceau. De toute façon, sur des projets comme ça, qui ne génèrent pas d’argent, il faut qu'il y ait une vraie rencontre et que tout se déroule naturellement. C’est la même chose pour les clips. Je n’ai jamais réussi à réaliser un clip pour quelqu’un dont je ne me sentais pas proche. Il faut que ce soit une alchimie artistique où les deux parties ont envie de travailler l’une avec l’autre pour que ça fonctionne.

 

Cela signifie-t-il que vous êtes proche de Jay-Z et Kanye West pour lesquels vous avez réalisé la vidéo de No Church in the Wild (2011)?

Pour la petite histoire, avec Kanye, nous avions pendant longtemps essayé de travailler ensemble sans y parvenir. Puis Jay-Z est entré dans l'équation, et finalement, ça s’est fait. Pour répondre à votre question, je ne suis pas proche d’eux comme des amis qui iraient pêcher ensemble tous les week-ends, mais oui, artistiquement, nous sommes devenus proches. Nous nous appelons, nous discutons et nous avons une sensibilité similaire sur certains sujets. À l’époque, cela nous a permis d’être d’accord dans la façon de concevoir ce clip [qui montre un affrontement entre de jeunes hommes noirs et des policiers, ndr], sans avoir besoin d’intermédiaire. Contrairement à ce qui se passe souvent dans le domaine du clip, il faut que je puisse parler en direct avec l'artiste pour parvenir à sortir une vidéo réussie.

Le making-of du film "Athena" (2022) de Romain Gavras

Vous venez de sortir le making-of de votre film Athena sur YouTube. Pourquoi avoir voulu montrer les coulisses ? Pour qu’on se rende compte que les longs plans-séquences hallucinés ont été tournés de manière réelle, sans fond vert ?
Non, ce n'est pas pour ça, car je pense que, même si on n’est pas un professionnel de l’image, à l’écran, on ressent qu’un fond vert a été utilisé pendant le tournage. Dans Athena, même un profane, me semble-t-il, peut se rendre compte qu’il y a du danger et que les acteurs ont été confrontés à de la pyrotechnie. Tout tourner en vrai n’est pas seulement une coquetterie de réalisateur. C’est plus intéressant pour moi, mais aussi pour les acteurs et pour les spectateurs, qui ne sont pas dupes. Je voulais montrer, à travers ce making-of, que fabriquer un film, c’est une aventure humaine et une forme d’artisanat. On a presque réalisé ce film et ses plans-séquences comme on “file” une pièce de théâtre ou un opéra. Nous avons répété pendant deux mois avec précision les trajets de la caméra et des comédiens pour que le chaos soit parfaitement organisé. C'était vraiment une danse entre la caméra et les acteurs. Comme le film bénéficie de très peu de montage, il s’est construit lors de la prise de vue.

 

Athena est dédié au regretté DJ Mehdi. Comment est-il présent dans le film ?
Sa musique a imprégné le film. Nous nous sommes inspirés de la musique à la fois épique et mélancolique de Mehdi pour créer la bande-son. Il y avait toujours dans ses morceaux un sentiment de victoire et de défaite à la fois. On entend plusieurs morceaux de lui réorchestrés par Surkin, dont Les Princes de la ville (1999) et Lucky Boy (2006), mais aussi des bribes d’inédits de Mehdi. 

 

Athena ne cesse de créer la polémique depuis sa sortie. Jay-Z et David Fincher l'ont adoré, mais il fait aussi l'objet de véhémentes critiques, notamment de la part de l’extrême droite qui vous accuse de glorifier la violence. L’aviez-vous prévu ?
Je pense que, quand on sort dans son pays d’origine un film évoquant de tels sujets [une émeute dans une banlieue fictive ayant lieu dans un futur proche], cela suscite forcément des réactions très contrastées. Ce que je trouve saisissant, c'est que les réactions les plus violentes viennent des extrêmes, soit de l'extrême droite et d’une frange de la gauche. Les critiques viennent autant de Zemmour et des identitaires que d’une partie de la gauche qui ne base sa lecture du monde que sur la représentation. Face à une telle conversation, je suis allé manger du mouton et cueillir des olives en Grèce. Quand on a fini un projet, c'est toujours une bonne idée d'aller se réfugier loin du bruit, dans un pays où on a des attaches [le père de Romain Gavras, le cinéaste Costa-Gavras, est franco-grec]. Mais au-delà des polémiques, le film est resté numéro 1 pendant plus de deux semaines sur Netflix dans plusieurs pays, ce qui aide à relativiser.


Athena (2022) de Romain Gavras, disponible sur Netflix. Les trois premières vidéos du projet Gener8ion sont diffusées, sous forme d'installations, dans plusieurs espaces culturels de la fondation Onassis, à Athènes, jusqu’au 29 octobre 2022.