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13 Rencontre avec Valeria Bruni-Tedeschi, l’actrice qui met en émoi le Festival de Cannes

Rencontre avec Valeria Bruni-Tedeschi, l’actrice qui met en émoi le Festival de Cannes

Cinéma

Valeria Bruni-Tedeschi a soulevé Cannes de rire et de désir cette semaine, avec deux personnages libres, farouches, et complètement différents. D’un côté, une femme larguée par sa copine qui se brise le coude et passe la nuit aux urgences à se plaindre de manière ostentatoire dans La Fracture de Catherine Corsini, de l’autre une écrivaine à la vie balisée face à une tornade sensuelle incarnée par Anaïs Demoustier dans Les amours d’Anaïs, premier film de Charline Bourgeois-Taquet. Rencontre.

Valeria Bruni Tedeschi et Anaïs Demoustier dans “Les amours d’Anaïs” de Charline Bourgeois-Taquet. Copyright Haut et Court. Valeria Bruni Tedeschi et Anaïs Demoustier dans “Les amours d’Anaïs” de Charline Bourgeois-Taquet. Copyright Haut et Court.
Valeria Bruni Tedeschi et Anaïs Demoustier dans “Les amours d’Anaïs” de Charline Bourgeois-Taquet. Copyright Haut et Court.

Figure familière et néanmoins insaisissable du cinéma français, Valeria Bruni-Tedeschi a soulevé Cannes de rire et de désir cette semaine, avec deux personnages libres, farouches, et complètement différents. D’un côté, une femme larguée par sa copine qui se brise le coude et passe la nuit aux urgences à se plaindre de manière ostentatoire dans La Fracture de Catherine Corsini, de l’autre une écrivaine à la vie balisée face à une tornade sensuelle incarnée par Anaïs Demoustier dans Les amours d’Anaïs, premier film de Charline Bourgeois-Taquet. A chaque fois, celle qui a obtenu le Cesar du Meilleur Espoir Féminin en 1994 parait beaucoup s’amuser et jouer en même temps avec ses limites. Sur une terrasse ensoleillée, un peu trop tôt le dimanche matin, la franco-italienne nous a parlé de ses rôles, de son envie de changer l’image des femmes de plus de cinquante ans au cinéma, et de son prochain long-métrage actuellement en tournage où elle revient sur sa jeunesse. Avant peut-être de la retrouver au Palmarès du Jury de Spike Lee ?

 

 

Vous êtes au Festival de Cannes avec trois films, dont deux vous offrent des rôles marquants : La Fracture de Catherine Corsini et Les amours d’Anaïs de Charline Bourgeois-Taquet. Pourquoi ces choix ?

Valeria Bruni-Tedeschi: Si j’adopte un film en tant que comédienne, c’est parce que la vision du monde et des êtres humains que déploie le metteur en scène me parle et même me surprend. J’ai un âge où je ne peux plus et surtout je ne veux plus m’ennuyer ! Je dois absolument être épatée par quelque chose que je ne connaissais pas. On m’ouvre une porte, on m’allume une lumière. A partir du moment où cela se passe, s’il y a de la poésie dans le projet, si je ne m’ennuie pas en prenant un café avec la personne concernée, j’accepte. J’ai joué dans Les amours d’Anaïs parce que la réalisatrice avait réalisé un court que j’avais beaucoup aimé. J’ai trouvé son écriture très particulière, précise et musicale. Dans ces cas-là, j’y vais et j’apporte mon expérience de vie.

 

 

Le personnage que vous interprétez dans Les amours d’Anaïs est une écrivaine percutée par l’arrivée d’une jeune femme.

Elle pourrait être encore plus renversée par cette apparition mais elle retient quelque chose. Ce qui est beau, c’est justement qu’elle reste debout. Cette femme ne tombe pas. D’habitude, mes personnages se cassent la gueule, c’est ma pente naturelle ! Il y a un lien avec son âge également, cette possibilité d’acquérir une sorte de sagesse.

Valeria Bruni-Tedeschi dans “La Fracture” de Catherine Corsini. Copyright Carole Bethuel. Valeria Bruni-Tedeschi dans “La Fracture” de Catherine Corsini. Copyright Carole Bethuel.
Valeria Bruni-Tedeschi dans “La Fracture” de Catherine Corsini. Copyright Carole Bethuel.

Votre personnage dit son âge dans le film : 56 ans. C’est inhabituel.

Moralement, nous étions très d’accord avec Charline Bourgeois-Taquet, la réalisatrice, sur le fait que ne pas dire son âge – alors qu’elle a vingt ans de plus que son amante - en aurait fait un sujet. Mais si on dit “J’ai 16 ans” ou “J’ai 32 ans” ou comme ici “J’ai 56 ans”, la question se trouve naturellement réglée. Je trouve cette notion d’âge intéressante. Il y a des idées nouvelles à trouver. La société va dans un sens, le glamour va dans un sens, mais on peut inventer une attitude plus insolente autour de l’âge des femmes et la manière de le représenter. Dans la vie comme au cinéma, cela me semble important. Peut-être qu’un film comme celui-là fera bouger les états d’esprit, même un tout petit peu. Ce n’est pas l’actualité principale de notre société, qui s’intéresse plus à la place des femmes et à leur protection, à l’égalité avec les hommes, mais cela en fait aussi partie. L’âge d’une femme reste honteux alors que celui de l’homme n’est pas honteux. Quand une femme ne peut plus faire d’enfant après un certain âge, c’est comme si elle devenait un peu inutile. Le problème persiste, mais on peut le transformer.

 

 

Dans Les amours d’Anaïs, vous êtes regardée avec beaucoup de désir. Dans La Fracture de Catherine Corsini, qui a fait grand bruit en compétition et raconte une nuit aux urgences, vous vous cassez le coude. Ce que vous incarnez est toujours très physique.

Charline a réalisé un film plein d’amour et de désir pour Anaïs Demoustier et moi. Je pense que c’est la force du film, cet amour qu’elle nous a porté. Quand à mon corps, il s’agit de mon instrument de travail. J’aime beaucoup quand on me valorise comme Charline le fait, mais le contraire me va aussi. A partir du moment où je décide de rentrer dans le monde d’un autre ou d’une autre, j’ai confiance. Je n’ai pas de problème avec le fait de montrer un sein ou de ne pas montrer un sein. Pour moi, le corps et le visage, c’est pareil. Il n’y a pas tant de différence que cela. Même si, avec le temps, il est difficile de laisser regarder son visage. En tous cas, je m’amuse plus si je n’y mets pas un enjeu trop fort. Au cinéma, je cherche à lâcher prise plutôt que de contrôler mon image.

 

 

Il y a des moments dans les carrières. Durant ce Festival de Cannes, vous incarnez une femme bisexuelle et une lesbienne.

Dans le film de Dominik Moll, Seules les bêtes, il y a deux ans, c’était déjà le cas ! C’est étrange, je ne l’explique pas. On me propose de jouer des personnages amoureux de femmes trois fois de suite. Dans La Fracture de Catherine Corsini, je me suis beaucoup amusée. La rencontre avec la réalisatrice, qui raconte un peu son histoire, a été très belle depuis le premier jour. Ce que j’aime, c’est le manque de contrôle du personnage, justement. Dans la vie, nous sommes contrôlées mais au cinéma on peut décider de faire tout autre chose. Si une femme n’a pas de surmoi, alors elle n’a pas de surmoi. Et Dieu sait si celle-ci l’a compris. Une décision artistique me donne le droit de crier de pleurer, d’insister, alors que dans la vie il ne faut pas insister !

Valeria Bruni-Tedeschi et Pio Marmaï dans “La Fracture” de Catherine Corsini. Copyright Carole Bethuel. Valeria Bruni-Tedeschi et Pio Marmaï dans “La Fracture” de Catherine Corsini. Copyright Carole Bethuel.
Valeria Bruni-Tedeschi et Pio Marmaï dans “La Fracture” de Catherine Corsini. Copyright Carole Bethuel.

Ce personnage de femme amoureuse qui insiste me semble cohérent avec ceux de vos films en tant que réalisatrice.

J’incarne et je crée souvent des personnages qui insistent alors qu’ils ne devraient pas. Dans Il est plus facile pour un chameau… ou Un château en Italie et même Les Estivants… Cela dit, je pense surtout aux Gens normaux n’ont rien d’exceptionnel (1993) de Laurence Ferreira Barbosa et Folle de joie (2016) de Paolo Virzi quand je vois La Fracture. Les trois personnages se donnent la main comme des sœurs. Un fil se tend, des années après. Dans la vie, il y a des fils qu’on tire et qui lui donnent son sens. Quelque chose se crée un peu malgré nous. On en devient peut-être responsable. Le sens de la responsabilité, je le trouve très important pour une actrice. Il y a deux choses centrales pour moi : le sens des responsabilités et l’amour du personnage. Si on n’a que de l’amour, ça ne va pas. Si on ne fait que se sentir responsable sans amour, ça ne va pas non plus. Il faut une conjonction des deux.

 

 

Que faites-vous en repartant de Cannes ?

Je passe seulement deux jours ici car je suis en tournage de mon prochain film, Les Amandiers, sur l’école que j’ai faite à Nanterre il y a plusieurs décennies avec Patrice Chéreau et Pierre Romans. Un film avec notamment Louis Garrel sur ces années et cette période de ma vie, quand j’étais jeune. Comme toujours, j’ai l’impression de faire « fictionner » un journal intime. Avec Noémie Lvovski et Agnès de Sacy avec qui je travaille sur les scénarios, on se laisse le loisir de transformer nos vies en fiction. D’habitude mes films sont comme les journaux intimes de ce qui m’est arrivé il y a cinq ou dix ans. Cette fois, je reviens trente ans en arrière. L’écriture devient un processus d’élaboration des souvenirs. Le cinéma nait comme ça. On entre subitement sur une planète avec d’autres règles. On se laisse la possibilité d’inventer, de mélanger, alors que dans la vie, c’est difficile d’être aussi fluide. Dans mon travail, je suis parvenue à instaurer ces espaces de liberté, avec beaucoup de difficultés parfois. Becs et ongles, je défends ce territoire.

 

 

 

La Fracture de Catherine Corsini. Compétition officielle. Sortie prochainement.

Les Amours d’Anaïs de Charline Bourgeois-Taquet. Semaine de la critique. Sortie le 15 septembre.