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26 Rencontre avec l’autrice Shane Haddad : “Le féminisme a réinvesti la figure de la sorcière”

Rencontre avec l’autrice Shane Haddad : “Le féminisme a réinvesti la figure de la sorcière”

CULTURE

Au mois de janvier, l’autrice de 24 ans a publié son premier roman, Toni tout court, aux éditions P.O.L. Une immersion d’une journée dans la peau de Toni, amatrice de football, qui va au stade le jour de ses 20 ans. Un livre percutant et inattendu sur le passage d’une jeune fille à l’âge adulte.

Shane Addad. Photo par Leo Haddad. Shane Addad. Photo par Leo Haddad.
Shane Addad. Photo par Leo Haddad.

À l’âge de 24 ans, Shane Haddad vient de publier son premier roman chez un éditeur prestigieux, P.O.L. Toni tout court accompagne Toni, sa protagoniste féminine, le jour de son vingtième anniversaire. Au cours de cette journée, la jeune femme se débat avec un sentiment de malaise intense et voit son corps se révolter, de vomissure en blessure. Au fil des chapitres, Shane Haddad déploie une prose directe et sans fioritures, dans le courant “flux de conscience” – une technique d’écriture cherchant à reproduire le fil de la pensée – popularisé par James Joyce ou Virginia Woolf. Au plus près de son personnage, elle refuse toute description extérieure ou caractérisation trop sociologisante pour privilégier la présence intense de Toni au monde. Suspendue entre la fin de l’adolescence et le début de l’âge adulte, Toni cherche comment habiter son corps sans s’en remettre aux prescriptions genrées et aux stéréotypes féminins. C’est le soir, au stade de football – un lieu considéré pourtant comme encore très masculin, voire hostile aux femmes – qu’elle trouve une forme de paix. Parmi les supporters, son corps peut enfin résonner d’une joie exubérante et collective. Entretien avec Shane Haddad, une jeune autrice à suivre.

 

 

Numéro : Vous avez suivi un cursus universitaire de création littéraire. Comment et quand décide-t-on, si jeune, qu’on deviendra écrivaine ?
Shane Haddad : Je savais déjà, au lycée, que je souhaitais écrire, même si je ne pouvais pas dire exactement quoi. J’ai commencé par suivre une prépa littéraire pour pouvoir analyser des textes et approfondir ma culture. Puis je me suis orientée vers une licence de théâtre, ce qui m’a aidée pour concevoir plus clairement la structure dramaturgique d’un texte. J’ai travaillé en parallèle dans un théâtre, et aussi dans une librairie. Et en 2018, je me suis engagée dans un master de création littéraire. À ce moment-là, j’ai compris que je souhaitais aller vers la fiction descriptive plutôt que vers la poésie.

 

 

Quels sont les écrivains qui ont accompagné votre adolescence ?
Les modèles d’écriture qu’on nous propose dans l’enseignement secondaire sont plutôt liés à des écrivains masculins, dans lesquels j’avais du mal à me reconnaître. À la fin du lycée, j’ai cependant été très interpellée par La Modification, de Michel Butor. Son écriture tendue, amère, sa dramaturgie du texte et du rebondissement allaient à l’encontre de l’esthétique du “nouveau roman”. Et son traitement des personnages féminins était novateur à mes yeux.

 

 

En général, vous reconnaissez-vous davantage dans des écrivaines que dans des écrivains ?
Au cours de mon master, j’ai été guidée par des écrivaines. Et je suis passée d’une écriture romantique à quelque chose de beaucoup plus granuleux. Écarlate, de Christine Pawlowska, m’a particulièrement touchée. Il s’agit d’un livre pourtant peu connu qui décrit une jeune femme qui a trop d’amour à donner. Son écriture morcelée, elliptique, conjugue une violence de l’esprit à une sorte de douceur formelle.

 

 

Existe-t-il une spécificité de l’écriture féminine ?
Je continue de me poser la question. S’il y en a une, elle se situe, je pense, dans le rapport au corps. Car il y a tout un pan de la littérature masculine, très machiste, qui représente des femmes toujours sibyllines, mystérieuses, sur un piédestal, qui n’existent que par leur beauté. Le rapport au corps et à la sexualité trouve une vraie justesse dans l’écriture féminine, chez Virginia Woolf et Marguerite Duras, par exemple. Je suis frappée par la jouissance, la gourmandise de l’écriture et du rapport au corps, que je ne retrouve pas dans l’écriture masculine. Sauf, peut-être, chez Arthur Rimbaud, qui a une façon de revendiquer le corps qui transcende les genres.

 

 

Votre écriture fonctionne par récurrence, par sédimentation, comment avez-vous trouvé votre style ?

Je suis partie sur une sorte de schéma de répétition, d’obsession, quelque chose de très rythmé et musical. Car je devais constamment passer par un processus de répétition pour me convaincre que je pouvais écrire un roman. Mon corps était assis face à un ordinateur des journées entières, dans un silence de plomb, et il fallait que j’arrive à extraire une voix de ce corps. J’ai dû revenir à la simplicité des phrases courtes pour comprendre vers quoi j’allais. Et c’est devenu le style de Toni tout court, la signature de mon livre. Chaque fois que je me remettais à écrire, il fallait que je relise tout ce que j’avais écrit auparavant, pour me dire que Toni existait. Toni est là, que fait Toni ? C’est la question que je me suis posée pendant deux ans. C’est ce qui a donné cette forme de serpent qui se mord la queue. Quand je suis sortie de ce rythme, le livre s’est fini naturellement.

 

 

“Dans la poésie de l’écriture, on développe une perception active du corps. Pour les femmes, c’est donc une libération, car on peut enfin exprimer une perception très personnelle. On utilise les mots comme une arme militante et poétique, alors qu’on nous a assignées à la passivité pendant des siècles.”

 

 

On entend beaucoup dire que votre génération ne lit pas, qu’elle est happée par Internet et les réseaux sociaux. Qu’en pensez-vous ?
Sur les réseaux sociaux, on répète, on ressasse, on est dans l’espace du militantisme. C’est une prise de parole, mais ce n’est pas une écriture. L’écriture se doit de trouver une certaine poésie, car elle laisse une trace, et c’est dans cette poésie qu’on développe une perception active du corps. Pour les femmes, c’est donc une libération, car on peut enfin exprimer une perception très personnelle. On utilise les mots comme une arme militante et poétique, comme une mise en action, alors qu’on nous a assignées à la passivité pendant des siècles. Le female gaze émerge aussi au cinéma, comme dans tous les arts.

 

 

Pourquoi avoir choisi Toni pour prénom de votre héroïne ?
Je voulais un prénom qui ne détermine pas ce personnage en termes de genre. Il s’avère qu’elle est une femme, mais la féminité ne se résume pas à se maquiller, à porter des jupes et des talons, c’est plus complexe que cela. Le personnage est une matière de fiction, un outil narratif, j’avais envie qu’il soit multiple. Je voulais donc l’ouvrir à toute possibilité fictionnelle.

 

 

Toni est la fille du président d’un club de football, ce qui est aussi votre cas. Quelle perception du football avez-vous eue dans votre expérience personnelle, et quel objet avez-vous eu envie d’en faire dans votre roman ?

J’ai toujours entendu dire, plus jeune, que le foot était réservé aux hommes. C’est, encore aujourd’hui, un milieu dominé par les hommes, où les femmes ont peu de présence. Moi, j’ai été spectatrice passive, puis je me suis rendu compte que j’aimais ça parce que j’ai vécu les matchs en tribune, donc j’ai eu une expérience corporelle du football, qui n’a été ni féminine ni masculine. C’était une expérience de supporter. J’ai aussi eu la chance de voir le football dans ses coulisses, les vestiaires, les couloirs... ces jeunes joueurs qui portent déjà un poids immense. Toni porte elle aussi un poids, qui ne s’explique pas de la même façon, bien sûr.

 

 

Que représente cette blessure à sa main, qui ne cesse de saigner ?
J’ai l’impression qu’elle matérialise la colère de tous les personnages féminins et de toutes les autrices que j’ai lues. Perdre du sang chaque mois est le propre du féminin, c’est même une condamnation biblique. Les femmes doivent quasiment s’excuser d’exister. Récemment, le féminisme a réinvesti la figure de la sorcière, avec l’idée d’un lien magique à l’Univers, et cette idée que suivre son corps n’est pas si mal. Mais Toni n’a pas encore toutes ces clés, elle est à la charnière de l’adolescence et de l’âge adulte. On passe notre adolescence assis à des bureaux, sans contact avec la nature, le corps contraint, restreint, alors que des transformations profondes se jouent à ce moment-là à l’intérieur de nous. Comme si, en contenant les énergies, on les faisait disparaître, alors que c’est l’inverse.

 

 

Vous avez travaillé en tant que médiatrice culturelle auprès d’adolescents, et animé des ateliers d’écriture avec les jeunes licenciés du Red Star FC [club de football de Saint-Ouen]. Comment transmettre l’amour des mots et de la littérature ?

C’est une question très complexe. Je ne suis pas sûre que l’école aborde la littérature de façon très intéressante : elle ne prête pas à une lecture intime et personnelle, plutôt à une forme de révérence face au patrimoine. Les adolescents de banlieue avec qui j’ai travaillé au Red Star FC ont écrit les plus beaux poèmes que j’ai lus en 2021. Ils ont un sens de la phrase, notamment parce qu’ils écoutent du rap, qui propose une voix sonore, rythmée... Il est difficile de se projeter dans La Peau de chagrin de Balzac, c’est une écriture qui date. Mais je connais beaucoup de romans qui peuvent plaire à des jeunes de 15 ans. Tout est une question de représentation et de projection.

 

 

Toni tout court de Shane Haddad, 160 p., éd. P.O.L.