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06 Le génie d'Elsa Schiaparelli en 6 créations légendaires

Le génie d'Elsa Schiaparelli en 6 créations légendaires

MODE

Alors que la semaine de la haute couture touche à sa fin, le musée des Arts décoratifs – MAD – de Paris met à l'honneur Elsa Schiaparelli  (1890-1973) à travers une riche rétrospective inaugurée ce mercredi 6 juillet, qui met à l'honneur l'histoire d'une des créatrices les plus talentueuses du 20e siècle, jusqu'à la renaissance récente de sa maison sous l'égide de son directeur artistique Daniel Roseberry. A travers la présence de plus de 200 vêtements et accessoires, des centaines de dessins, mais aussi des flacons de parfum et des œuvres d'artistes tels que Jean Cocteau, Salvador Dalí ou Leonor Fini, avec lesquels Elsa Schiaparelli entretenait des relations privilégiées donnant lieu à des collaborations fructueuses, l'exposition permet de découvrir le génie d'une véritable avant-gardiste de la mode qui aura su inspirer des générations de créateurs. Focus sur 6 de ses créations emblématiques.

Elsa Schiaparelli en collaboration avec Salvador Dalí, Robe du soir (1937). Soie © Philadelphia Museum of Art

Elsa Schiaparelli en collaboration avec Salvador Dalí, Robe du soir (1937). Soie © Philadelphia Museum of Art

George Platt Lynes, "Salvador Dalí” (1939). Photographie © Estate of George Platt Lynes

George Platt Lynes, "Salvador Dalí” (1939). Photographie © Estate of George Platt Lynes

La robe homard : emblème d'une mode surréaliste et chef-d'œuvre de collaboration avec Dalí

 

 

Lorsque l’on pense aux proches relations qui unissent Elsa Schiaparelli et les artistes, notamment les surréalistes, la pièce la plus représentative de ces échanges prolifiques est sans doute la fameuse robe homard. Réalisée pour la collection été 1937 de la créatrice, le vêtement léger, sans manches et en soie blanche ceinturée pour former une coupe empire intègre sur sa jupe une peinture du crustacé, du même rouge que la pièce qui marque sa taille haute. C’est à son ami Salvador Dalí que la couturière commande cette peinture, lui qui avait déjà créé pour elle un poudrier imitant le cadran rotatif d’un téléphone et dessiné un tailleur à poches tiroirs inspiré par ses propres toiles. Passionné par le homard, dont il fait notamment le combiné d’un étonnant téléphone noir créé en 1936 pour le poète Edward James, le célèbre artiste espagnol réinterprète ici ce motif à l’aune de la vision de la créatrice de mode. Déployé sur le bas de la robe d’un blanc virginal, l’animal devient une incarnation crue de la féminité qui permet à Elsa Schiaparelli de contourner très visiblement par le vêtement et cette allégorie les tabous qui briment encore largement l’expression de leur sexualité. Elle renvoie également à une photographie de Man Ray qui intégrait quelques années plus tôt un homard sur un buste féminin, ainsi qu’à une couverture du magazine surréaliste de référence Minotaure signée par Dali lui-même, où le crustacé surgit du ventre d’une femme hybride à tête de taureau. Délicieusement subversive, la robe homard d’Elsa Schiaparelli sera portée par la future duchesse de Windsor Wallis Simpson pour sa lune de miel, signifiant l’influence de la créatrice dans les plus hautes sphères de la société anglo-saxonne.

Elsa Schiaparelli, Boléro Cirque (été 1938) Broderie de ganse de soie sur crêpe de soie, broderie de fils de soie, lacets, cabochons, perles et miroirs par Lesage Musée des Arts décoratifs © Les Arts Décoratifs / Christophe Dellière Elsa Schiaparelli, Boléro Cirque (été 1938) Broderie de ganse de soie sur crêpe de soie, broderie de fils de soie, lacets, cabochons, perles et miroirs par Lesage Musée des Arts décoratifs © Les Arts Décoratifs / Christophe Dellière
Elsa Schiaparelli, Boléro Cirque (été 1938) Broderie de ganse de soie sur crêpe de soie, broderie de fils de soie, lacets, cabochons, perles et miroirs par Lesage Musée des Arts décoratifs © Les Arts Décoratifs / Christophe Dellière

Le boléro de la collection “Cirque” : hommage à la fête et au travail des ateliers Lesage

 

 

La fête, les bals costumés et le spectacle ont toujours beaucoup compté pour Elsa Schiaparelli, au point de l’amener à extraire de ces instants de détente et d’évasion les idées d’un bon nombre de ses créations. La collection été 1938 en est l’exemple même, prenant pour point d’ancrage tout un domaine riche en images, en histoires et en couleurs : le cirque. Très friande de ce monde mêlant prouesses artistiques, humour et magie, la créatrice s’inspire aussi bien des clowns que des trapézistes, jusqu’aux animaux dressés pour livrer des performances remarquables, comme les numéros équestres présentés par les frères Bouglione au Cirque d’Hiver à l’époque. Si les chevaux sont récurrents parmi les 132 modèles de sa riche collection, on trouve également dans les pièces les plus mémorables un boléro en crêpe de soie rose pâle doublée de fuchsia où apparaissent plusieurs éléphants se tenant debout, la trompe en l’air, sur leur socle circulaire. Toute la singularité de cette pièce exceptionnelle réside dans les effets de texture créés par la broderie de ganse de soie grâce aux ateliers Lesage, avec laquelle la créatrice collabore depuis 1934. À elle seule, cette création incarne l’esprit joyeux, léger et coloré de la collection “Cirque”. D’ailleurs, lorsqu’elle la dévoile au public en février 1938 dans ses fameux salons de la place Vendôme, où elle a installé sa maison trois ans plus tôt, Elsa Schiaparelli va jusqu’à convier un trio de clowns pour faire de son défilé un spectacle burlesque qui marquera les esprits de ses spectateurs. Plus tard, ce sera le théâtre, et particulièrement la commedia dell’arte, dans la couturière italienne viendra piocher des idées pour sa collection printemps 1939, avec par exemple la figure d’Arlequin qui, à travers ses losange contrastés caractéristiques, apparaîtra sur plusieurs créations de la couturière. Après Schiaparelli, l’univers du cirque ne cessera d’inspirer des générations de créateurs, de Thierry Mugler à John Galliano puis Maria Grazia Chiuri pour Dior.

Leonor Fini et Fernand Guéry-Colas, Flacon de parfum Shocking, 1937. Cristal et verre © Archives Schiaparelli © Adagp, Paris, 2022 Leonor Fini et Fernand Guéry-Colas, Flacon de parfum Shocking, 1937. Cristal et verre © Archives Schiaparelli © Adagp, Paris, 2022
Leonor Fini et Fernand Guéry-Colas, Flacon de parfum Shocking, 1937. Cristal et verre © Archives Schiaparelli © Adagp, Paris, 2022

Le parfum Shocking : récit d'un succès délicieusement subversif

 

 

Comme pour la plupart des grand couturiers et de maisons de mode, la renommée d’Elsa Schiaparelli ne s’est pas construite uniquement sur ses vêtements. Les parfums comptent tout particulièrement dans l’établissement de l’identité de sa maison dès sa première fragrance baptisée “S” et commercialisée en 1929, soit deux ans à peine après que la jeune femme a dévoilé sa première collection en son nom. Le S deviendra dès lors l’initiale de la plupart de ses parfums, comme le plus connu, Shocking, qu’elle imagine en 1937. A l’époque, la créatrice ambitionne de proposer un parfum de couture, dont elle tient à travailler avec la même attention le contenu, le contenant et la publicité. Pendant que le parfumeur Jean Carles sera invité à créer une fragrance ambrée florale avec une grande charge érotique, c’est la peintre surréaliste Leonor Fini, amie d’Elsa Schiaparelli, qui sera invitée à imaginer son flacon en verre : inspirée par le corps de la star du cinéma américain Mae West, pour laquelle la créatrice italienne a réalisé plusieurs tenues, sa forme de buste tronqué évoque un mannequin de couture et s’agrémente d’un ruban bleu gradué qui l’enserre pour former un X – clin d’œil assumé au mètre-ruban des couturières – au centre duquel apparaît un médaillon estampillé de la lettre S. Contenu dans un coffret cylindrique rose fuchsia éclatant, baptisé lui aussi “Shocking pink” par la créatrice lorsqu’elle décide en 1936 d’en faire sa couleur emblématique, le parfum Shocking dégage par ses notes olfactives, la forme de son flacon et son emballage une sensualité flamboyante autant qu’un certain humour, qui ne manquera pas d’inspirer plus tard des créateurs tels que Jean Paul Gaultier pour son célèbre parfum Le Mâle.

Elsa Schiaparelli, détail de la Veste Papillon (été 1937). Laine. Musée des Arts décoratifs © Valérie Belin

Elsa Schiaparelli, détail de la Veste Papillon (été 1937). Laine. Musée des Arts décoratifs © Valérie Belin

Horst P Horst, Vogue USA (15 mars 1937).

Horst P Horst, Vogue USA (15 mars 1937).

La collection “Papillon” : la nature et la métamorphose comme sources d'inspiration infinies

 

 


Dès ses débuts, Elsa Schiaparelli est de ses créatrices dont les sources d’inspiration se transcrivent de la façon la plus visible, voire littérale. Point d’ancrage de sa collection été 1937, le papillon lui permet de dérouler un récit parlant de métamorphose, de batifolage ou encore de l’aspect éphémère de l’existence. Pour l’Italienne, l’insecte est aussi fascinant par ses multiples variétés d’espèces, de motifs et de couleurs, mas aussi ses jeux de trompe-l’œil. Au-delà de sa présence dans la collection à travers diverses broderies et imprimés, on le retrouve également, plus littéralement, en volume et à taille réelle sur une veste de jour en drap de laine gris clair, portée avec une jupe assortie. Comme à son habitude, la couturière casse les codes et s’amuse avec les détails : en plus de retirer le revers du col habituellement associé à ce type de pièce, le bouton qui permet de fermer la veste à la taille est dissimulé par un papillon méticuleusement peint sur des feuilles de Rhodoïd, dont elle reproduit et applique trois modèles similaires à la taille croissante sur le pan gauche de la veste, comme pour y dessiner leur envol progressif vers le ciel. D’ailleurs, deux de ces papillons viendront s’accrocher sur le canotier en paille porté avec la robe, soulignant l’esprit printanier et onirique de cet ensemble. Sous-jacente dans la plupart de ses créations, la fascination pour la nature, la mythologie et la métamorphose d’Elsa Schiaparelli trouvera sans doute l’un de ses plus beaux aboutissements dans sa collection “Païenne”, présentée pour l’automne 1938, où la figure de Pan, les récits d’Ovide et les nymphes et déesses gréco-romaines représentées dans le Printemps de Botticelli inspireront un vestiaire poétique dans lequel les formes végétales fusionnent avec des robes, capes et bijoux.

Elsa Schiaparelli, Manteau du soir (automne 1937). Tricot de rayonne, broderies de fils de soie, de lames et application de fleurs en soie par Lesage © Philadelphia Museum of Art Elsa Schiaparelli, Manteau du soir (automne 1937). Tricot de rayonne, broderies de fils de soie, de lames et application de fleurs en soie par Lesage © Philadelphia Museum of Art
Elsa Schiaparelli, Manteau du soir (automne 1937). Tricot de rayonne, broderies de fils de soie, de lames et application de fleurs en soie par Lesage © Philadelphia Museum of Art

Le manteau du soir inspiré par Jean Cocteau : témoin d'une amitié et d'une passion pour l'illusion

 

 

Présentée en janvier 1927, la première collection d’Elsa Schiaparelli après de la création de sa propre maison en est la preuve : les trompe-l’œil et jeux d’illusion passionnent la jeune Italienne, arrivée à Paris cinq ans plus tôt. Au fil d’un vestiaire intégralement composé de pièces tricotées, la créatrice dévoile des pulls à la coupe très simple qui imitent des vareuses, des chemisiers ou des cravates par l’intégration savante de motifs contrastés directement dans leur maille. Dix ans plus tard, la couturière continue d’utiliser le vêtement comme support de dessins figuratifs, grâce notamment à l’aide de la maison de broderie Lesage et de ses amis artistes. Car outre Salvador Dalí, une autre figure de l’art du début du 20e siècle comptera beaucoup pour Elsa Schiaparelli : Jean Cocteau. Fasciné par l’excentricité de la jeune femme à l’époque où les tendances parisiennes l’opposent à la sobriété défendue par Gabrielle Chanel, le poète et peintre français réalisera pour elle deux dessins, dont l’un représente deux visages identiques se faisant face afin que les contours de leurs profils dessinent la forme d’un vase empli de fleurs. Grâce aux ateliers Lesage, Elsa Schiaparelli fait reporter cette image ambiguë sur le haut du dos d’un manteau en jersey de soie violacé, appuyant le rouge des lèves et le bleu des yeux par l’application de paillettes, et le volume des roses par des pliages habiles de tissu cousu en relief. Dans ses mémoires publiées en 1954, la créatrice défendra l’importance de ces collaborations artistiques, à l’époque assez rare dans la mode occidentale mais devenues aujourd’hui monnaie courante chez les créateurs et maisons : “travailler avec des artistes tels que Bébé Bérard, Jean Cocteau, Salvator Dalí [sic], Vertès et Van Dongen, avec des photographes comme Honingen-Huene [sic], Horst, Cecil Beaton et Man Ray, avait quelque chose d’exaltant. On se sentait aidé, encouragé, au-delà de la réalité matérielle et ennuyeuse, qu’est la fabrication d’une robe à vendre.”

Elsa Schiaparelli, détail de la Cape Phoebus (hiver 1937-1938). Laine, soie et broderie. Musée des Arts décoratifs © Valérie Belin Elsa Schiaparelli, détail de la Cape Phoebus (hiver 1937-1938). Laine, soie et broderie. Musée des Arts décoratifs © Valérie Belin
Elsa Schiaparelli, détail de la Cape Phoebus (hiver 1937-1938). Laine, soie et broderie. Musée des Arts décoratifs © Valérie Belin

La cape Phoebus : synthèse étincelante du génie d'Elsa Schiaparelli

 

 

Giovanni Schiaparelli, l’oncle d’Elsa Schiaparelli, était en Italie un astronome réputé. Dès son enfance, il identifie sur la joue de sa nièce des grains de beauté dont le placement lui évoque celui de la Grande ourse. Dès lors, les étoiles et planètes ne cesseront de fasciner la jeune Italienne. Passionnée d’astrologie, la créatrice en fait le thème de sa collection hiver 1938-1939, qui représente sans doute l’apogée de sa maison, de ses ressources et de sa créativité. Au fil des vestes, capes, robes et manteaux, les lumières de la galaxie scintillent par des broderies de fils d’or, paillettes et lames métalliques représentant les astres, les rayons et autres constellations d’étoiles. Chef-d’œuvre de cette collection, sur lequel s’ouvre l’exposition au MAD, la cape du soir Phoebus illustre à elle seule toute l’essence de la maison Schiaparelli : sa ratine – un épais tissu de laine – est intégralement coupée dans le même “Shocking pink”, rose fuchsia signature de la créatrice, tandis qu’apparaît au dos du vêtement un visage auréolé de rayons dorés et argentés qui évoque un soleil souriant, minutieusement brodé grâce au savoir-faire exceptionnel de la maison Lesage. Inspirée par la figure mythologique de la Méduse, créature maléfique à la chevelure de serpent, cette figure devient ici plus bienveillante alors que la couturière y intègre également des références au roi soleil Louis XIV et l’opulence de son palais à Versailles, autant qu’à Apollon, dieu grec du soleil – que l’on nomme aussi parfois Phoebus. Une manière poétique et délicate de traduire le sens de la narration, mais aussi du détournement, inhérent aux créations de Schiaparelli.

 

 

“Shocking ! Les mondes surréalistes d'Elsa Schiaparelli”, du 6 juillet 2022 au 22 janvier 2023 au MAD, Paris 1er.