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13 Rencontre avec Olivier Rousteing : “Je m'étais retranché derrière une image de moi assez superficielle”

Rencontre avec Olivier Rousteing : “Je m'étais retranché derrière une image de moi assez superficielle”

MODE

Pendant la Fashion Week parisienne, Olivier Rousteing a célébré sa dixième année aux rênes de Balmain en fusionnant son défilé avec un festival de musique ouvert au grand public. Avec cet événement exceptionnel rassemblant les tops models d’hier et ceux d’aujourd’hui, le jeune directeur artistique donnait corps à sa vision très pertinente de la mode, conjuguant l’héritage couture de la maison avec l’inclusivité, les réseaux sociaux et l’entertainment.

Olivier Rousteing par Francesca Beltran Olivier Rousteing par Francesca Beltran
Olivier Rousteing par Francesca Beltran

NUMÉRO : Vous venez de célébrer vos dix ans à la tête de Balmain, qu’avez-vous ressenti à cette occasion ? 

OLIVIER ROUSTEING : Beaucoup d’émotion, de nostalgie aussi. En retravaillant sur mes archives, je me suis rappelé mes débuts. Peu de designers aujourd’hui peuvent se vanter d’une telle longévité à la tête d’une maison.

 

Le défilé, qui reprenait notamment des modèles de vos débuts, mêlait des icônes d’hier et d’aujourd’hui : Carla Bruni, Naomi, Milla Jovovich cotoyaient le mannequin “plus size” Precious Lee… Vouliez-vous construire un pont entre deux générations ?

C’est en effet ce que j’essaie de faire depuis plusieurs années, connecter la nouvelle génération avec l’ancienne. Car je travaille dans une maison qui date de 1945, mais je suis un designer assez jeune par rapport aux autres, et mon public est lui aussi assez jeune. J’ai la chance aujourd’hui de pouvoir montrer à nos clients ce qu’était la mode hier. Ils connaissent les Instagirls d’aujourd’hui, mais pas forcément les icônes qui les ont précédées. C’est très beau de voir la réaction des jeunes face à Carla Bruni, notre ancienne Première Dame, dont ils ne connaissent pas le passé de mannequin, et qui incarne une quintessence du chic parisien. Et aussi l’émotion qu’ils ressentent face à Precious Lee, une beauté qui n’aurait jamais défilé, il y a quelques années de cela.

 

Vous faites partie des rares créateurs de couleur à la tête d’une maison, et vous êtes aussi l’un des rares à avoir très tôt pratiqué l’inclusivité, un thème qui vous est cher. 

C’est grâce aux réseaux sociaux que la mode a pris conscience que ses portes étaient trop fermées. J’ai célébré mes dix ans chez Balmain avec Cindy Bruna, Precious Lee, Naomi, ces femmes noires qui se sont battues pour être mannequins ; mais également avec Natasha Poly, Eddie Campbell, Natalia Vodianova, qui font aussi par tie de mon univers. L’inclusivité, c’était aussi inviter un large public à venir voir ce défilé-concert, en mettant en vente des places comme pour un vrai festival. Car partager le rêve de la mode ne le tue pas, c’est une idée reçue. Cette ancienne vision liant la mode à l’exclusivité et à la frustration n’a plus de raison d’être. Les jeunes d’aujourd’hui ont envie de rêver en se disant qu’ils pourront accéder à l’objet de leur rêve un jour. La définition du chic doit évoluer, elle reste très enfermée dans les habitudes de pensée d’une époque passée. Est-ce qu’être chic, c’est être anorexique ? Et, si la marinière peut certes rappeler Jane Birkin, cela n’a pas de sens de toujours la ramener aux années 60. Je suis un des plus grands fans des valeurs françaises, mais on peut aujourd’hui les aimer tout en les déclinant dans le vocabulaire d’une nouvelle génération et d’une nouvelle vision du monde. Nous sommes encore trop nostalgiques.

 

Votre univers s’enracine à la fois dans la culture hexagonale et dans une culture pop mondiale. Vous avez utilisé des chansons françaises en bande-son de vos défilés, et, depuis vos débuts, vous êtes proche de Beyoncé et de Rihanna… La musique est-elle un élément fondateur de votre ouverture sur le monde ?

Oui, en termes de communauté et d’inclusivité, j’ai toujours été plus inspiré par la musique que par la mode. La musique reflète mieux le monde d’aujourd’hui parfois que notre industrie. J’aime faire rêver les gens tout en leur faisant sentir qu’ils appartiennent à une communauté. Avec les sorties d’albums, les concerts, la musique accompagne les moments de nos vies… la mode a la capacité de le faire, mais elle doit ouvrir encore ses portes. 

 

Conscient que la mode fait désormais partie intégrante du champ de l’entertainment, vous avez récemment annoncé une collaboration avec Netflix autour du film The Harder They Fall [Balmain propose une capsule autour de ce western produit par Jay-Z, dont le héros est un cow-boy afro-américain].

Pour rester per tinente, la mode a besoin à présent de plateformes et de porte-voix, qu’il s’agisse de Netflix, des musiciens pop, ou des réseaux sociaux. Le documentaire Wonderboy [qui suit Olivier Rousteing, né sous X, dans la recherche de ses origines familiales], comme le long-métrage The Harder They Fall, permettent de communiquer au-delà du défilé et des looks de la saison. Cela permet de faire connaître à un large public le nom de la maison Balmain, qui était encore une belle endormie au début des années 2000. C’est un challenge auquel je me suis vraiment attelé au cours de ces dix dernières années.

 

Qu’avez-vous ressenti lorsque vous avez découvert le message très émouvant que vous a adressé Beyoncé, et qui était diffusé au début du défilé ?

Je me souviens que j’étais en essayages, et que j’ai pleuré. Je suis Bordelais, je viens d’une famille humble, et je faisais mes devoirs, au lycée, avec des posters de Destiny’s Child sur les murs de ma chambre. Donc, même si demain tout s’arrête pour moi, j’aurai connu une vraie consécration, emplie d’une immense bienveillance et de beaucoup d’amour. Beyoncé me dit que j’ai apporté un vrai changement dans la mode…

 

Balmain a beaucoup évolué depuis dix ans,les défilés sont aujourd’hui plus fournis, et vous dessinez davantage de collections. Vous réveillez-vous tout de même le matin en vous disant que vous adorez votre métier ?

Absolument, car Balmain est devenu mon histoire, alors qu’à mes débuts, j’essayais d’être à la hauteur de son histoire. J’étais l’élève, et je suis devenu le guide. C’est tellement beau de créer, et j’ai la chance de toucher à tant d’autres univers. Donc je ne suis pas quelqu’un qui va se plaindre de la pression de la mode, j’aime dessiner toutes ces collections. Je me sens en accord avec moi-même. La seule chose qui pourrait m’arrêter, c’est si un jour, on me brise les ailes.

 

Avez-vous reçu un soutien sans faille en interne ?

J’ai dû livrer quelques combats. Les réseaux sociaux, l’inclusivité, cela n’allait pas forcément de soi dans la maison… Mais quand je n’avais pas ce soutien, j’ai fait en sorte de l’obtenir. L’esthétique de Balmain, à l’époque où j’ai repris les rênes, était très parisienne, mais ce n’était clairement pas celle du Paris que je vivais tous les jours. J’ai absorbé toute cette histoire, et un jour j’ai pu me dire que j’allais l’interpréter à ma manière.

 

Ces dernières années, vous avez aussi dévoilé des facettes plus vulnérables de vous-même, dans votre documentaire Wonderboy, ou récemment sur les réseaux sociaux, lorsque vous avez évoqué l’accident domestique qui vous a causé de graves brûlures.

Ne pas montrer sa vulnérabilité, c’est prendre le risque de s’enfermer dans un personnage. Je me suis retranché un moment derrière une image de moi assez superficielle, ce qui m’a permis de me protéger et aussi de me chercher. Mais je me suis rendu compte que le personnage que j’avais créé était en train de prendre le dessus sur la personne que j’étais vraiment… cela devenait un piège. J’ai alors voulu assumer mes faiblesses, la vulnérabilité liée à l’histoire de mon adoption. Pour me connaître, je devais par tir à la recherche de mes origines. Et j’ai voulu montrer qu’il y avait quelqu’un derrière Balmain, qui prenait beaucoup de plaisir dans son travail mais qui vivait une grande solitude. Cela m’a permis aussi de garder les pieds sur terre, car j’ai cassé mon propre mythe. Puis, il y un an, mon accident a été un véritable choc. J’ai pris conscience que rien n’est jamais acquis. Mon aspect physique, ma santé ne le sont pas. Un matin, je me suis réveillé à l’hôpital plein de bandages. J’avais eu un accident dans la nuit, et j’étais dans le déni, je ne comprenais pas la gravité de mes blessures. Je devais rester à l’hôpital un mois, et j’ai réussi à négocier de n’y aller que le matin, afin de pouvoir travailler l’après-midi. Cette année a été horrible, mais elle m’a aussi donné l’occasion de rencontrer des personnes incroyables, les infirmières de l’hôpital Saint-Louis. J’étais dans un état d’absolue vulnérabilité, ne pouvant même pas me laver moi-même, et ces personnes ont été très bienveillantes. J’ai vraiment pris conscience de ce système médical incroyable que nous avons, et des personnes fantastiques qui y travaillent. À l’époque, le Covid repartait de plus belle, et j’ai vu concrètement les effets de ce tsunami à l’hôpital – mon lit a dû être réquisitionné. Au bureau, je dissimulais mes bandages sous des casquettes, des cols roulés, seule mon équipe très proche était au courant de la situation. Rien n’a fuité, ces personnes ont gardé le secret absolu. C’est aussi pour cela que j’ai posté récemment cette photo de moi avec mes bandages, pour dire : attention, les réseaux sociaux ne montrent pas la vraie vie. Il ne faut jamais l’oublier. Donc après cette épreuve, fêter aujourd’hui mes dix ans à la tête de la maison n’a que plus de saveur.