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10 Rencontre avec Michaela Stark, la créatrice qui sublime l'imperfection des corps

Rencontre avec Michaela Stark, la créatrice qui sublime l'imperfection des corps

MODE

Créatrice de lingerie qui a notamment séduit Beyoncé, Michaela Stark s'emploie depuis quelques années à refaçonner les corps par des pièces délicates et ultra-fines qui enserrent la chair, compressent les membres et accentuent les rondeurs, définissant de nouveaux idéaux de beauté hors des standards autoritaires. Au 3537 à Paris, l'Australienne basée à Londres expose pour la première fois, et jusqu'au 19 décembre, ses créations, réunissant certains de ses corsets et autres sous-vêtements, mais également des photographies réalisées par Sølve Sundsbø. Rencontre.

Michaela Stark Michaela Stark
Michaela Stark

La graisse du ventre qui, en position assise, fait saillie, une poitrine jugée trop pendante, une pilosité abondante au niveau des parties intimes ou encore des vergetures qui strient les jambes… l'être humain n’est pas en manque de complexes sur son corps, nourris par une société qui a longtemps érigé jeunesse et minceur en idéaux. Prenant le contre-pied absolu de ces normes sociales, Michaela Stark a fait de ces “imperfections” un mantra ainsi qu’une véritable ambition créative. Depuis 2017, cette créatrice de mode australienne basée à Londres réalise des pièces de lingerie qui épousent la silhouette autant qu’elles la déforment : ses corsets sont asymétriques pour compresser l’un des deux seins, ou ajourés pour en laisser déborder le ventre, ses culottes s'affinent pour laisser dépasser les poils pubiens, tandis que ses jarretières enserrent les cuisses afin de les boudiner et accentuer leurs rondeurs. Pour la jeune femme qui a commencé à expérimenter dans sa chambre, sur son propre corps, il s’agit avant tout d’aborder la chair comme objet malléable et de sublimer son potentiel protéiforme à l’aide de pièces pensées comme des secondes peaux – de leurs couleurs chair et poudrées à leurs tissus ultra-fins, soyeux ornés de perles délicates. À travers un habile jeu de cacher-dévoiler, Michaela Stark parvient à remodeler tous types de corps et ainsi à interroger les normes de beauté en vigueur. Révélée – paradoxalement – pendant le confinement, période où le contact charnel s’était absenté de nos vies, puis confirmée par ses collaborations avec Beyoncé, l’Australienne présente jusqu’au 19 décembre au 3537, à Paris, sa toute première exposition, réunissant quelques-unes de ses créations présentées à plat comme dans un herbier et portées sur des photographies signées par le photographe norvégien Sølve Sundsbø. Numéro l’a rencontrée à quelques jours du vernissage.

 

Numéro : Vous avez dit que lorsque vous étiez plus jeune, vous aviez honte de votre corps. Comment avez-vous trouvé la confiance de le mettre au centre de votre pratique ?
Michaela Stark :
Pendant un certain temps, je prenais des photos de moi sans jamais les publier, donc cela restait très privé. Mais le fait de porter mes pièces avec des amis photographes ou stylistes, de poser pour le plaisir, ou de les mettre pour sortir dans les clubs londoniens et de nous faire photographier par les passants a fini par me donner la force de montrer mon corps !

 

Vous avez étudié le design de mode à la Queensland University of Technology, à Brisbane, où vous avez travaillé sur le corset. En quoi vos projets d’études ont-ils inspiré votre pratique actuelle ?

En 2014, ma collection de diplôme portait en effet sur la corseterie et sa place dans la société victorienne. Et la suivante parlait, elle, de trouver la beauté dans le grotesque : à l’époque, j’ajoutais du tissu à mes pièces pour créer des protubérances et dissymétries, sans déformer le corps lui-même. Je pense, en réalité, que les débuts de la démarche pour laquelle on me connaît aujourd’hui remontent à 2017, quand je me suis installée à Londres et que j’ai arrêté de travailler avec des mannequins de taille standard. J’ai commencé à essayer mes pièces sur mon propre corps pour tester ses limites, avant de pouvoir les repousser. Mes idées me viennent beaucoup de ce que je touche et sens directement sur mon corps, comme quand je tire ma peau à travers un trou de mon collant ou encore quand je joue avec la graisse de mon ventre. La façon dont je conçois mes pièces est très inspirée par les effets que produit le corset sur un corps, mais pas uniquement. Elles font, aussi, beaucoup référence aux parties du corps elles-mêmes comme la peau, les muscles ou les veines. En travaillant pour plusieurs marques en tant que couturière, j’ai rencontré des corps très différents, des mannequins grande taille, non-binaires, qui ne représentaient pas la norme. C’est là que j’ai pris conscience de la portée que mes créations pouvaient avoir.

Michaela Stark lors de sa performance dans son exposition au 3537, à partir de pièces d'archives Jean Paul Gaultier. Photo : Zoe Natale Mannela

Michaela Stark lors de sa performance dans son exposition au 3537, à partir de pièces d'archives Jean Paul Gaultier. Photo : Zoe Natale Mannela

Rencontre avec Michaela Stark, la créatrice qui sublime l'imperfection des corps

Vos créations laissent intentionnellement ressortir les bourrelets, les plis de la peau, mais vous n’hésitez pas non plus à accentuer les bleus, les cicatrices et vergetures dans vos images. Paradoxalement, malgré votre message bodypositive, certains peuvent le voir aussi comme une manière de faire souffrir le corps féminin…

En effet, cela m’arrive encore de susciter de telles réactions. Cela me surprend, car je ne trouve pas mon travail choquant… j’y suis tellement habituée, comme mon entourage… Sur le mur chez moi, il y a une photo de moi presque nue avec du lait qui me coule dessus, et, dans mon tout petit atelier, il y a aussi un portrait de moi dans l'une de mes créations qui prend tout le mur, avec l’intégralité de mon vagin qui sort ! Quand j’étais plus jeune, j’allais dans tous les extrêmes possibles sur Photoshop pour dissimuler mes imperfections, affiner mon ventre et ma taille, blanchir mes dents, rendre mes yeux plus bleus, pousser la saturation de ma peau au maximum parce que je pensais que cela me donnerait l’air plus mince… Récemment, j'ai retrouvé une photo où j'ai 14 ans : j’avais rétréci mon bras à un tel point que ça en devenait carrément irréaliste ! En Australie, la culture de la plage est tellement présente qu'on est constamment exposé aux images de femmes  en maillot de bain aux corps parfaits. Donc je comprends d’où ces regards inquiets sur mon travail peuvent venir. À l’époque, si je voyais une personne ”imparfaite” qui se sentait bien dans son corps, cela me rendait furieuse ! Comment osait-elle ? Mais j’en suis revenue aujourd’hui, notamment grâce à ma pratique, et il m'arrive même d'engager la conversation avec des personnes qui critiquent mon travail. Un jour, j’ai échangé avec une fille sur Twitter, qui dénonçait mon travail en le qualifiant d’antiféministe. À la fin de notre conversation, elle m’a répondu : “D’accord ! merci et félicitations. Maintenant je vais te suivre sur Instagram.” J’avais réussi à la faire changer d’avis.

 

Vous avez travaillé en tant que couturière pour des labels tels que Marine Serre mais également pour des campagnes Cartier ou Louboutin. Votre expérience dans ces maisons a-t-elle accentué la radicalité votre démarche ?

Quand j’ai travaillé à Paris, j’ai réalisé que la taille standard était si mince qu’elle rendait presque impossible le fait d’intégrer des mannequins grandes tailles. Évidemment, cela me dérangeait, mais j’étais d'autant plus révoltée par ce problème que je conseillais des marques de lingerie, que je leur suggérais d’employer des mannequins moins minces et qu’elles refusaient car cela rendrait le processus de fabrication plus long et difficile jusqu’aux usines mêmes, ou encore que cela en ferait automatiquement un statement politique. Peut-être serait-ce le cas, d'ailleurs, mais nous devons absolument dépasser ces craintes si nous voulons que ces choix se multiplient. Les mannequins peuvent insuffler énormément de beauté à un label ou à une campagne, pas seulement en devenant l'objet des discussions, mais en montrant que tous types de personnes peuvent porter ces pièces.

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Vous avez également habillé Beyoncé sur son clip APESHIT, filmé au musée du Louvre, puis dans son film Black is King. Comment avez-vous eu cette opportunité ?

Quand on m’a recrutée sur le tournage d'APESHIT pour ajuster les vêtements, tout est allé très vite : l'équipe de Beyoncé avait choisi plusieurs pièces Versace qu'il fallait assembler, donc je me suis immédiatement proposé de le faire. J'ai ensuite été sollicitée pour accompagner la tournée, où j’étais tantôt habilleuse, tantôt costumière, tantôt retoucheuse sur des pièces de différents créateurs. Mais c’est seulement pour Black is King que, pour la première fois, j’ai été invitée à créer ma propre pièce pour Beyoncé. C’était une véritable promotion ! Je l’ai réalisée à distance, mais, quand je l’ai vue sur elle, j’ai crié “Whaou” ! Le film est sorti le même jour que le premier article sur mon travail, fin juillet 2020. C’était l’explosion. D’un coup, tout ce travail que je faisais dans mon coin depuis des années a gagné une visibilité incroyable.

 

Vous avez eu l’habitude de photographier vos pièces vous-même, et souvent sur votre corps. Récemment, vous avez collaboré avec Sølve Sundsbø, et ce sont plusieurs images de ce projet que vous exposez actuellement au 3537. Comment avez-vous vécu le fait, cette fois-ci, de confier votre corps et vos créations au regard d’un autre ?

Le regard d'autres photographes peut beaucoup contribuer à éclairer le sens de mon travail. Pour autant, avant de travailler avec Sølve, je trouvais très difficile de déléguer ce contrôle, notamment car, culturellement, dans le milieu de la photographie, après le shooting, on sollicite rarement l'avis des mannequins sur les photos que l'on prend d'eux, et cela, justement, va totalement à l’encontre de ma démarche. Lorsqu'on m'a présenté Sølve sur une série pour Perfect Magazine, j’étais sceptique suite à de précédentes expériences malheureuses avec d’autres photographes, mais il a été génial. Il a été très à l’écoute, mettant son ego de côté et impliquant toutes les personnes présentes sur place, du maquilleur aux mannequins en passant par les stylistes. Il a élevé cette créativité collective au-delà de mes espérances, et j’ai été bluffée par le résultat. Après ce shoot, il m’a invitée plusieurs fois pour me montrer les images et me demander mon avis, ce qui m’a donné confiance en lui. C’est pourquoi je l’ai réinvité à me photographier, cette fois-ci dans un cadre beaucoup plus intime, avec seulement lui, moi, mon maquilleur et deux autres mannequins.

Michaela Stark dans son exposition au 3537. Photo : Lee Wei Swee. Michaela Stark dans son exposition au 3537. Photo : Lee Wei Swee.
Michaela Stark dans son exposition au 3537. Photo : Lee Wei Swee.

En écho à toutes les conversations qui émergent ces dernières années concernant le male gaze pesant sur les corps féminins, sur l’objectivation du corps par l’œil du photographe, impliquer les artistes et les mannequins comme il le fait semble être une bonne solution !

Absolument. Historiquement, le photographe a longtemps été présenté comme l’artiste du shoot, conduisant toute l’équipe travaillant sous sa direction. Mais aujourd’hui, avec la nouvelle génération, Instagram et la montée en puissance des questions de diversité et d’inclusivité, la star du shoot n’est plus forcément le photographe : il peut s’agir du créateur, du styliste, du maquilleur, du mannequin, si bien qu’un shoot peut se centrer exclusivement sur le travail de l’une de ces personnes. Regardez Isamaya Ffrench ! [célèbre maquilleuse britannique] Auparavant, elle n’aurait jamais pu avoir autant de liberté sur les shoots. Aujourd’hui, même s'il est fréquent que des mannequins hors des normes standard soient invités à poser pour mettre en avant la diversité – de couleur de peau, de taille, de silhouette, de genre… – une fois sur le shoot, ils n’ont pas leur mot à dire sur ce qu’ils pourront porter, sur les poses qu'ils adoptent ou sur ce à quoi ils ressembleront à la fin. Moi, il est arrivé que des stylistes me renvoient mes pièces parce que les mannequins ne voulaient pas les porter sur un shoot. On ne doit jamais les forcer à les porter si elles n’en veulent pas ! Si un projet est à ce point basé sur votre personnalité, votre art ou votre corps, j'estime que vous devriez toujours pouvoir donner votre avis.

 

Aujourd’hui, vous créez des pièces de lingerie uniques, sur mesure, pour vos clients, en fonction de leurs corps et de leurs demandes. Comment procédez-vous quand vos clients sont à l’autre bout du monde ?

Ce n’est pas encore arrivé à ce jour, mais j’ai déjà pensé à des solutions, comme faire des vidéos montrant comment mesurer certaines zones du corps ou proposer des visioconférences. Cela dit, une grande partie de ma démarche ne repose pas sur les mensurations mais sur l’expérience du corps, savoir quelle partie est malléable ou non, et jusqu’où chacun peut accepter que l’on compresse ou que l'on serre sa peau. Il y a des personnes qui adorent que l’on manipule leur corps jusqu’à ces extrêmes, mais si ce n’est pas le cas, il faut que je puisse tester leurs limites. Parler de tout cela peut paraître un peu intimidant, mais une fois que le corps est reformé par mes pièces, on s’y sent très bien. Je fais très attention à cela dans le choix de mes matières également, toujours de la soie, de la mousseline, de l’organza ou du tulle, et je les manipule toutes : beaucoup sont teintes à la main à la couleur de la peau des mannequins, ou froissées et plissées pour rappeler la peau. Tout est extrêmement personnalisé, c’est pourquoi la conception de chaque pièce exige beaucoup de temps.

 

Lors de votre vernissage de votre exposition au 3537, vous réaliserez une performance à partir de pièces d’archives de Jean Paul Gaultier. Comment est né ce projet ?

J’ai échangé avec Florence Tétier, directrice artistique actuelle de la maison, avec laquelle j’avais déjà réalisé une vidéo précédemment pour le magazine Novembre. Elle m’a proposé de puiser dans un vaste choix de pièces iconiques de Jean Paul Gaultier pour réaliser un ensemble, en direct, face au public. J’apparaîtrai donc nue sur un lit, et commencerai à enfiler ces pièces, à sortir ma graisse, à créer quatre seins en un, à reformer mon corps. La sélection qu’ils m’ont proposée est tellement riche que j’ai encore du mal à choisir ! Hier par exemple, j’ai eu l’idée de mettre un corset taille standard et y découper un trou pour le ventre, mais cela doit paraître naturel sur le moment. Heureusement, l’équipe de la maison me laisse carte blanche, je suis à 100% directrice artistique de ce projet. J’ai envie de montrer en direct au public la manière dont je crée quand je suis seule dans ma chambre.

Michaela Stark. Photo : Domino. Michaela Stark. Photo : Domino.
Michaela Stark. Photo : Domino.

Vous avez souvent parlé d’Instagram et des problèmes que vous rencontrez avec sa politique de censure, qui vous a même conduit à créer un compte de secours pour protéger votre travail, car la plateforme identifiait trop de nudité et de sexualité dans vos images. Comment arrivez-vous désormais à vous conformer à ces règles ?

J’y pense tous les jours et ça me rend malade ! En tant qu’artistes, notre plateforme est notre sécurité et notre manière d’être visibles. Ce qui me dérange avec la politique d'Instagram, c’est que beaucoup de gens ne se font pas censurer par cette plate-forme. Sur le compte d'une personne qui n’est pas artiste, ou dont le travail n’est pas focalisé sur le corps, une photo de téton pourra passer, mais dans mon cas, s’il y a le moindre indice de quelque chose de sexuel, la photo peut être supprimée et mon compte désactivé. Et je suis loin d’être la plus mal lotie ! Je suis une femme, blanche, cisgenre, avec une silhouette plutôt féminine… mais je ne vous parle même pas du sort des personnes de couleur, non-binaires ou de grandes tailles qui sont encore plus censurées. C’est très triste, car cela influence énormément la culture, l’art et la mode aujourd’hui. On ne peut pas s’exprimer comme on le souhaite à cause de cette barrière, et la manière dont Instagram le formule est très dure : “Ce post est dangereux pour la sécurité de notre communauté”, c’est tellement agressif ! Cela retire tout l’enthousiasme, le bonheur et la liberté que l’on peut ressentir quand on crée ces photos et ces pièces, qui célèbrent justement le corps sous toutes ses formes.

 

Avez-vous pensé à quitter Instagram pour de bon ?
Je n’arrive pas à me décider. C’est une manière tellement efficace d’atteindre des personnes du monde entier qui s’intéressent à votre travail et à ce que vous défendez, et qui ont choisi de vous suivre justement pour cette raison ! Au lieu de supprimer mon compte, je préfère réaliser des projets comme cette performance, qui sortent d’Instagram et me permettent d’être aussi expressive que je le souhaite sans que l’on me dicte quoi faire ou quoi montrer. Mais vous savez ce qui est également intéressant ? Ce sont les réactions des personnes qui me suivent et qui découvrent mon travail sur Instagram. Quand je mets en scène des modèles non-binaires, avec des poils sur le torse par exemple, je reçois des messages d’abonnés qui me demandent de laisser les hommes en dehors de ma page. Certaines personnes veulent que mon travail soit une conversation exclusivement dédiée aux corps féminins, mais pour moi, un corps reste un corps. Un jour, j’ai photographié ce bodybuilder hétérosexuel dans mes pièces, et vraiment centré ce projet sur son corps et sa personnalité. Ma démarche a toujours célébré l’individu avant tout, même si certains l'ont comprise  comme une célébration de la féminité. C’est le cas, oui, mais pas seulement ! Finalement, le féminisme concerne tous les genres.

 

 

Michaela Stark, en collaboration avec Sølve Sundsbø, jusqu'au 19 décembre au 3537, Paris 3e.