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21 Boy Harsher, le duo sombre de l’électro pop se met au film d’horreur

Boy Harsher, le duo sombre de l’électro pop se met au film d’horreur

MUSIQUE

Neuf ans après sa création par Jae Matthews et Augustus Muller, le groupe américain d'électro pop Boy Harsher vient de dévoiler son nouvel album The Runner. Un projet très spécial pour le duo dont la musique sombre, froide et rythmée s'inscrit dans un véritable renouveau de la dark wave des années 80 : en pleine pandémie, les musiciens ont réalisé leur premier moyen-métrage, un film horrifique de quarante minutes dont leur opus, inédit, constitue la bande originale.

  • Boy Harsher par Courtney Brooke.

    Boy Harsher par Courtney Brooke. Boy Harsher par Courtney Brooke.
  • Boy Harsher par Courtney Brooke.

    Boy Harsher par Courtney Brooke. Boy Harsher par Courtney Brooke.
  • Boy Harsher par Courtney Brooke.

    Boy Harsher par Courtney Brooke. Boy Harsher par Courtney Brooke.
  • Boy Harsher par Courtney Brooke.

    Boy Harsher par Courtney Brooke. Boy Harsher par Courtney Brooke.

@ Light witch

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Les glitches d’une VHS sur un vieux téléviseur. Les faisceaux flous des phares de voitures éclairant la route lors d’une nuit pluvieuse. Les lumières rouges incandescentes d’une cave aménagée pour accueillir une rave. Des corps émergeant du brouillard tombé sur une ville grise et dépouillée à l’orée du jour. Telles sont quelques images que convoque la musique de Boy Harsher. Depuis 2013, le duo fondé par Jae Matthews et Augustus – dit Gus – Muller s’est taillé une place de choix dans la scène électro contemporaine. Porté par le timbre sombre voire plaintif de Jae, les rythmes frénétiques martelés par les beats, les accords de synthé glaçants et les basses grondantes élaborés par Gus, la musique du groupe américain s’inscrit à n’en point douter dans le renouveau contemporain de la dark wave et de la synth pop, qui avaient marqué les années 70 et 80. On y entend l’écho des Tears for Fears ou de New Order, de The Cure voire du duo Eurythmics. Outre ces influences très claires, Boy Harsher s’est toutefois montré dès ses débuts très ancré dans son époque en capturant par sa musique la mélancolie, la solitude voire la colère d’une génération pétrie de doutes et d’insécurité. “Cette chanson me fait pleurer et danser en même temps”, peut-on lire en commentaire de l’un de leurs clips sur Youtube ; “leur musique me déchire, je ne serai plus jamais le même” sur un autre ; ou encore “leur musique m’a sauvé quand j’étais sur le point d’en finir”. Car malgré sa discrétion, le duo, qui vient de dévoiler ce jour son nouvel album The Runner après plus de deux ans d’absence, parvient indéniablement à susciter des passions cathartiques.


C’est dans la ville américaine de Savannah (Géorgie) que Jae et Gus ont fait connaissance. À l’époque, la jeune femme originaire d’Utica, dans l’État de New York, réalise des projets vidéo et des clips, tout en gérant la programmation d’événements musicaux. Quand il la rencontre, Gus, originaire du Massachusetts, est, lui, à la recherche de créations visuelles à mettre en musique. Rapidement, il se prend d’admiration pour l’Américaine et ses talents d’écriture. Naît alors entre les deux une grande complicité qui se muera rapidement en romance, puis en formation artistique à part entière. Tous deux issus de régions isolées où ils se sont longtemps sentis en marge de leur environnement, ces loups solitaires semblent enfin, à travers leur rencontre et leur musique, trouver leur communauté. “Notre musique [parle] de se sentir difforme, mal dans sa peau, de vouloir abolir les genres”, déclarait Jae à TraxMag il y a trois ans. Dès leur premier EP Lesser Man, sorti en 2014, les bases sont posées. En six titres, le groupe dévoile une musique entraînante à la fois ténébreuse et éthérée : le troisième morceau, Pain, fera le bonheur des soirées techno. Avec son refrain obsédant et addictif scandé à l’envi, “Pain breaks rhythm/breaks rythm/breaks rhythm” ("la douleur casse le rythme"), le duo parviendra à toucher les âmes aux quatre coins du monde – en attestent les près de 10 millions de vues cumulées aujourd’hui par ce seul titre sur Youtube aujourd’hui. Puis, les albums s’enchaînent : Yr Body is Nothing en 2016, Careful en 2019, petit bijou électro enchaînant les tubes en 120 BPM, puis Country Girl Uncut quelques mois plus tard. Boy Harsher développe une famille musicale aux côtés de nombreux autres groupes. De Lebanon Hanover à She Past Away, en peasant par Linea Aspera, TR/ST ou encore Essaie Pas, les noms ne manquent pas pour ces artistes dont la musique sombre mais accessibles et incarnée se diffuse de club en club. C’est d’ailleurs dans ces espaces de fête et de liberté que les deux membres de Boy Harsher se sentent le plus chez eux, rencontrant un public porté par la même envie de danser leur fureur, si ce n’est leur douleur et leur chagrin.

Puis arrive la pandémie. Plus de tournée ni de concerts : le duo habitué à voyager entre l’Europe et l’Amérique se retrouve confiné à Northampton, petite ville du Massachusetts où il a élu domicile il y a quelques années. Alors, "pour ne pas sombrer dans la dépression", Jae et Gus ont une idée : faire un film d’horreur dont leur musique composera la bande originale. Habitués à réaliser leurs propres clips,  avec ce projet les deux artistes endossent pour la première fois le rôle de producteur. Un véritable défi, confirme la chanteuse à Numéro : “Quand c’est votre projet, du début à la fin, il est beaucoup plus dur de faire des compromis… la plupart du temps, le producteur se bat avec le réalisateur pour modifier certaines choses, sauf qu'ici, vous êtes les deux à la fois.” Alors que le groupe continue à écrire et à produire de nouveaux titres, ceux-ci commencent à faire germer un scénario mettant en scène une jeune femme couverte de sang, guidée par des intentions mystérieuses, qui parcourt les routes, forêts et maisons d’un village reclus, où elle rencontre plusieurs protagonistes.

 

En plein mois de juillet 2021, Jae et Gus tournent le film non loin de chez eux. Comme un étrange signe du destin, ce qui s’annonçait comme un week-end ensoleillé et clément se transforme en grande vague de froid, de brouillard et de pluie. Une météo qui ajoute à l’ambiance mystérieuse et inquiétante de leur thriller de quarante minutes, intitulé The Runner. Pour sa réalisation, le tandem dit s’être notamment inspiré de Blood Simple (1984), un long-métrage angoissant des frères Coen interprété par l'actrice Frances McDormand. “A l’époque, ils ont réalisé ce film à très petit budget et en ont sorti des choses super, s'enthousiasme Gus. Avec ces conditions, on peut obtenir une ambiance très lo-fi qui nous intéresse beaucoup.”. Quant aux images marquantes, comme celle de la jeune femme pieds nus au seuil d’une caravane, elles ne sont pas sans rappeler les photographies mélancoliques de Gregory Crewdson, mettant en scène les ruines matérielles et humaines d’une Amérique laissée pour compte.

Cet univers angoissant se ressent dès le premier titre – Tower du nouvel album sorti ce vendredi 21 janvier. Cette ballade sombre aux portes de l’inquiétant installe un rythme plus lent que les beats effrénés auxquels le groupe nous avait habitués jusqu'ici. En neuf titres, l’opus s’éloigne du cadre du club, dont Boy Harsher était si familier, pour installer des tableaux plus contemplatifs en écho à ceux de leur film. “C’est comme si la mélancolie de la pandémie avait fini par nous gagner, acquiesce Jae. Pas seulement avec l’isolement, mais aussi par la conscience qu’un événement si grave avait lieu à une si grande échelle. Face à cette incroyable tristesse, écrire un nouvel album pop et enlevé n’avait pas de sens”. Si ces angoisses ultra-contemporaines habitant l’album font écho à une ère post-Covid 19, elles puisent aussi leur source dans l'enfance des deux musiciens. Une époque bercée au son des bandes originales de films des années 80 et 90, comme Dead Man Walking, The Thing de John Carpenter ou A Night at the Roxbury, qui leur ont inspiré ce nouvel album opus résolument cinématographique avec davantage de relief et de profondeur que les précédents.

 

Un certain enthousiasme émerge aussi de l'album : celui de la collaboration. En effet, pour la première fois, le groupe invite d’autres artistes à poser leurs voix sur sa musique : Mariana Saldaña, du groupe BOAN, ainsi que le chanteur et producteur Cooper B Handy, plus connu sous l'alias Lucy. Les deux morceaux auxquels ils participent respectivement, sans doute les plus dansants et lumineux de l'album, semblent presque s'amuser de l'esthétique des années 80 pour en extraire une énergie contagieuse. Mais comment transcrire un projet aussi cinématographique en live ? Boy Harsher a imaginé pour l'occasion un format inédit : une projection du film dans un cinéma, suivie du concert dans une salle dédiée. Fin novembre, à l'époque où Numéro les avait rencontrés, le groupe pensait encore débuter sa tournée au mois de janvier en Europe, mais la recrudescence des cas de Covid-19 l’a finalement contraint à la reporter de quelques mois, en commençant par les États-Unis. D'ici là, le duo continue d'entretenir avec ses fans des liens forts à travers les réseaux sociaux, au-delà des frontières. “J’aime le fait qu’on se demande où nous sommes, d’où nous venons et où nous vivons, confiait déjà Jae lors de l'interview. En Allemagne, ou à Los Angeles ? Finalement, nous pouvons être là où vous préférez, et c’est ce qui compte.”

 

 

Boy Harsher, The Runner, disponible depuis le 21 janvier.