En octobre 2012 apparaissent sur Youtube des morceaux d’à peine une minute, illustrés par des aplats de couleurs et distingués par des chiffres allant de 1 jusqu’à 15. Ceux-ci sont publiés sous un pseudonyme surprenant “Empress Of”, signifiant littéralement “l’impératrice de” sans que la suite ne soit précisée. Entre une synth pop et une dream pop éthérée, qui n’est pas sans rappeler les sonorités produites par Cocteau Twins ou Grimes, ces titres mystérieux font la part belle à une voix inconnue : ni visage ni nom n’est encore apposé à ces productions musicales.
Empress Of - 1
De l'anonymat à Me (2015), Us (2018) puis I Am Your Empress Of (2020)
Toujours sous le nom adopté d’Empress Of, celle-ci se révèle discrètement quelques mois plus tard avec Systems, un EP de quatre titres dont deux en espagnol et deux en anglais, qui tracent les contours d’un son lyrique définitivement hybride et expérimental. Mais c’est certainement à travers son premier album Me (2015), considéré aujourd’hui par l’artiste comme son plus introspectif et vulnérable, que celle-ci assoit sa place dans le champ de la musique indépendante. À cette occasion, Pitchfork va même jusqu’à décrire Empress Of “comme une Björk libérant sa Beyoncé intérieure”. Mêlant R’n’B et électro dans une pop alternative à l'atmosphère parfois mélancolique, la chanteuse dévoile alors une versatilité vocale et musicale surprenante ainsi qu'un timbre affirmé.
On ne peut plus explicite, le titre de son deuxième album signe l’ouverture d’Empress Of vers une musique moins intime : après Me, celle-ci sort en 2018 Us, un opus entraînant et enjoué qui s’ancre dans les codes d’une pop plus traditionnelle produit, entre autres, par Dev Hynes. Une progression qu’illustrent également ses visuels : alors que la jeune femme apparaissait en noir et blanc, discrète et la main couvrant son visage sur la couverture de Me, la voici sur Us désormais en couleurs, assise les jambes écartées et fixant l’objectif avec un air de défi. Pour l'opus suivant, la future réinvention de la chanteuse intrigue alors eux qui la suivent. “Quelqu’un sur Twitter pensait que le troisième album s’appellerait We ou Them”, s’amuse la chanteuse. “Pourquoi ferai-je un choix aussi évident?” À travers une formule solennelle un rien tautologique, l’artiste choisit donc d’intituler sobrement son nouvel album dévoilé aujourd'hui I Am Your Empress Of.
Empress Of - Trust Me Baby | A COLORS SHOW
Lorely Rodriguez, la femme derrière le pseudonyme
Mais qui se cache derrière cette fameuse Empress Of ? Née à Los Angeles de parents originaires du Honduras, Lorely Rodriguez de son vrai nom y a vécu la majeure partie de sa vie, excepté quatre années à New York au cours desquelles elle a écrit son premier album. De Kate Bush à la chanteuse de salsa Celia Cruz en passant par le groupe Television et le merengue, la musique fait, dès son enfance, partie de sa vie à travers ces multiples influences ainsi que celle de son père, pianiste. Ses affinités musicales l’amènent alors vers l'écriture, qu’elle envisage presque comme un acte thérapeutique. “La musique est ma manière de m’exprimer le plus entièrement, et écrire une chanson me permet de mieux me comprendre”, explique-t-elle, précisant que ses compositions ne peuvent s’inspirer que de sa propre expérience.
Sorti aujourd’hui, son troisième album marque un véritable retour d’Empress Of à ses racines, où sa mère incarne un personnage clé. Dès son premier titre, l’opus inclut en effet la voix de cette dernière, que l’on entend dire : “I only have one girl, but it’s like having a thousand girls, because look at how many times she reproduced herself into each one of you” (“Je n’ai qu’une fille, mais c’est comme si j’en avait un millier : regardez combien de fois elle s’est reproduite dans chacun de vous”). En outre, les racines latino-américaines de Lorely Rodriguez sont aussi au cœur de son propos artistique. Après un album enregistré dans une ville isolée du Mexique ainsi que plusieurs morceaux écrits en espagnol ou bilingues, à l’instar de Trust Me Baby, la chanteuse semble plus que jamais dans ce nouvel opus vouloir célébrer visuellement la culture qui l’a bercée. Sur sa pochette de l’album, elle apparaît vêtue d’une robe composée de fleurs roses et de larges rubans violets qui rappellent ceux d'un paquet cadeau – une référence assumée aux couleurs et aux motifs des vêtements traditionnels des pays d’Amérique centrale, telles que les robes Chiapas ou Oaxaca au Mexique.


“Woman is a word, and you make yourself the woman you wanna be”
Écrit juste après sa tournée dans le monde entier, et enregistré en seulement deux mois, I Am Your Empress Of est le fruit des états d’âme de la chanteuse, à la fois nourrie par sa visite de nombreux pays et épuisée par ces semaines intenses, le cœur brisé par une relation déchue. La plupart des morceaux semblent d’ailleurs s’adresser intimement à un “you” fictif, à l’instar de Give Me Another Chance dévoilé il y a quelques mois, dans lequel Empress Of raconte, triomphante : “Love is a labor / I wanna do work / If I gotta lose you / I know I'll still live”. Définitivement plus solaire que son premier opus et plus ambitieux que son précédent, ce troisième album s’enrichit cette fois-ci de références aux années 70 et 80 avec des arrangements où se font entendre de discrets accents disco ou funk, dans un ensemble résolument dansant. “Après ma tournée, j’avais besoin de créer une musique qui soit rassurante, comme un soulagement. Un peu comme si l’on pleurait sur la piste de danse : cela fait du bien”, justifie la chanteuse.
Bien que plusieurs titres des morceaux sonnent comme des doutes – Should’ve (Aurait dû), What’s the Point (À quoi bon?), Maybe this Time (Peut-être cette fois), Not the One (Pas le bon) –, Empress Of se décrit à travers cet album comme plus confiante que jamais : au sujet de sa position en tant qu’artiste après huit ans de carrière, de son rapport à sa famille, à sa culture, mais surtout de sa place en tant que femme, dans sa vie. À ce propos, sa mère reprend d’ailleurs la parole à la fin du titre Void, telle une voix de la raison. “Woman is a word, and you make yourself the woman you wanna be”(“Femme est un mot, et tu fais de toi la femme que tu veux être”). Indubitablement, Lorely Rodriguez a trouvé sa voie.
Empress Of, I Am Your Empress Of, disponible depuis le 3 avril 2020 chez Terrible Records.
Empress Of - Give Me Another Chance