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Rencontre avec Jeff Mills, la légende de la techno qui repense la BO d'un film culte

MUSIQUE

Pionnier de la techno de Détroit et superstar de la musique électronique en général, l'Américain Jeff Mills était l'invité de la Collection Pinault pour un ciné-concert exceptionnel. Le musicien présente sa troisième version de la bande originale de Metropolis, film muet de 1927 et véritable chef-d'œuvre de la science-fiction. 

La nouvelle bande originale du “Metropolis” de Fritz Lang signée Jeff Mills (2023).

Il est un peu moins de 18h00 et l’auditorium de la Collection Pinault est plongé dans le noir. Les 284 places de l’hémicycle sont vides. La seul source de lumière provient d'un grand écran qui diffuse des images en noir et blanc. Il s’agit de Metropolis, chef-d’œuvre de 1927 signé Fritz Lang, cinéaste austro-hongrois, binational allemand naturalisé américain en 1935. Ce long-métrage de science-fiction de 153 minutes dans sa version originelle reste le premier film classé parmi les documentaires du patrimoine mondial. Une fresque sociale imaginée par Thea von Harbou – la femme de Fritz Lang – qui narre l’histoire d’une métropole fantastique de 2026 vivant sous le joug d'un groupe de tyrans. Les aristocrates se prélassent et se divertissent dans de somptueuses demeures, tandis que les ouvriers survivent dans les profondeurs de la terre. Mais un scientifique donne naissance à une femme-robot pour détourner les opprimés de la révolte qui gronde. Effets spéciaux époustouflants, budget faramineux… la dystopie Metropolis demeure pourtant, à sa sortie, un terrible échec commercial.

 

Mais le plus intéressant dans cet auditorium est peut-être l’homme élancé en costume sombre qui, plongé dans ses machines, le regard fixé sur un moniteur de contrôle, propose, en direct, sa propre version de la bande originale de Métropolis.“Pionnier de la musique électronique” pour les uns, “légende de Détroit pour les autres”… Jeff Mills effectue les derniers réglages techniques avant le ciné-concert exceptionnel du soir, organisé par la Collection Pinault. La partition originale – et classique – de Gottfried Huppertz n’a été découverte qu’en 2008 mais de nombreux musiciens considèrent déjà auparavant qu’un film de science-fiction ne devrait pas proposer de bande originale anachronique, portée par des instruments du XIXe siècle. C’est pour cela que Giorgio Moroder repense la BO en 1984. Mais sa proposition ne fait clairement pas l’unanimité. Jeff Mills, quant à lui, s’attaque à Métropolis en 1999 – entre chuchotements de machines et techno survoltée – puis repense son projet en 2010 en adoptant cette fois le point de vue des personnages du film. En 2023, sa troisième et dernière version explore finalement la vision… des machines elles-mêmes. Numéro s’est glissé dans la loge de Jeff Mills à la Collection Pinault pour lui poser quelques questions existentielles. Rencontre.

La bande originale initiale composée par Gottfried Huppertz pour le “Metropolis” de Fritz Lang en 1927.

Numéro : Après New York et Berlin, Paris accueille à son tour votre ciné-concert. Comment expliqueriez-vous la différence entre vos deux dernières versions de Metropolis à un enfant de 10 ans ?

Jeff Mills : Et bien je dirais à cet enfant que ma première version de la bande originale était pensée selon un modèle “mécanique” alors que cette nouvelle version est pensée selon un modèle “organique”. 

 

Hum…

Bon, j’admets que l’enfant ne comprendrais pas grand-chose… Disons plutôt que la première version est “robotique” et la seconde bien plus naturelle. La science-fiction nous invite à imaginer, à envisager un voyage vers la Lune ou une société dans laquelle les robots font partie de notre quotidien. La science-fiction est donc le médium idéal pour de nombreux artistes. Je pense évidemment à George Méliès – un maître de l’expérimentation – ou à Fritz Lang qui imagine un monde dans lequel il est possible de créer un individu de toute pièce. Un robot à proprement parler. En termes de composition, je ne suis jamais vraiment sûr d’avoir trouvé la bonne association entre le son et l’image. Je me fie simplement à ce que je ressens. Mais ce n’est pas parce que cette association vous semble à propos qu’elle le sera pour les autres…

 

Que voulez-vous dire par là ?

Je veux dire qu’un musicien doit forcément côtoyer les gens pour comprendre leur façon de réfléchir et d’associer les idées. En cela, “être un musicien” signifie “être avec les gens”. Il est impératif de connaître et de comprendre ceux pour lesquels vous composez de la musique. Tout ne sera pas parfait mais vous pourrez au moins vous rapprocher au plus près de leur perception du monde et de ce qu’ils estiment acceptable dans l’association des idées musicales et cinématographiques. 

 

Si vous pouviez envoyer des morceaux dans l’espace à destination des humains du futurs, que proposeriez-vous ?

Rock, techno, musique classique… probablement un extrait de chacun des différents genres musicaux. Quoique, si je ne devais en choisir qu’un seul, ce serait certainement le son de la nature et le bruit des animaux. C’est de là que vient la musique n’est-ce pas ?

 

“Transformation the Aftershock and Evil”. La nouvelle bande originale du “Metropolis” de Fritz Lang signée Jeff Mills (2023).

Quelle relation entretenez-vous avec “le beau” ?

Jeff Mills: Avec le temps, j’ai appris à vivre avec les dissonances sonores qui me parviennent constamment et affectent ma façon de produire de la musique. C’est permanent. En musique, les accords qui intègrent des dissonances évoquent généralement le chaos ou, en tout cas, une séquence curieusement chaotique. D’ailleurs, vous en trouverez beaucoup dans la nouvelle version de cette bande originale de Metropolis. Notamment lorsque je superpose deux ou trois morceaux différents. Je crois qu’il est possible de complètement transformer les choses obscures si l’on s’attarde sur leur plus fine part de beauté…

 

Comment comblez-vous vos manques d’inspiration ?

Fort heureusement, je ne manque jamais d’inspiration. Donc je n’ai rien à combler. Jusqu’à présent, je n’ai jamais été à court d’idée. Peut-être parce que je me projette sans cesse. Généralement, j’ai déjà deux ou trois albums en tête, bien des années à l’avance. Et chez moi, tout est très lent, mes recherches comme la composition de mes disques. Je travaille constamment sur mille et une choses à la fois.

 

Et quel est donc votre plus grand complexe ?

Un complexe ? [Il réfléchit un long moment] C’est la première fois que l’on me pose cette question, je n’y avais jamais réfléchi auparavant… Je n’en ai aucune idée, vous devriez demander à ma femme ! [Rires] J’ai toujours eu confiance en moi et n’ai jamais vraiment eu d’obsession, mis à part la science-fiction et les voitures. Mais à Détroit, tout le monde adore les bagnoles donc c’est un peu logique. Je n’ai jamais été obsédé par le matériel musical par exemple. Ce qui étonne souvent mes homologues.

 

Et la peur ? La ressentez-vous parfois ?

Non.

 

Pas même un petit trac avant l’un de vos sets en club ?

[Il boit une longue gorgée d’eau] Non plus.

 

Dans une récente interview, Laurent Garnier explique qu’il ne comprend pas que des DJ puissent préparer l’intégralité de leur set à l’avance. Que c’est totalement paradoxal avec une prestation en club. Qu’en pensez-vous ?

Il a raison. Même si tous les DJ sont différents. Certains préparent leur set à l’avance mais s’attendent à des moments de hors piste. Et il n’y a rien de mal à cela. En ce qui me concerne, j’ai en tête les deux premiers morceaux que je jouerai… et voilà. Ensuite, je fais ce qu’il faut pour arriver jusqu’à un certain point. Je peux commettre des erreurs, mais ce n’est pas grave. Je poursuis. En vérité, il n’y a rien de mal à préparer son set, Laurent faisait certainement référence aux DJ qui jouent chacune des pistes dans un ordre prédéfini à l’avance et sans déroger à leur plan, presque comme un script.

 

Êtes-vous plus à l’aise au milieu d’un club cerné par les fêtards ou à plus l’écart de la foule comme sur les scènes des grands festivals ?

Disons qu’avec le temps, j’ai changé de perspective. Jouer à quelques centimètres des gens ne signifie pas qu’ils comprennent mieux ce que vous faites. Je suis sûr que quelqu’un vous a déjà frôlé dans la rue sans que vous ne vous en rendiez compte. La proximité physique avec le public n’a jamais altéré ma façon de faire de la musique. En revanche, en tant que DJ, plus vous avez de contact avec les gens, plus vous êtes compétent pour jouer de la musique à propos qui leur plaira. Si la proximité ne change pas grand chose, l’expérience et les souvenirs, oui. Par exemple, un morceau que j’ai joué en 1992 pourrait encore mieux fonctionner en 2023. Mais il ne s’agit pas seulement de connaitre ce titre secret des années 90, il faut se souvenir du contexte dans lequel vous l’avez joué pour le passer au moment opportun. Un DJ peut fouiller Ebay et Amazon à la recherche de petites perles, s’il ne sait pas les jouer correctement, ça ne sert à rien. Ma prestation à la Collection Pinault se rapproche davantage d’un concert de musique classique où l’on ne cherche pas à s’adapter au public mais à ce qu’il se passe à l’écran et à la façon dont le public le percevra. Car les musiciens classiques ne s’intéressent guère au public : ils se concentrent uniquement sur leur instrument, la partition et le chef d’orchestre.

 

Metropolis Metropolis de Jeff Mills – nouvelle version de la bande originale du Metropolis de Fritz Lang (1927) disponible.