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Numéro
09 Robert Glasper, le jazzman qui a ressuscité Miles Davis vingt-cinq ans après sa mort

Robert Glasper, le jazzman qui a ressuscité Miles Davis vingt-cinq ans après sa mort

MUSIQUE

Pianiste virtuose, le jazzman originaire de Houston qui a commencé sa carrière au milieu des années 90 en jouant du gospel dans des églises s'est vite fait un nom parmi les artistes américains les plus respectés de sa génération. Proche d'Erykah Badu, The Roots, Kendrick Lamar, Lauryn Hill ou encore Dave Chappelle, il a publié en février le troisième volet de sa série d'albums Black Radio, dont le premier a été couronné du Grammy Award du meilleur album de R'n'B en 2013.

Robert Glasper par Mancy Gant Robert Glasper par Mancy Gant
Robert Glasper par Mancy Gant

Numéro : Vous avez accompli quelque chose d’assez dingue : sortir un album avec Miles Davis vingt-cinq ans après sa mort. Comment est-ce possible ?

Robert Glasper : En 2016, il aurait eu 90 ans. Sony m’a donc demandé de produire un album en réactualisant sa musique qu’ils appelleront Everything’s Beautiful par Miles Davis & Robert Glasper. Au début, j’ai dit que c’était hors de question puis j’ai imposé mes conditions, notamment le fait d’inviter d’autres artistes. Finalement, l’album a cartonné : au classement Billboard, il était juste derrière Lemonade de Beyoncé. 

 

Est-ce l’album dont vous êtes le plus fier ?

Pas du tout. Je suis fier de tous mes albums mais celui qui a changé ma vie est Black Radio [2012] : il a bouleversé ma carrière et changé l’industrie de la musique en modifiant les classifications des Grammys. C’est le premier disque de jazz et de nu soul à remporter le trophée du meilleur album de R’n’B. Avant ça, tous les albums nommés dans cette catégorie sonnaient pareil. On retrouvait toujours les mêmes artistes, Alicia Keys ou John Legend… 

 

Les Grammys sont au cœur d’une polémique depuis quelques années : Drake et The Weeknd ont décidé de ne plus s’y rendre, ni d’accepter de trophée, reprochant à la cérémonie son manque d’inclusivité. Qu’en pensez-vous ?

Je comprends qu’ils ne souhaitent plus s’y rendre tant que ce problème d’inclusivité n’est pas réglé. Ce sont les artistes noirs parmi les plus populaires, ils n’ont pas besoin des Grammys. C’est peut-être leur décision qui fera avancer l'institution dans le bon sens…

 

Les popstars lancent aussi des tendances. Vous réjouissez-vous du retour en force de la house après la publication des derniers albums de Drake et Beyoncé ?

C’est important. Quand l’underground devient populaire, cela implique toujours du bon et du mauvais. Tu es plus visible donc plus scruté mais aussi plus accepté. J’ai d’ailleurs sorti mon tout premier son de house sur mon dernier disque, Black Radio III, qui est paru en février. C’était bien avant cette vague ! Tous mes amis producteurs m’ont poussé, j’ai donc demandé à mon DJ, Jahi, de travailler sur le titre Everybody Love. Louie Vega, un DJ de house, est en train de remixer certains de mes sons. Ça devrait sortir très bientôt… 

 

Les collaborations avec des popstars vous intéressent-elles ? 

Certains sont d’excellents musiciens et ça n'a rien à voir avec le fait que ce soit de la pop. Donc oui, il y en a quelques-uns avec qui j’échange. J’aime beaucoup le travail de Bruno Mars et c'est de la pop. Anderson .Paak aussi. 

Vous avez l’habitude d’inviter beaucoup d’artistes sur vos disques. Comment les sélectionnez-vous ?

Je demande toujours à trop de monde : si je sais que j’ai besoin de dix collaborateurs, je vais demander à quinze ou vingt personnes. Ensuite, quand je commence vraiment à composer, j’engage les gens qui peuvent être disponibles. Certains sons sont aussi écrits pour des artistes en particulier puis je change d’idée en cours de route !

 

Avez-vous déjà refusé certaines collaborations ? Si oui, lesquelles ?

Bien sûr, mais je ne dirai pas qui ! [Rires]

 

Avec quels artistes décédés auriez-vous aimé collaborer ? 

Je dirais Michael Jackson, Donny Hathaway et Nina Simone.

 

Avez-vous le sentiment que les artistes de jazz manquent de médiatisation ?

Non. J’ai vécu à New York pendant vingt-trois ans, il y a une vraie scène jazz et je connaissais une tonne de musiciens ! Pour les projets de film par exemple, on vient souvent me voir en me demandant si je connais un trompettiste ou un chanteur de jazz : je sais directement qui appeler.

 

Vous avez d’ailleurs composé la bande originale de The Apollo, un documentaire sorti en 2019 sur la salle de concert légendaire d’Harlem. On y voit à quel point la musique faite par des Noirs était contrôlée, dès les années 30, par des hommes blancs d’une soixantaine d’années… À votre avis, cela a-t-il changé depuis ?

Même si on veut nous faire croire l’inverse, c’est toujours le cas. C’est juste moins évident. 

 

Est-ce une chose contre laquelle vous luttez intérieurement ?

Les choses produites par des Noirs appartiennent toujours à des Blancs, c’est comme ça. Les Afro-Américains qui ont de l’argent doivent le dépenser de la bonne façon : acheter les bonnes choses et les posséder, parce qu’on n’a pas eu d’argent pendant si longtemps ! 

Pensez-vous que les artistes ont un rôle à jouer politiquement aux Etats-Unis ? 

Les artistes ont de plus en plus la parole mais ne souhaitent pas s’engager politiquement… D’un côté, je les comprends, parce qu’ils veulent juste faire de la musique. Certains disent aux artistes noirs qu’ils devraient prendre position mais ils ne veulent pas parler des dérives de la société tout le temps ! Ce n’est pas leur faute : on leur demande simplement d’être bons dans ce qu’ils font et de produire un art qui permet de s’évader et s’éloigne de ce que l’on nous répète en boucle. Il faut beaucoup de courage, certains sont d’ailleurs effrayés de prendre position à cause de la cancel culture… Dans les années 60 et 70, les artistes faisaient ça tout le temps. Ils protestaient et se souciaient des problèmes sociétaux. Idem pour les sportifs. Je pense d’ailleurs que les personnalités du sport sont très bonnes la dedans. Grâce à Lebron James, elles sont devenues de plus en plus politisées. 

 

Justement, le début de votre dernier album Black Radio III est très critique envers les travers de la société américaine…

Bloqué chez moi pendant la pandémie, j’ai pris le temps de m'asseoir, d’écouter et de regarder ce qui m’entoure. Les horreurs du monde m’ont violemment blessé. La mort de George Floyd, Donald Trump, les violences policières… D’habitude, les choses m’affectent moins parce que je suis tout le temps en tournée. Là, j’ai dû emmagasiner tout ça. J'ai pris la décision de dire aux gens que je connecte avec ce qu’il se passe. J’ai senti que j’étais obligé, parce que je suis Robert Glasper et que j’ai mon statut. Les deux premiers titres sont très politiques, ceux qui n’en veulent pas peuvent directement écouter la piste 3 !

 

En quoi le dernier volet de votre trilogie Black Radio est-il différent du premier, sorti dix ans auparavant ? 

Cet album, ce sont des prods bien pensées, bien faites. Le premier, c’étaient des jams ! Quand j’ai gagné le Grammy du meilleur album de R’n’B [en 2013], je me suis dit : “Ok, il va falloir faire quelque chose de mieux produit parce que maintenant les gens me scrutent.” J’ai dû faire en sorte que l’ensemble soit le plus harmonieux possible.

 

Black Radio III (2022) de Robert Glasper, disponible chez Loma Vista Recordings.