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Numéro
04 Soko, Interview

Rencontre avec Soko : “Pour ce disque, je n’avais plus envie de m’excuser”

MUSIQUE

Musicienne, chanteuse, actrice nommée deux fois aux César... quel que soit l’art à travers lequel elle s’exprime, Soko la magicienne a le don de métamorphoser les jours de pluie en arcs-en-ciel émotionnels. Son troisième album, “Feel Feelings”, ne fait pas exception à la règle, vibrant de son énergie singulière “happy sad” qui transforme ses tourments en chansons ensoleillées et oniriques. À 34 ans, alors que la vie, mise sous cloche pendant près de trois mois, reprend à peine, l’inclassable Française qui réside depuis treize ans à Los Angeles nous enjoint de vivre et de laisser palpiter en nous ces émotions qui sont l’essence même de l’existence. Rencontre.

Photo : Cameron McCool Photo : Cameron McCool
Photo : Cameron McCool

“La mélancolie est l’illustre compagnon de la beauté”, écrivait Baudelaire. Un siècle et demi plus tard, la célèbre maxime se confirme à l’écoute du troisième album de Soko, Feel Feelings. La chanteuse-musicienne-actrice française de 34 ans y transforme ses tourments en chansons ensoleillées et oniriques. Des hymnes pleins de synthés et de guitares “happy sad”, comme l’étaient les tubes new wave de The Cure et New Order – dont Soko est elle-même fan. L’expression anglaise se prête bien aussi au parcours de cette magicienne qui a le don de métamorphoser les jours de pluie en arcs-en-ciel émotionnels. Stéphanie Sokolinski (de son vrai nom), a été marquée, à 5 ans, par le décès brutal de son père, mort d’une rupture d’anévrisme. Enfant solitaire, agoraphobe et dyslexique, la Bordelaise quitte tôt l’école et trouve dans le théâtre et la musique une catharsis. Hyperactive, la lolita Tomboy a, depuis, tourné dans plus de vingt films (dont La Danseuse et Bye Bye Blondie), été nommée deux fois aux César et enregistré trois albums. Authentiques et enracinés dans sa propre vie, tous ses disques semblent livrer certaines clés de sa personnalité inclassable. Le premier, le tourmenté I Thought I Was an Alien (2012) affirmait son caractère hors norme sur fond de folk triste. Le deuxième, My Dreams Dictate My Reality (2015), prouvait l’importance d’écouter ses rêves lorsque l'on est une punkette en colère. Sorti le 10 juillet dernier, Feel Feelings apparaît comme un manifeste enjoignant à vivre et à assumer ses émotions quelles qu’elles soient, des plus roses aux plus noires. Soko s’y affirme plus palpitante que jamais. Icône LGBTQ+ dressée sur ses chaussures à plateformes Gucci, l'artiste aux multiples facettes trouve encore le temps de militer pour le véganisme, l’écologie et plus de visibilité pour l’amour queer. En direct de sa ville d’adoption, Los Angeles, où elle réside depuis treize ans, elle nous livre les secrets de sa créativité débordante.

 

Numéro : Qu’est-ce qui a nourri l’écriture de votre nouveau disque ?
Soko : 
Juste avant d’enregistrer cet album, j’ai passé une semaine de retraite intense au Hoffman Institute en Californie. C’est une organisation qui aide à déprogrammer les mauvaises habitudes acquises pendant l’enfance et les schémas dans lesquels on a été élevé pour les remplacer par d’autres plus sains. Pendant une semaine, on n’a aucun accès au monde extérieur et personne ne parle de ce qu’il fait dans sa vie. On ne s’appelle pas par nos vrais prénoms, mais par nos surnoms d’enfants, du coup ça supprime tout le statut social auquel on se raccroche. On voit seulement si on est une bonne personne ou pas. En l’espace de quelques jours, cet exercice vous donne l’impression d’avoir effectué dix ans de thérapie. Comme je voyage beaucoup, je n’ai jamais pu en suivre une régulièrement alors que ça me fascine. Je pense que si les gens passaient autant de temps à prendre soin de leur santé mentale que de leur apparence, on vivrait peut-être dans un monde plus paisible, avec plus de compassion. Je partage pleinement la devise d’Hoffman qui dit que “la paix dans le monde commence par la paix intérieure”.

 

 

“Je partage pleinement la devise d’Hoffman qui dit que “la paix dans le monde commence par la paix intérieure”.

 

 

Dans un texte accompagnant l’album, vous confiez : “La source d’inspiration des paroles, c’est tout le sexe que je n’ai pas eu.” Comment cette période de privation a-t-elle influé sur votre créativité ?

Quand j’étais dans cet institut, il était interdit de faire tout ce qu’on fait normalement : courir, pratiquer le yoga, lire, regarder son téléphone, boire de l’alcool, fumer, écouter de la musique, faire l’amour... Il ne fallait pas s’anesthésier avec des activités nous déconnectant de nos pensées. Et je me suis aperçue que je réfléchissais de manière si claire sans ces distractions que j’avais envie de continuer pendant un mois pour voir ce que ça donnerait sur ma musique. Ça s’est finalement transformé en un an et demi de célibat et d’abstinence volontaire. J’ai commencé mon album en étant plus présente, concentrée sur ma musique, renforcée. Mon énergie était décuplée... Ça m’a aussi fait comprendre que ma valeur ne dépendait pas du regard de l’autre ou d’une relation sentimentale. L’état d’esprit du disque, c’est : “I’m enough.”

 

 

Comment naissent vos chansons ? Avez-vous des inspirations artistiques : livres, films, musique, expos ?
Je m’inspire de ce que je vis au moment où j’écris. C’est toujours personnel, comme un petit journal intime. Je ne dors pas, alors les idées viennent souvent dans la nuit. Je ne lis pas de livres. Je suis très dyslexique et j’ai un fort trouble de l’attention. En revanche j’écoute énormément de musique et je regarde des tonnes de films. Je suis une vraie “nerd” de ce point de vue ! C’est là que je trouve de la poésie. Musicalement, je voulais que les guitares de mon disque ressemblent à celles du groupe anglais The Durutti Column, les basses à celles de Gainsbourg et Air, et que les batteries résonnent de manière très sèche. Je souhaitais que ça sonne comme un gros câlin sous l’eau ou dans du coton. J’avais comme intention de rendre plus abordables des sujets difficiles comme les relations toxiques en les enrobant dans une musique chaude, solaire, sexy, réconfortante. J’assume aussi davantage mon côté français avec un titre comme Blasphémie, un poème érotique qui est le premier morceau que j’ai écrit dans ma langue natale.

Photo : Evan Tan Photo : Evan Tan
Photo : Evan Tan

Le titre de l’album, Feel Feelings, semble dire bienvenue à tous les sentiments dans toute leur complexité. C’est une rébellion contre les sourires de façade affichés sur les réseaux sociaux ?
Un morceau s’appelle Don’t Tell Me to Smile. Un autre s’intitule Being Sad Is Not a Crime. Je trouve qu’il est très fatigant, pendant les séances photo, de subir la pression de sourire. Je fais très gaffe à ne pas reproduire cette injonction avec mon bébé, Indigo Blue. Si je prends une photo de lui, ce sera celle du moment présent. Je ne vais pas manipuler ce moment en lui disant quoi faire pour le cliché. Je suis quelqu’un de très sensible et émotionnel. J’ai entendu plusieurs fois des réflexions comme : “C’est trop lourd, là, comme sujet de conversation, viens, on parle d’autre chose.” Pour ce disque, je n’avais plus envie de m’excuser. Si on consentait davantage à évoquer les choses tristes, on les accepterait plus facilement et on pourrait se tourner plus sereinement vers l’avenir.

 

Vous avez écrit de nombreux morceaux queer comme le single Oh, to Be a Rainbow! sorti pendant le Pride Month en juin dernier. Était-il important d’apporter une alternative aux chansons d’amour hétéronormées ?

C’est naturel pour moi d’écrire des chansons d’amour queer. Je vis avec une fille, Stella, et nous élevons un petit garçon ensemble : c’est mon quotidien. Donc je trouvais essentiel de faire entendre ma voix là-dessus et de participer à la visibilité. J’ai la chance d’habiter en Californie, un État très progressiste sur cette question, mais quand on rentre en France, on subit davantage de remarques. On me demande : “C’est ta sœur ?” Et je réponds : “Non, c’est ma meuf !”

 

 

“Pour ce disque, je n’avais plus envie de m’excuser.”

 

 

Sur Instagram, vous avez expliqué avoir reporté la sortie de votre album et sa promotion pour être une meilleure alliée de la communauté noire. Vous pensez que le rôle d’un artiste est de profiter de sa notoriété pour sensibiliser les autres aux causes qui lui sont chères ? 

Oui, même si chacun dispose de son libre arbitre et fait ce qu’il veut. Il y a quand même une crise globale mondiale, et les gens commencent enfin à se réveiller par rapport à des problèmes majeurs. Dans ce contexte où émerge un puissant mouvement d’égalité autour de Black Lives Matter, je me voyais mal parler de moi et de mon album. Les Noirs ont enfin leur moment d’écoute, et j’avais envie de laisser parler leurs voix. À mon petit niveau, j’ai la chance d’avoir une position très privilégiée, car des gens me suivent et regardent ce que je fais. Je peux donc faire passer des messages qui me sont chers. Et j’espère que ça peut faire réfléchir aussi ceux qui ne pensent pas comme moi. Il y avait une fille qui me suivait sur Instagram dont le pseudo était “KKK Karen”. Je lui ai écrit que c’était assez déplacé cette référence au Ku Klux Klan. Elle a changé son nom finalement, en disant que ce n’était pas intentionnel de sa part. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est déjà ça.

 

Comment voyez-vous le futur de votre art avec l’épidémie de Covid-19 qui empêche les tournées et les tournages ?
Je ne l’imagine pas, je vis au jour le jour. Je ne peux pas me produire en concert en streaming avec mon bébé qui court partout et me prend beaucoup de temps. Pour le cinéma, depuis que mon petit est né, j’ai tourné dans trois films dont A Good Man avec Noémie Merlant, qui a été sélectionné à Cannes, même si cette année le Festival n’a pas eu lieu. Je suis aussi dans les films américains Little Fish et Mayday avec Mia Goth et Juliette Lewis. Mais je ne sais pas quand ils sortiront.

 

 

“Mon message, ce serait : “Go vegan”, pour sauver la planète !”

 

 

Quels conseils donneriez-vous à quelqu’un pour libérer son côté créatif ?
Ce serait de raconter sa propre histoire, de manière la plus personnelle possible, et non de raconter les histoires des autres.

 

Si vous pouviez changer les choses, quel message voudriez-vous faire passer ?
À Los Angeles, même si les gens ne sont pas tous vegan, ils essaient de manger moins de viande, à la fois pour le bien-être des animaux, pour leur propre santé et pour l’environnement. Alors mon message, ce serait : “Go vegan”, pour sauver la planète !

 

Soko, Feel Feelings, disponible depuis le 10 juillet 2020 chez Parce que Music et Babycat Records.

Soko - Looking for Love