47


Commandez-le
Numéro
30 Sarah Sze, l’artiste qui façonne des mondes fracturés

Sarah Sze, l’artiste qui façonne des mondes fracturés

Art

Dans les installations de l’artiste Sarah Sze, un monde entier se dresse, fragile, fracturé, mouvant... Une Terre, tel un colosse aux pieds d’argile, suscitant un émerveillement teinté d’inquiétude.

Il ne faut pas plus d’une phrase, quoiqu’un peu longue, au philosophe Bruno Latour pour décrire les créations de Sarah Sze. “Voilà, c’est ici que nous vivons ; c’est comme cela que nous devons comprendre où nous résidons ; enfin une image du monde à la fois réaliste et splendide.

 

 

L’installation monumentale de l’Américaine, au cœur de la Fondation Cartier, répond à cette description. La structure sphérique de cinq mètres de diamètre forme un nid d’oiseau étrange, un planétarium fragile au sein duquel sont projetées des centaines de vidéos sur de petits morceaux de papier déchirés. Du bois courbé, des branches, une fine armature d’acier, quelques ficelles de couleur et du ruban adhésif suffisent à créer l’émerveillement. Les vidéos, enregistrées par l’artiste sur iPhone ou collectées sur Internet, présentent différents phénomènes naturels : reflet de la lumière sur l’eau, croissance d’une plante, coucher de soleil, mouvement des nuages, éruption d’un geyser, vacillement de la flamme d’une bougie... La Terre entière se dresse, lévitant dans l’espace. Tout est là : fragile, fracturé, mouvant. “L’œuvre n’est ni un nid ni un globe terrestre, récuse l’artiste. Notre monde lui-même n’est pas cet objet bleu et vert que nous observons depuis l’espace. Il n’est pas ce roc dense sur lequel nous pourrions frapper sans peur avec un marteau. Le monde au sein duquel nous vivons n’est qu’une très fine et fragile couche de vie.” Ce biofilm minuscule, pullulant et hétérogène se déploie à la Fondation Cartier. Tout y est élaboré et pourtant contingent, en déséquilibre. Comme le note Bruno Latour dans le catalogue de l’exposition : “L’originalité de l’entreprise de Sarah Sze tient à cette capacité de sortir l’image de la Terre des métaphores organiques.” Gaïa n’est pas un organisme cohérent, mais une multitude fine de mondes miroitants. Un vortex de films-débris.

“Twice Twilight” (2020) de Sarah Sze. Techniques mixtes, bois, acier inoxydable, acrylique, vidéoprojecteurs, tirages jet d’encre et céramique. Dimensions variables. Vue de l’exposition De nuit en jour à la Fondation Cartier pour l’art contemporain. “Twice Twilight” (2020) de Sarah Sze. Techniques mixtes, bois, acier inoxydable, acrylique, vidéoprojecteurs, tirages jet d’encre et céramique. Dimensions variables. Vue de l’exposition De nuit en jour à la Fondation Cartier pour l’art contemporain.
“Twice Twilight” (2020) de Sarah Sze. Techniques mixtes, bois, acier inoxydable, acrylique, vidéoprojecteurs, tirages jet d’encre et céramique. Dimensions variables. Vue de l’exposition De nuit en jour à la Fondation Cartier pour l’art contemporain.

L’exposition de Sarah Sze n’a ouvert qu’une semaine, avant le confinement de novembre. Elle méritera d’être vécue, sur place, dès la réouverture des institutions culturelles. L’œuvre forme une musique à l’unisson de l’architecture de la Fondation Cartier. Son auteur, Jean Nouvel, est un artiste du sublime et de l’émerveillement au même titre que l’Américaine. Leur esthétique commune est celle du commencement, de l’émotion primaire : regarder le monde comme un nouveau-né, être sidéré par son infinité primitive, avant que l’esprit humain ne l’ordonne. Chez Jean Nouvel, le bâtiment se fait jeu de transparence. Les façades de verre qui le constituent reflètent perpétuellement les arbres et les nuages. Les images et les reflets se superposent à l’infini dans une confusion sublime entre intérieur et extérieur. Chez Sarah Sze, les œuvres forment également une boucle et un mouvement perpétuel, à l’image du pendule surplombant sa seconde installation. À aucun moment elles ne forment un récit cohérent et rationnel. Il n’y a ni début, ni milieu, ni fin, juste le délice du pur moment. “Comme cette vidéo d’une nuée d’oiseaux prenant leur envol que je projette sur les murs de temps en temps, nous explique Sarah Sze. Vous vous promenez dans un champ, et tout d’un coup, des oiseaux s’éloignent dans le ciel. C’est un instant fugace, inscrit dans un moment précis que vous ne pouvez recréer. Et c’est pourtant ce que je fais. J’ai digitalisé ce moment. Ce n’est qu’une image – quelqu’un l’a manipulée pour vous, et cette manipulation est un mystère, et pourtant vous oubliez que c’est une image. Vous vous trouvez dans un train ou dans une voiture, ces espaces de méditation où les images ne vous arrivent que par mouvement. J’aime jouer avec l’idée que tout va mourir.” Car, chez Sarah Sze, ce sublime macro et microscopique est toujours amoindri par le doute et la disparition. “Nous partageons tous ce désir de compréhension du monde, ajoute-t-elle, et en même temps de son impossibilité. Et plus nous essayons de comprendre, plus nous prenons conscience que nous ne comprenons pas. Cela nous ramène à l’histoire des sciences et des grandes découvertes. Les bons artistes et les bons scientifiques partagent un même rapport au monde fondé sur l’incertitude et l’observation attentive. Les réponses que vous trouvez ne sont jamais celles qui répondent aux questions que vous avez posées.” Sarah Sze le vérifie tous les jours. L’Américaine est mariée à un scientifique.

 

 

Exposition De nuit en jour de Sarah Sze, jusqu’au 25 avril (temporairement fermée) à la Fondation Cartier, Paris XIVe.