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Numéro
10 Boris Mikhaïlov, Maison Européenne de la Photographie, Bourse de commerce, Paris Photo, Ukraine

Boris Mikhaïlov, un géant de la photographie ukrainienne mis à l'honneur à Paris

Numéro art

Comptant parmi les plus grands photographes d’Europe de l’Est, Boris Mikhaïlov a documenté avec une grande liberté la vie de ses compatriotes ukrainiens, marqués par la chute de l’Empire soviétique. Ses séries, entre critique sociale et expérimentations visuelles, sont présentées actuellement à la Maison européenne de la photographie, à la Bourse de commerce ainsi qu'à la foire Paris Photo cette semaine. 

Boris Mikhaïlov, Photographie extraite de la série “Yesterday’s Sandwich” (1966-1970), Courtesy of Boris Mikhaïlov et galerie Suzanne Tarasiève, Paris © ADAGP, 2022
Boris Mikhaïlov, Photographie extraite de la série “Yesterday’s Sandwich” (1966-1970), Courtesy of Boris Mikhaïlov et galerie Suzanne Tarasiève, Paris © ADAGP, 2022
Boris Mikhaïlov, Photographie extraite de la série “Yesterday’s Sandwich” (1966-1970), Courtesy of Boris Mikhaïlov et galerie Suzanne Tarasiève, Paris © ADAGP, 2022

Boris Mikhaïlov est né en 1938 à Kharkiv, en URSS, aujourd’hui la deuxième ville d’Ukraine. Elle est depuis février dernier régulièrement bombardée par les troupes russes. Boris Mikhaïlov lui-même a dû connaître des bombardements puisqu’en 1941, alors qu’il n’a que 3 ans, il fuit l’Ukraine envahie par l’armée allemande pour se réfugier dans l’Oural avec sa mère. De retour dans sa ville natale à la fin de la guerre, il y restera jusqu’en 1997, quittant sa patrie six ans après son indépendance pour Berlin. 

Boris Mikhaïlov, Photographie extraite de la série “Yesterday’s Sandwich ” (1966-1970). Tirage chromogène, 30 x 45 cm. Boris Mikhaïlov, VG Bild-Kunst, Bonn. Courtesy of Galerie Suzanne Tarasiève, Paris Boris Mikhaïlov, Photographie extraite de la série “Yesterday’s Sandwich ” (1966-1970). Tirage chromogène, 30 x 45 cm. Boris Mikhaïlov, VG Bild-Kunst, Bonn. Courtesy of Galerie Suzanne Tarasiève, Paris
Boris Mikhaïlov, Photographie extraite de la série “Yesterday’s Sandwich ” (1966-1970). Tirage chromogène, 30 x 45 cm. Boris Mikhaïlov, VG Bild-Kunst, Bonn. Courtesy of Galerie Suzanne Tarasiève, Paris

Lorsque Mikhaïlov se lance dans la photographie dans les années 60, il fait le portrait d’une femme sensuelle, à l’allure occidentale, une cigarette à la main. Jugée choquante, cette image est refusée partout : elle n’a pas sa place dans la photographie soviétique, qui s’apparente à de la propagande avec ses paysages fertiles, natures mortes lyriques, travailleurs souriants et non sexués. Il est alors interdit : 

1. de prendre des photos d’un point de vue plus élevé que le premier étage et de photographier les zones ferroviaires, gares, usines et zones miliaires, mais aussi les environs des usines et toute structure d’État sans autorisation ; 

2. de prendre des photos pouvant porter atteinte à la puissance soviétique et au mode de vie soviétique ;
3. de photographier un corps nu, les musées étant les seuls à être autorisés à exposer de telles images quand ce sont des tableaux de maître. 

Boris Mikhaïlov, Photographie extraite de la série “At Dusk” (1993). Tirage chromogène, 13,3 x 29,6 cm. Courtesy de Boris Mikhaïlov © ADAGP, Paris, 2022
Boris Mikhaïlov, Photographie extraite de la série “At Dusk” (1993). Tirage chromogène, 13,3 x 29,6 cm. Courtesy de Boris Mikhaïlov © ADAGP, Paris, 2022
Boris Mikhaïlov, Photographie extraite de la série “At Dusk” (1993). Tirage chromogène, 13,3 x 29,6 cm. Courtesy de Boris Mikhaïlov © ADAGP, Paris, 2022

Mikhaïlov, lui, n’a que faire de ces règles. Il photographie de façon libre, au gré de ses envies. Le KGB met la main sur une série de nus qu’il a faite de sa femme et lui confisque. Cet événement lui vaut d’être licencié de son poste d’ingénieur. Il en profite alors pour se lancer à son compte comme photographe et retoucheur pour des particuliers, tout en continuant ses séries personnelles. 

 

S’inspirant des stigmates de l’Empire soviétique et de l’absurdité de la vie, Mikhaïlov n’a de cesse de dénoncer la bêtise du pouvoir, de Khrouchtchev à Poutine, et enchaîne les séries inspirées de l’idéologie communiste. Dans sa Red Series (1968-1975), prédomine la couleur rouge, à la fois symbole du communisme, du sang des martyrs et de la flamme de la foi. Cérémonies officielles, manifestations de personnes du troisième âge, festivités diverses, expositions de matériel agricole, portraits d’hommes méritants... l’ennui transparaît de ses images qui se conforment aux strictes lois de la photographie soviétique. Avec Louriki (1971-1985), il s’approprie les photos de famille de ses clients – se plaçant comme précurseur de la réappropriation des images dans l’art.“Utiliser des albums de famille et coloriser les photographies me permet d’en dire plus sur l’Union soviétique et ses habitants que ce que j’ai pu exprimer à travers mes séries antérieures.” Là encore, il se plie aux règles : les joues sont roses, l’herbe verte et toute imperfection physique gommée. 

Boris Mikhaïlov, Photographie extraite de la série “At Dusk” (1993). Tirage chromogène, 66 x 132,9 cm. © Boris Mikhaïlov, VG Bild-Kunst, Bonn. Courtesy of Galerie Suzanne Tarasiève, Paris. 
Boris Mikhaïlov, Photographie extraite de la série “At Dusk” (1993). Tirage chromogène, 66 x 132,9 cm. © Boris Mikhaïlov, VG Bild-Kunst, Bonn. Courtesy of Galerie Suzanne Tarasiève, Paris.
Boris Mikhaïlov, Photographie extraite de la série “At Dusk” (1993). Tirage chromogène, 66 x 132,9 cm. © Boris Mikhaïlov, VG Bild-Kunst, Bonn. Courtesy of Galerie Suzanne Tarasiève, Paris.

La plage occupe une place importante pour les Ukrainiens. Le pays, bordé par la mer Noire et la mer d’Azov, compte 2 780 km de littoral et de nombreux lacs. Mikhaïlov va s’inspirer de ces lieux de villégiature et de liberté des corps. Avec Plage de Berdiansk (1981), il propose une photographie classique, humaniste, cinématographique, comme s’il procédait à un état des lieux avant les grands bouleversements à venir. On y voit des centaines de baigneurs en maillot de bain, des familles entières qui viennent passer la journée au bord de l’eau, bronzer à côté des voitures, s’amuser, sans le moindre complexe. Puis avec Salt Lake (1986), il ajoute une dimension supplémentaire à l’imagerie vue et revue des vacances balnéaires. Si l’on prête attention au paysage autour de ce lac prisé pour son eau chaude et salée près de Slavjansk, on remarque des usines et un énorme pipeline dont le contenu – il s’agit en de résidus de fabrication de soda – se déverse dans le lac. Les baigneurs, agglutinés autour de la bouche d’évacuation du pipeline, ne portent pas la moindre attention à leur environnement immédiat. Leur attitude traduit leur indifférence envers la nature et sa pollution. 

 

Les réformes économiques et sociales de la perestroïka (1985-1991) font prendre à Boris Mikhaïlov un tournant plus radical. Prise dans sa ville natale, At Dusk (1993) se compose d’une centaine de petites photographies panoramiques teintées à la main. Ces scènes de rue montrent la dure réalité de la vie dans un pays post-socialiste nouvellement indépendant : les habitants font la queue pour se nourrir, se blottissent autour d’un feu de fortune ou présentent des biens de consommation rares devant la caméra. À cela s’ajoutent les ruines du paysage urbain : des routes en mauvais état, les ordures qui envahissent les rues, les sites industriels abandonnés. La misère est soulignée par l’esthétique sombre des images, qui semblent avoir été prises au crépuscule (d’où le titre), moment de transition. Prises à hauteur de hanche, elles offrent un point de vue exceptionnellement bas sur les habitants et les paysages de Kharkiv. Il poursuit ce travail avec la série By The Ground (1996), pour laquelle il se place encore plus bas, à hauteur des sans-abri peuplant les rues de Kharkiv et de Moscou. Ces clichés panoramiques, pris de manière aléatoire, donnent à voir des rues poussièreuses, des trottoirs branlants. De leur ton sépia se dégage une certaine nostalgie. L’approche de Mikhaïlov n’est pas sans rappeler la vision d’Aleksandre Rodchenko, l’un des papes de la photographie soviétique : “Les angles visuels les plus intéressants de notre époque sont ceux de l’oiseau ou du ver de terre.” En se rapprochant du sol, Mikhaïlov nous permet de mieux contempler l’échec de l’expérience soviétique. Pour ces deux séries, le photographe donne des instructions d’affichage précises aux musées et institutions : les tirages doivent être installés sur une seule ligne et accrochés bas sur les murs de la galerie, afin que le spectateur se penche pour les regarder et se rapproche ainsi de manière inhabituelle des sujets photographiés. Il explique ce choix : “Je cherche toujours une situation saturée pour un reportage car elle exprime un regard subjectif, une sensation unique du monde. Ce qui est important, c’est de représenter non pas un événement mais son rapport au monde. Et pourtant, je pense que cette relation devrait concerner tout le monde. Car même si une situation est représentée à travers un point de vue personnel, elle concerne des processus sociaux communs, partagés.” 

Boris Mikhaïlov, Photographie extraite de la série “Case History” (1997-1998). Tirage chromogène. © Boris Mikhaïlov, VG Bild-Kunst, Bonn. Courtesy of Galerie Suzanne Tarasiève, Paris. Boris Mikhaïlov, Photographie extraite de la série “Case History” (1997-1998). Tirage chromogène. © Boris Mikhaïlov, VG Bild-Kunst, Bonn. Courtesy of Galerie Suzanne Tarasiève, Paris.
Boris Mikhaïlov, Photographie extraite de la série “Case History” (1997-1998). Tirage chromogène. © Boris Mikhaïlov, VG Bild-Kunst, Bonn. Courtesy of Galerie Suzanne Tarasiève, Paris.

Puis ce sont les corps qui vont être au centre du travail de Mikhaïlov. Dans Case History (1999), composée de 500 photos, il se focalise sur ceux des marginaux. On y voit un gros plan sur des bouches sales et édentées, un gradé de l’armée rouge à moitié nu, des ventres présentant des abcès, des hommes transportant des car- casses d’animaux, une fillette au visage tuméfié, une file d’attente devant la soupe populaire, des enfants des rues qui fument, des corps soûls étalés sur le bitume... Ces images très dures, parfois difficilement regardables, sont en couleur, comme pour souligner la violence du rapport de force entre riches et pauvres : “Les riches comme les pauvres voulaient avoir des photographies en couleur. [...] Les riches ont pu se les offrir, pas les pauvres.” Parfois, le photographe se met lui-même en scène et fait aussi participer sa femme. Il paie ses modèles : “Manipuler les gens avec de l’argent est devenu une sorte de nouveau rapport social légal qui se propage dans tout l’ex-URSS.” Ses sujets incarnent les stigmates du changement de régime. Des anciens ingénieurs, militaires ou fonctionnaires, lessivés, abandonnés, laissés de côté par les réformes économiques, qui se sont vite retrouvés exclus, sans-abri, jusqu’à parfois ne plus être reconnaissables. “Case History ne porte aucun préjudice aux personnes prises en photo. En Ukraine, il n’y a pas de traces matérielles du passé, il est de mon devoir de documenter le rapport qu’entretient la société avec les sans-abri pour les générations futures. Pour ce qui est du problème moral de les payer pour qu’ils posent, ce serait plutôt immoral de ne pas le faire.” 

Boris Mikhaïlov, Photographie extraite de la série “Case History” (1997-1998). Tirage chromogène, 172 x 119 cm. © Boris Mikhaïlov, VG Bild-Kunst, Bonn Courtesy of Galerie Suzanne Tarasiève, Paris. Boris Mikhaïlov, Photographie extraite de la série “Case History” (1997-1998). Tirage chromogène, 172 x 119 cm. © Boris Mikhaïlov, VG Bild-Kunst, Bonn Courtesy of Galerie Suzanne Tarasiève, Paris.
Boris Mikhaïlov, Photographie extraite de la série “Case History” (1997-1998). Tirage chromogène, 172 x 119 cm. © Boris Mikhaïlov, VG Bild-Kunst, Bonn Courtesy of Galerie Suzanne Tarasiève, Paris.

Boris Mikhaïlov dérange mais trouve son public sur la scène internationale. Sa première exposition a lieu en Suède, au Hasselblad Center de Göteborg, en 1991. Puis son travail est montré dans de grandes institutions à travers le monde. En 2017, l’Ukrainien représente son pays lors de la 57e édition de la Biennale de Venise. À partir des années 90, il met en scène son propre corps avec dérision. Il remet en question le machisme, les standards de beauté, la vanité d’un homme âgé, à travers sa série I Am Not I (1992). L’artiste se lance également dans des expérimentations en super- posant deux diapositives, hymne à la photographie argentique Yesterday Sandwich (2009) et s’amuse à manipuler la réalité déjà sordide, tout en déchargeant sur les spectateurs le poids de la culpabilité et du voyeurisme. Mikhaïlov est plus qu’un photographe documentaire, il participe activement à ce qu’il montre, quitte à jouer avec la réalité. Il ne se gêne pas pour dévoiler ses manipulations et ainsi donner encore plus de force à son œuvre. Il allie provocation et humour, n’ayant que faire du politiquement correct : “Il y a une chose qui m’échappe, je ne comprend pas pourquoi je regarde tout à travers le derrière d’une femme.” 

 

 

Boris Mikhaïlov, “Journal ukrainien”, jusqu’au 15 janvier 2023 à la Maison européenne de la photographie, Paris 4e.
Boris Mikhaïlov, “At Dusk”, jusqu’au 3 janvier 2023 à la Bourse de commerce, Paris 1er.
Exposition personnelle de Boris Mikhaïlov jusqu’au 19 novembre 2022 à la galerie Suzanne Tarasieve, Paris 3e, ainsi que sur le stand de la galerie à Paris Photo, du 10 au 13 novembre 2022 au Grand Palais Éphémère, Paris 7e.