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Numéro
17 Carol Bove, exposition, galerie David Zwirner, Paris

Rencontre avec Carol Bove, l'artiste qui transforme l'acier en velours à la galerie David Zwirner

Art

Les sculptures en acier de Carol Bove peuvent parfois ressembler à du velours. À travers elles, l’artiste américaine s’applique, avec humour, à dérouter notre perception, à susciter une confusion qui mette nos sens en alerte et affûte notre réceptivité au monde. 

Carol Bove, 2022. Photo : Daniel Dorsa. Courtesy of the artist and David Zwirner. Carol Bove, 2022. Photo : Daniel Dorsa. Courtesy of the artist and David Zwirner.
Carol Bove, 2022. Photo : Daniel Dorsa. Courtesy of the artist and David Zwirner.

“Vase/Face”, le titre de l’exposition parisienne de l’Américaine Carol Bove chez David Zwirner, fait référence au “vase de Rubin”, une illusion d’optique créée au début du 20e siècle par le psychologue danois Edgar Rubin. Il s’agit d’une image qui peut être lue soit comme deux visages opposés, soit comme un vase, ce qui engendre une instabilité de la perception et une différence de points de vue. En déambulant parmi les nouvelles sculptures de grande échelle de Carol Bove, faites de tubes d’acier inoxydable froissés et sablés, combinés avec de grands disques de verre réfléchissant, les spectateurs peuvent justement expérimenter différents points de vue. La question du display et son rapport à l’architecture est fondamentale dans la pratique de l’artiste. Tout l’espace central de la galerie parisienne est occupé par les sculptures, et deux d’entre elles sont installées sur une estrade accessible aux visiteurs. D’autres, plus petites, sont accrochées directement au mur. Les textures de ses pièces sont travaillées de telle façon que l’acier semble se transformer en un léger velours façon guimauve et se fondent dans les parois et le sol peints de la même couleur. Les œuvres de Carol Bove bousculent, non sans un certain humour, nos préjugés sur la matérialité de la sculpture abstraite en métal. Dans cette longue interview accordée à Numéro, l’artiste revient sur son histoire et sa pratique. 

 

Numéro : Quel a été votre parcours ?
Carol Bove : J’ai grandi à Berkeley dans les années 70. J’étais entourée essentiellement d’étudiants, d’intellectuels et de jeunes qui tentaient de nouvelles expériences. C’était probablement l’endroit au monde qui comptait le plus grand nombre de sectes par habitant ! Ma famille faisait sans arrêt l’objet de tentatives plus ou moins agressives de recrutement, du mouvement Hare Krishna, de l’Erhard Seminars Training, du Temple du Peuple... Les adeptes de la secte Moon, eux, vendaient des glaces. Je me souviens de ma mère accélérant le pas devant certains glaciers, en me soufflant à voix basse qu’il n’était pas question que j’entre dans ce magasin, pourtant totalement banal à mes yeux. J’ai fréquenté une toute petite école, qu’une de nos voisines avait fondée à son domicile. Ma mère faisait sa comptabilité en échange des frais de scolarité. La philosophie de l’école était fortement influencée par le “mouvement du potentiel humain”. On nous enseignait les pouvoirs inexploités de l’esprit, la construction sociale du genre, le fait que la nation américaine s’était bâtie sur un génocide, l’imminence de la catastrophe écologique et les techniques de méditation. Mon père était peintre en bâtiment et ma mère poétesse au foyer, n’ayant jamais publié. Mes parents ont passé leur bac en 1967. Ma mère avait entamé des études, mais elle a tout arrêté au bout d’un an pour suivre mon père, parti étudier l’art à Paris. Mes grands-parents habitaient en Suisse et c’est là que je suis née. Mes parents sont ensuite rentrés en Californie, et se sont réinstallés à Berkeley à la naissance de mon frère. Ensuite nous n’avons plus jamais voyagé. J’ai arrêté le lycée pour rejoindre, très brièvement, une école d’art à Oakland. Plus tard, après sept ans passés à ne pas faire grand-chose, vivant de petits boulots de serveuse, j’ai passé un diplôme de premier cycle en études d’arts plastiques, option histoire de l’art, à l’université de New York [NYU]. Je me suis spécialisée en photographie parce que le département sculpture n’était pas très accueillant vis-à-vis des femmes, et parce que la peinture me paraissait quelque chose de trop intime pour la pratiquer devant tout le monde. En sortant de NYU, je me suis remise à peindre, puis j’ai postulé dans plusieurs universités dans l’intention de poursuivre mes études ; mais je n’ai été acceptée nulle part, donc j’ai commencé à exposer mon travail. 

 

Dans quelle mesure l’environnement dans lequel vous avez grandi vous a-t-il influencée ?
Il est à l’origine de tout. J’étais une enfant très malheureuse jusqu’à ce que ma mère décide de me faire suivre des cours d’art – je devais avoir 9 ans. C’est à travers l’expression créative que j’ai développé la conscience de mon identité, et ces cours m’ont probablement sauvé la vie. 

 

Qu’est-ce qui attirait votre œil à l’époque ? 

En cours, je découpais des silhouettes de chevaux dans des paysages. Nous apprenions à fabriquer du papier marbré, à tresser des paniers et à dessiner des planches de botanique. Nous chantions aussi, et recevions une instruction musicale. À peu près à la même époque, l’école où j’étais scolarisée nous a emmenés voir une exposition sur l’art des années 60, au musée d’Oakland. L’essentiel des œuvres présentées étaient figuratives. Je me souviens d’une toile qui devait être un Mel Ramos, d’autres exemples du pop art et d’un certain nombre de peintures hyperréalistes. Et puis je suis tombée sur une planche rose vif – brillante, insondable – posée contre un mur. J’étais totalement perplexe. Puisque nous nous trouvions dans un musée, ce devait être de l’art, mais pas celui auquel j’étais habituée. J’en ai déduit que cet objet ne devait pas être le seul exemple de... ça – peu importe ce que c’était. Et j’en ai conclu que le monde était bien plus vaste que je ne l’avais imaginé. Je me suis promis qu’un jour je découvrirais l’univers mental qui avait conduit à la naissance de cet objet mystérieux, et qu’alors j’arriverais à le comprendre. En réalité, je me rends compte aujourd’hui que j’avais très bien compris cette sculpture rose dès notre première rencontre et, depuis, c’est le schéma que je privilégie pour toute expérience artistique. Une forme de confusion, et la suspension de tout discours narratif, de tout langage, de toute idéologie. La perte temporaire de repères qui vous renvoie à une conscience d’avant les conditionnements. 

 

Quelle importance accordez-vous à l’atelier ? 

L’atelier est nécessaire parce que l’essentiel de ce que je fais n’est pas théorique. J’y fabrique presque tout. Les idées me viennent des matériaux, donc avoir toutes sortes de matériaux sous la main est pour moi une nécessité absolue. Mon atelier est divisé en zones. Il y a la fabrication du métal, le travail des corps, une cabine de peinture par pulvérisation et une zone qui reste nette, pour disposer les œuvres achevées et tester des idées de scénographies d’exposition. Il y a aussi un espace pour la couture, un endroit pour planifier la production, une zone destinée aux maquettes d’architecture, une cuisine, un bureau pour les affaires administratives et ma bibliothèque, qui est mon espace privé. En ce moment, il y a aussi une bibliothèque à part pour mes recherches sur Harry Smith, sachant que je suis l’une des commissaires de ce qui sera sa première exposition muséale, cet automne au Whitney. Beaucoup de gens travaillent avec moi à l’atelier. J’ai aussi des collaborateurs extérieurs au studio – architectes, ingénieurs, commissaires d’exposition, partenaires de recherche, sans oublier les équipes et le conseil d’administration du SculptureCenter, que je préside. Pas mal d’activités différentes se déroulent en parallèle. À présent, j’ai un autre lieu dans le nord de l’État de New York, où je passe peut-être dix pour cent de mon temps. J’envisage d’y aller de plus en plus souvent, et je tiens à ce que ça reste un endroit épargné par les aspects administratifs. 

 

Ces dernières années, vous avez créé des sculptures en acier inoxydable dont certaines seront bientôt présentées à Paris. Quelle est votre relation à ce matériau ? 

J’ai toujours suivi mon travail où il a choisi de m’emmener... Je le traite comme s’il avait son propre psychisme, avec ses besoins et sa volonté autonome. Au départ, je travaillais avec une plus grande diversité de matériaux, et mes expositions étaient remplies de beaucoup de textures différentes – j’entends par texture la combinaison d’un matériau, d’une histoire et d’un processus facilement identifiable. Par exemple, un bijou monumental en argent, fabriqué à la main au prix d’immenses efforts, posé à côté d’un vieux matelas crasseux qui est resté un certain temps dehors, exposé aux forces entropiques – ces choses-là, mises ensemble, ont beaucoup de texture. Plus tard, je me suis intéressée à la possibilité de réunir des textures hétérogènes au sein d’un même matériau. 

 

Vous avez récemment créé des sculptures métalliques colorées, accrochées sur des murs peints de la même couleur. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces sculptures “caméléons” qui se cachent sur leur support ? 

Cette idée m’est venue quand j’ai commencé à créer des sculptures murales en acier, il y a deux ans environ. Je n’aimais pas la juxtaposition entre la surface peinte de l’acier et la surface peinte du mur qui l’accueillait. C’était trop stérile, pas assez érotique. La combinaison des textures rompait le charme de l’œuvre en quelque sorte. Je m’étais mise à accumuler toute une collection de tissus et je travaillais déjà avec une spécialiste du textile, qui créait notamment des modèles miniatures de mes sculptures en acier, car pour concevoir mes expositions, je travaille à l’échelle 1 et à l’échelle 1/12. J’ai accordé de plus en plus d’attention à ces modèles miniatures puis j’ai commencé à jouer avec l’idée de réinterpréter les sculptures – qui créent l’illusion d’être faites en matériaux textiles – à partir de modèles eux-mêmes fabriqués à partir de tissu. Dans ce processus, j’ai aussi découvert des choses inattendues sur la couleur. Jusque-là, je pensais que le “contexte” d’une couleur était créé par les couleurs qui l’entouraient, ou éventuellement par certaines couleurs dans l’air du temps, qui n’étaient pas en proximité physique avec cette couleur mais existaient dans l’imaginaire du regardeur. Ces expérimentations textiles m’ont révélé tout autre chose. L’interaction d’une couleur avec sa propre matérialité affecte la perception que l’on a de cette couleur. Par exemple, un tissu saumon peut être perçu comme un tissu orange vif qui aurait pâli au soleil. Dans cette perception, les deux couleurs – le saumon et l’orange vif – sont présentes ; ajoutées à la notion du temps qui passe sous le soleil, elles racontent une histoire toute simple. Vous vous souvenez peut-être de ce mème qui circulait il y a quelques années sur les réseaux, cette robe que l’on pouvait voir bleu et noir, ou blanc et doré. Les gens qui la voyaient blanc et doré étaient sans doute moins habitués à interpréter des photographies numériques que ceux qui l’ont vue bleu et noir. Justement, l’un des aspects qui m’intéressent, c’est que le regardeur ne s’aperçoit pas du travail interprétatif qui entre en jeu. L’image semble l’ouvrir sur une réalité objective, sans aucune participation mentale. Or notre perception visuelle est profondément chargée de nos expériences, même si l’on n’a pas forcément conscience de l’existence de ce conditionnement. Le travail visuel, la sémiologie très subtile de la perception visuelle, c’est ce que j’essaie de mettre en évidence dans mon travail artistique. 

 

 

Qu’est-ce qui inspire vos titres d’œuvres ? 

Ils sont parfois descriptifs, parfois non. Il arrive qu’ils correspondent à des procédés mnémotechniques renvoyant à des idées puisées dans mon journal, d’autres fois, le titre est un message codé que je destine à quelqu’un en particulier. Parfois, il remplace un élément qui manque dans l’œuvre, comme pour The Foamy Saliva of a Horse [L’Écume aux lèvres d’un cheval]. J’ai pris conscience que cette pièce était sèche et ne contenait pas la moindre trace de mammifère ongulé. Souvent, j’attends que mon ami et collaborateur Philip Smith m’envoie un e-mail portant le titre qui convient, comme dans le film Orphée de Jean Cocteau, où le poète Orphée monte dans une voiture dont l’autoradio émet des formules poétiques, entrecoupées de séries de chiffres et de phrases banales. La figure de la Mort s’est éprise de lui, et a entraîné un autre poète aux enfers, d’où elle le contraint à émettre ces messages radio destinés à Orphée. Il y a quelques semaines, Philip m’a demandé si je connaissais ce passage d’Orphée, établissant par là-même un parallèle entre la façon dont le poète reçoit ces phrases et la façon dont lui- même procède avec moi. Je reçois ses messages, et il se trouve que lui-même les reçoit d’une autre source. Il m’envoie beaucoup de phrases qui n’ont pas de sens, exactement comme l’autoradio dans le film. Je dois être patiente. À un moment donné, quelque chose me parvient – soit de Philip, soit d’une source inattendue –, qui résout mon problème de titre. 

 

Comment installez-vous vos expositions ? À Paris, vous allez utiliser une estrade, quelle fonction remplit-elle ? Quelle importance accordez-vous à l’architecture du lieu ?

L’interprétation des signes tend à opérer en dessous du seuil de conscience. C’est un langage fondé sur le contexte qui, par le biais du mobilier ou de la géométrie, peut exprimer des concepts. Par exemple, le geste consistant à placer un objet sur un piédestal signe son retrait du monde normal des objets. Les objets eux-mêmes et l’espace qu’ils occupent sont donc d’égale importance. La différence, c’est que l’espace ne peut pas être instrumentalisé comme peut l’être un objet. L’espace résiste au langage, il résiste même à la perception. Il faut un effort conscient pour parvenir à percevoir le rien. C’est pourquoi l’espace et la façon dont il est conditionné sont plus intéressants que les objets eux-mêmes : l’espace forme l’essentiel de l’idée artistique et, en l’occurrence, il ne dure que le temps de l’exposition. Dans ma façon de construire une exposition, j’imagine le regardeur comme je m’envisage moi-même, avec un corps, un esprit, un contexte et une histoire. En me déplaçant dans cet espace, je me représente ce que vont percevoir les sens de cet autre regardeur. L’estrade est une pièce de scénographie toute simple, qui permet néanmoins de créer des situations nouvelles. Depuis l’entrée, elle va permettre de surélever les sculptures placées au fond de la galerie, et donc de dégager l’arrière- plan par rapport à celles qui sont à l’entrée, pour qu’il n’y ait pas d’interférences visuelles entre elles et qu’on puisse les voir toutes en même temps. À l’arrière de l’estrade, invisible depuis l’entrée, il y a un escalier permettant de grimper dessus pour regarder d’en haut, vers l’avant de la galerie. Ce simple changement de perspective ne paie pas de mine, mais c’est le type même des dispositifs qui me tiennent à cœur. 

 

Aimeriez-vous inscrire votre travail dans la “grande histoire” de la sculpture, ou dans quelle histoire plus précisément ?
Je n’en ai pas la moindre idée, mais j’espère en tout cas que les gens ont conscience de l’humour qu’il contient. 

 

Vous sentez-vous proche d’une communauté ou d’un mouvement en particulier ?
Pas exactement, mais je ressens une affinité avec d’autres artistes de mon âge, arrivés à New York au début des années 90. Les gens qui critiquaient les institutions, comme Fred Wilson et tous les artistes de l’American Fine Arts, mais aussi les picture artists, certains post-minimalistes comme Felix Gonzalez-Torres, les expos pleines d’ambition du Dia, à Chelsea, les stratégies autour du ready-made héritées de Duchamp, voilà ce que nous regardions alors, et qui fait encore écho en nous, même si cela ne se voit pas toujours. 

 

 
“Carol Bove : Vase/Face”, jusqu’au 17 décembre 2022, galerie David Zwirner, Paris 3e.