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09 Georg Baselitz: une figure mythique racontée par Fabrice Hergott, directeur du musée d’Art moderne de Paris

Georg Baselitz: une figure mythique racontée par Fabrice Hergott, directeur du musée d’Art moderne de Paris

Numéro art

Figure mythique, Georg Baselitz n’a cessé depuis les années 60 d’affirmer le pouvoir de la peinture tout en explorant le dessin, la gravure et la sculpture. Célébré cet automne par une rétrospective historique au Centre Pompidou, au sein de la galerie Thaddaeus Ropac à Paris et Séoul, l'artiste est également en couverture du dernier Numéro art, qui dévoile des portraits et vues inédites de son atelier en Allemagne. Pour l'occasion, le directeur du musée d'Art moderne de la Ville de Paris Fabrice Hergott revient sur son parcours hors-norme.

Portrait de Georg Baselitz dans son atelier © Christoph Schaller Portrait de Georg Baselitz dans son atelier © Christoph Schaller
Portrait de Georg Baselitz dans son atelier © Christoph Schaller

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“Je m’imagine très bien comme une antenne prête à réceptionner, enterrée, la tête dans les nuages, une bobine entortillée au milieu. Je vois mieux ce qui se trouve derrière, loin, ce que je quitte, là d’où je viens, ce que j’ai entendu et vu – assez rempli d’images.” Pour entrer dans l’œuvre de Baselitz, il vaut mieux en effet se laisser porter par les images, leur apparition au fil des années, leur évolution tout au long d’une histoire longue de plus de soixante ans, les reprises, les répétitions, en sachant qu’il n’est plus possible aujourd’hui de se faire une idée juste tant l’œuvre est étendue et diverse : peintures, dessins, gravures. Si l’exposition du Centre Pompidou n’est pas la première en France, et encore moins à Paris – le CAPC de Bordeaux fut le premier, avant que le musée d’Art moderne de la Ville de Paris présente la grande rétrospective en 1996 et une autre en 2011 entièrement dédiée à son œuvre de sculpteur – celle-ci se présente comme une somme, pas définitive bien entendu, l’artiste a 83 ans et continue de travailler d’arrache-pied dans son atelier près de Munich, mais suffisamment évocatrice, comme aucune autre après ne pourra plus l’être. Si l’on en croit les rumeurs, aucune des œuvres majeures ne manquera, de telle sorte qu’elle restera une exposition de référence dans l’histoire des grandes expositions Baselitz et certaines des importantes rétrospectives qui marqueront les générations actuelles et à venir.

 

Souvenons-nous que Georg Baselitz est né Hans-Georg Kern en 1938 à Deutschbaselitz, un village de quelque 400 habitants situé à une cinquantaine de kilomètres au nord-est de Dresde. C’est là qu’il passe son enfance avant d’aller faire ses études à Berlin- Est, puis à Berlin-Ouest. Il rencontre l’artiste Ralf Winkler (A.R. Penck) dans la première moitié de la ville. Il sera comme son frère. Puis Elke Kretzschmar, qui deviendra sa femme, dans la seconde. Ils ne se quitteront jamais. Parce que son nom de Kern est très courant, il prend, en 1961, le nom original de son village et simplifie son prénom.

Vue de l'atelier de Georg Baselitz en Allemagne © Christoph Schaller Vue de l'atelier de Georg Baselitz en Allemagne © Christoph Schaller
Vue de l'atelier de Georg Baselitz en Allemagne © Christoph Schaller

Ses premiers tableaux correspondent à son état d’esprit d’adolescent révolté, imprégné de maniérisme, de Lautréamont et du premier Manifeste du surréalisme, avide de représenter comme le voulait André Breton “le fonctionnement réel de la pensée”. À Berlin, avant le mur, il découvre le nouvel art américain dans une grande exposition, puis vient à Paris où il comprend ce qu’il savait déjà : l’art est plus important que tout. Avec Michael Werner, son ami et complice d’alors, il se promène dans Paris. Ils sont trop timides pour entrer dans les galeries. Rue des Beaux-Arts, chez Claude Bernard, Baselitz tombe sur les tableaux “de boue et de terre” d’Eugène Leroy. Ils lui “illuminent la cervelle”.

 

Il fait ses premières expositions dans des galeries à Berlin où il montre une réalité sombre, idolâtre, hyper sexuée, mal dans sa peau. Il y a un scandale, mais ce qu’il peint reste invisible pour ses contemporains. L’abstraction puis le pop art sont à la mode. Personne, sauf une poignée d’amis, n’aime ce qu’il peint. Provocateur, il commence à peindre des Héros qui reviennent dépenaillés de la guerre dans des paysages en flamme. Des souvenirs d’enfance plus réalistes qu’il n’y paraît. Une merveille après l’autre, mais en plein “miracle économique”, on ne se tourne pas vers le passé. Il se met à les déchirer et à en peindre les morceaux, jouant avec l’effet de trompe-l’œil du tableau. Il peint des chiens, des vaches. Toujours des souvenirs de son enfance, qu’il sort de son imagination les uns après les autres.

Georg Baselitz, “Hotel garni” (2021). Huile sur toile. Toile 250 x 165 cm, cadre 254 x 169 x 5 cm. Courtesy of Galerie Thaddaeus Ropac, Londres, Paris, Salzbourg, Séoul. Photo : Jochen Littkemann Georg Baselitz, “Hotel garni” (2021). Huile sur toile. Toile 250 x 165 cm, cadre 254 x 169 x 5 cm. Courtesy of Galerie Thaddaeus Ropac, Londres, Paris, Salzbourg, Séoul. Photo : Jochen Littkemann
Georg Baselitz, “Hotel garni” (2021). Huile sur toile. Toile 250 x 165 cm, cadre 254 x 169 x 5 cm. Courtesy of Galerie Thaddaeus Ropac, Londres, Paris, Salzbourg, Séoul. Photo : Jochen Littkemann

À la fin de 1968 a lieu une rupture majeure. Il rompt avec ses sujets, avec la peinture telle qu’il la pratiquait, avec l’adolescence, la sienne, celle de son art. Il peint au sol, mais les figures sont tête en bas. S’il reste fidèle à son principe selon lequel “la beauté se réinstalle dans les œuvres à partir de la dysharmonie”, ce changement lui ouvre l’horizon. Il peut se permettre tous les sujets parce que ses sujets n’ont plus de sens. Cette libération commence par une attention plus grande, presque hyperréaliste à ce qu’il peint. Les toiles sont posées sur le sol de son atelier, il peint ses amis, sa femme, lui-même. Des photos de sa photothèque, dont celles d’oiseaux, des aigles, prises dans les environs de son village où il accompagnait un ami ornithologue. Le sujet renversé, la technique prend plus d’importance et se libère. C’est un expressionnisme sans pathos, une recherche du tableau nouveau qu’il explore inlassablement en s’aidant de tout ce qui lui tombe sous les yeux.

 

Je crois n’avoir jamais rencontré d’artiste plus informé. Non seulement érudit, ayant tout lu et surtout tout vu, bien au-delà de ce que l’on peut apprendre dans les musées mais en utilisant ce savoir dans ses tableaux qui agissent comme des éponges. Il voyage, regarde, s’informe, écoute, suit ce qui se passe tout en collectionnant l’art premier ou la gravure maniériste dont il a une collection exceptionnelle. Andy Warhol ou Robert Ryman n’ont pas de secret pour lui. La musique est un champ infini d’exploration. Celle de Luigi Nono ou de Wolfgang Rihm sont des exemples autant que ses collections. Quand il n’est pas dans son atelier, il passe son temps dans sa bibliothèque construite par Herzog & de Meuron sur le modèle d’une tour de Babel. Il dit qu’il va du Douanier Rousseau à Tracey Emin, mais c’était il y a dix ans, et je le soupçonne de re- garder aussi d’assez près les toutes dernières générations. Son œuvre cannibalise, absorbe comme les formes, les couleurs. Et il va même jusqu’à se cannibaliser lui-même, la sculpture à laquelle il se met tardivement avec la grande œuvre si marquante de la Biennale de Venise de 1980, bouleverse sa peinture qui se met à glisser du côté des arts premiers comme aucune autre œuvre d’un art moderne qu’il parcourt en tous sens de Picasso à Nolde. Bien plus tard, en 2005, avec ses Remix, à l’étonnement de tous, il repeint ses propres tableaux, ceux des années 60 et 70, mais avec tous les procédés techniques qu’il a découverts entre-temps et avec lesquels il parvient à une emphase à laquelle aucun artiste européen n’était parvenu depuis des décennies.

Georg Baselitz, “Die Mädchen von Olmo II” DIE MÄDCHEN VON OLMO II (Les filles d'Olmo II) [1981]. Huile sur toile. 250 x 249 cm. Musée national d’Art moderne, Centre Pompidou, Paris © Georg Baselitz, 2021. Photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI/Bertrand Prévost/Dist. RMN-GP Georg Baselitz, “Die Mädchen von Olmo II” DIE MÄDCHEN VON OLMO II (Les filles d'Olmo II) [1981]. Huile sur toile. 250 x 249 cm. Musée national d’Art moderne, Centre Pompidou, Paris © Georg Baselitz, 2021. Photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI/Bertrand Prévost/Dist. RMN-GP
Georg Baselitz, “Die Mädchen von Olmo II” DIE MÄDCHEN VON OLMO II (Les filles d'Olmo II) [1981]. Huile sur toile. 250 x 249 cm. Musée national d’Art moderne, Centre Pompidou, Paris © Georg Baselitz, 2021. Photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI/Bertrand Prévost/Dist. RMN-GP

Aujourd’hui, avec le recul que donne un parcours si long et si actif, il apparaît que ses tableaux sont d’abord des souvenirs personnels captés depuis cette antenne plantée il y a longtemps dans les environs de Dresde. Le cerveau est un immense réceptacle d’images que les tableaux de Baselitz viennent chahuter. Ils nous rappellent que les images ont une stricte économie. Il en existe très peu de nouvelles. Elles se répètent au cours des siècles, se coagulent. Une figure debout, une figure assise, une autre couchée et voici déjà que nous avons parcouru plus de la moitié des musées. Quelques paysages, figuratifs ou abstraits, des têtes, et il ne reste plus rien. Le fait qu’elle soit à l’endroit ou à l’envers, réaliste ou abstraite montre que ce qui est important est d’abord que le tableau soit nouveau, de par sa méthode, l’organisation de sa surface, de ses lignes, de ses couleurs. C’est ce que la rétrospective du Centre Pompidou va montrer. Il faut s’attendre à ce que l’événement soit considérable.

 

 

 

Baselitz. La rétrospective, jusqu'au 7 mars 2022 au Centre Pompidou, Paris 4e.

Vue de l'atelier de Georg Baselitz en Allemagne © Christoph Schaller Vue de l'atelier de Georg Baselitz en Allemagne © Christoph Schaller
Vue de l'atelier de Georg Baselitz en Allemagne © Christoph Schaller