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Numéro
12 Collection Pinault, Venise, Icones

Avec "Icônes", la Collection Pinault offre une puissante expérience spirituelle et physique de l'art

Numéro art

Avec Icônes, sa nouvelle exposition, la Collection Pinault offre à Venise une éblouissante expérience spirituelle et physique de l’art.

La Nona Ora, de Maurizio Cattelan 1999 © Pinault Collection. La Nona Ora, de Maurizio Cattelan 1999 © Pinault Collection.
La Nona Ora, de Maurizio Cattelan 1999 © Pinault Collection.

Icônes, la nouvelle exposition de la Collection Pinault à Venise 

 

La pointe de la douane, depuis qu'elle accueille l'un des deux espaces vénitiens de la collection Pinault, semble avoir révélé sa véritable nature, celle de chapelle vibrante. Elle est de celles où les passions se déversent et se font communicatives, où l’on chante le gospel et où les corps tremblent. Seule religion de cette chapelle : l’art contemporain, ou plutôt une certaine vision de sa puissance, capable à la fois de dévoiler à travers ses formes les vérités intangibles de l’Univers (la mort, la vie, la foi...) et de rendre plus sensible notre rapport au monde. Spirituel, l’art y est une révélation. Temporel, il s’y fait exhausteur des sensations et des émotions qui nous bouleversent. “La vie, plus forte” pourrait être son slogan si l’affaire n’était pas aussi sérieuse. L’exposition Icônes prend logiquement place dans cette église. Le titre pourrait pourtant prêter à confusion. Les visiteurs friands de représentations chrétiennes n’en n’auront pas pour leur argent et pourraient même s’offusquer du sort que réserve Danh Vo aux pieds du Christ (dans un congélateur) et à une sculpture religieuse (dans une valise). Ceux qui se délectent d’avance de retrouver dans l’exposition les icônes de la Collection Pinault, soit dans son acception moderne ses chefs-d’œuvre, seront mieux contentés. On y retrouve bien La Nona Ora, l’œuvre-scandale de Maurizio Cattelan où le pape Jean-Paul II se voit écrasé par une météorite. Ou encore les peintures d’or et d’émail éclatantes de Rudolf Stingel.

To Breathe-Venice de Kimsooja, 2023, © Kimsooja, by SIAE 2023. To Breathe-Venice de Kimsooja, 2023, © Kimsooja, by SIAE 2023.
To Breathe-Venice de Kimsooja, 2023, © Kimsooja, by SIAE 2023.

En réalité, Icônes est beaucoup de choses mais aussi (et peut-être surtout) un magnifique chant d’amour dédié à l’art abstrait. Car son origine se trouverait dans les icônes... L’abstraction perpétuerait ainsi, sous d’autres formes, la même recherche de l’invisible et du spirituel. Spécialiste de la question, la philosophe Marie-José Mondzain rappelle dans le passionnant catalogue que l’icône n’est pas idole et n’invite pas à l’adoration d’une copie et d’une imitation. Elle est fenêtre sur l’invisible et sur le spirituel, elle est cet intervalle, ce hiatus même entre le visible et l’invisible. La puissance des icônes tient alors à leur capacité à ouvrir les portes de la perception du monde dans ses dimensions insaisissables et à susciter de nouveaux regards. “C’est à cette recherche de spirituel que se consacre Malevitch lors de son passage à l’abstraction, note la commissaire de l’exposition Emma Lavigne. Il ne considère pas sans raison son Carré noir sur fond blanc de 1915 comme ‘l’icône de notre temps’. Suivant les peintres d’icônes qui se refu- saient à l’illusion de la perspective européenne, lui et Malevitch s’affranchissent un peu plus des éléments de mimêsis pour viser la transcendance.” Leurs héritiers sont exposés à la Pointe de la Douane.

Robert Ryman, Untitled, 2010 © Pinault Collection. Robert Ryman, Untitled, 2010 © Pinault Collection.
Robert Ryman, Untitled, 2010 © Pinault Collection.

Dans la série de peintures réalisées entre 2010 et 2011 par Robert Ryman (1930- 2019), un carré façonné grossièrement à la peinture blanche flotte sur une toile en coton, soutenu par un fond de couleur – rouille, vert pistache ou gris. L’œuvre ne se laisse découvrir qu’avec le temps. L’inframince des fines lignes laissées par la brosse rigide du peintre sur l’épaisseur de la peinture apparaît alors. Toutes les variations de gamme du blanc affleurent. Pour déchiffrer l’invisible dans le visible, il faut apprendre à regarder. Chez Agnès Martin (1912-2004), autre maître convoqué dans l’exposition, la peinture se fonde sur la simple répétition des motifs réguliers (lignes ou points) sur de petits formats inspirés par les spiritua- lités orientales. Comme des icônes modernes et transportables. Ne demeure que la matérialité de la peinture et son énergie propre. L’inframince se fait trace obsédante qui inscrit son rythme visuel sur la toile. Tout comme chez Ryman, la vibration du presque rien crée une danse vitale essentielle. Une “pulsation entre apparition et disparition” pour reprendre les mots de Marie-José Mondzain, entre visible et invisible, entre pulsion de vie et pulsion de mort. Il faut parfois le rien pour faire advenir le tout, les possibles et la liberté... Agnès Martin est mise en dialogue avec notre contemporain, David Hammons, qui s’empare avec férocité des questions politiques et sociales, s’intéressant particulièrement à la place de la communauté afro-américaine. L’association est osée. Et pourtant... Agnès Martin est bien l’artiste préférée de David Hammons. Et tous les deux ont choisi d’adopter une position marginale vis-à-vis des institutions artistiques. Surtout, Hammons s’intéresse tout autant à l’invisible, et aux invisibles, évoqués chez lui par l’absence ou la disparition. Dans sa série des Body Prints entamée en 1968, les empreintes de son propre corps enduit de graisse pigmentent le papier. Elles représentent le corps noir – invisibilisé par la société – de manière tangible et directe. Chez David Hammons, explorer l’être invisible c’est célébrer la population effacée des Afro-Américains. L’icône permet ainsi des révélations nécessaires, moins religieuses que sociétales et historiques.

Christmas (Rome), de Danh Vo, 2012, 2013 © Pinault Collection. Christmas (Rome), de Danh Vo, 2012, 2013 © Pinault Collection.
Christmas (Rome), de Danh Vo, 2012, 2013 © Pinault Collection.

De l’abstraction à l’immatérialité, il n’y a qu’un pas. Lucio Fontana (1899-1968) le saute lorsqu’il formule en 1946 le principe du spatialisme : “Je ne veux pas faire de la peinture. Je veux ouvrir un espace, créer une nouvelle dimension, nouer un lien avec le cosmos, qui s’étend sans cesse au-delà du plan confiné d’une image.” Son Concetto spaziale de 1958 ouvre l’exposition. La recherche métaphysique de l’abstraction sort de sa bidimensionnalité avec cette peinture 3D de l’espace cosmique qui semble nous pénétrer. À ses côtés, l’artiste Lygia Pape (1927-2004) propose un buisson ardent et aérien de lumière sculptée dans l’obscurité. Là encore, tout l’espace se fait lieu de l’expérience de sensations transcendantales, à la manière d’un organisme immatériel transformant physi- quement l’art en monde vivant.

 

Icônes à la Pointe de la Douane, Venise. Jusqu’au 26 novembre.

Ttéia 1, C, de Lygia Pape 2003-2017, © Pinault Collection. Ttéia 1, C, de Lygia Pape 2003-2017, © Pinault Collection.
Ttéia 1, C, de Lygia Pape 2003-2017, © Pinault Collection.