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Numéro
04 Les entrailles du monde disséquées par l’artiste Mandy El-Sayegh à la galerie Thaddaeus Ropac

Les entrailles du monde disséquées par l’artiste Mandy El-Sayegh à la galerie Thaddaeus Ropac

Numéro art

La jeune artiste britannique présente jusqu’au 15 janvier à la galerie parisienne Thaddaeus Ropac un ensemble de toiles saisissantes qui transforment en chair picturale le chaos du monde, ses corps disloqués, sa violence et son flux submergeant d’images et de textes. Une exposition cathartique dont on ne ressort pas indemne. A voir absolument.

Mandy El-Sayegh photographiée par Eva Herzog. Mandy El-Sayegh photographiée par Eva Herzog.
Mandy El-Sayegh photographiée par Eva Herzog.

Les nouvelles toiles de Mandy El-Sayegh, présentées à la galerie Thaddeus Ropac dans le Marais, saisissent aux tripes et au cœur avant même que l’on ait pu les analyser. Elles fonctionnent comme des rébus destinés à notre inconscient. La jeune peintre britannique y déploie de multiples références – textes et images sérigraphiés dont on ne sait parfois rien de l’origine. Elle joue de plusieurs techniques, entremêlant la peinture figurative et la peinture abstraite. Chaque œuvre fixe sur la toile le flux insaissable d’informations, de couleurs et de bruits qui saturent le monde contemporain. S’y côtoient des pages de magazine de mode, des noms d’opérations militaires israéliennes (le père de l’artiste est d’origine palestinienne) et surtout le sang et les corps. Elle y dissèque notre époque hétérogène où tout se mélange, le sacré et le profane, l’anecdotique et la grande histoire. “Une violence de l’aplatissement” dont les tableaux se font l’écho. Le corps, souvent représenté, y est fragmenté autant que les informations de notre ère digitale. Un corps disloqué et souffrant dont l’artiste prend soin dans ses toiles en lui offrant, ainsi qu’à tous les sujets et objets qu’elle y place, une sépulture : une maison.

Mandy El-Sayegh
The Face, 2021
Silkscreened oil and acrylic on linen with
collaged elements
218 x 144 cm
Courtesy Thaddaeus Ropac, London · Paris · Salzburg · Seoul
© Mandy El-Sayegh. Photos: Charles Duprat Mandy El-Sayegh
The Face, 2021
Silkscreened oil and acrylic on linen with
collaged elements
218 x 144 cm
Courtesy Thaddaeus Ropac, London · Paris · Salzburg · Seoul
© Mandy El-Sayegh. Photos: Charles Duprat
Mandy El-Sayegh
The Face, 2021
Silkscreened oil and acrylic on linen with
collaged elements
218 x 144 cm
Courtesy Thaddaeus Ropac, London · Paris · Salzburg · Seoul
© Mandy El-Sayegh. Photos: Charles Duprat
Mandy El-Sayegh
Kai, 2021
Silkscreened oil and acrylic on linen with
collaged elements
Courtesy Thaddaeus Ropac, London · Paris · Salzburg · Seoul
© Mandy El-Sayegh. Photos: Charles DupratCourtesy Thaddaeus Ropac, London · Paris · Salzburg · Seoul
© Mandy El-Sayegh. Photos: Charles Duprat Mandy El-Sayegh
Kai, 2021
Silkscreened oil and acrylic on linen with
collaged elements
Courtesy Thaddaeus Ropac, London · Paris · Salzburg · Seoul
© Mandy El-Sayegh. Photos: Charles DupratCourtesy Thaddaeus Ropac, London · Paris · Salzburg · Seoul
© Mandy El-Sayegh. Photos: Charles Duprat
Mandy El-Sayegh
Kai, 2021
Silkscreened oil and acrylic on linen with
collaged elements
Courtesy Thaddaeus Ropac, London · Paris · Salzburg · Seoul
© Mandy El-Sayegh. Photos: Charles DupratCourtesy Thaddaeus Ropac, London · Paris · Salzburg · Seoul
© Mandy El-Sayegh. Photos: Charles Duprat

“Quand je regarde une toile, je perçois son épaisseur. Et cette épaisseur est semblable à celle de la chair, par opposition à la peau, simple surface vue de loin. J’existe toujours entre ces deux façons de voir” explique Mandy El-Sayegh en introduction de son exposition. La peinture est une chair ouverte pour l’artiste autant qu’une peau. Elle la travaille d’ailleurs par couches dont l’exposition donne à voir tout le processus : du résultat final totalement abstrait (la toile est recouverte et “tenue” par une grille de couleurs, les sérigraphies disparaissent sous la peinture) aux premières étapes (une toile encore presque blanche où sont sérigraphiées les images). Il y a quelque chose de l’auteure française Annie Ernaux dans la méthode de Mandy El-Sayegh : une façon de regarder le monde, et sa propre histoire personnelle, à la manière d’un médecin légiste. Surtout une croyance en l’art comme suspension du jugement moral, où l’angoisse, la stupeur et l’obscénité ont toute leur place. Non par goût morbide ou par névrose égotique, mais parce qu’il faut regarder le monde en face, dans sa réalité fragmentée, et porter attention à l’autre – le désirer – non pas comme fiction abstraite mais comme corps très humain, pour pouvoir le réparer.

Vue de l'exposition de Mandy El-Sayegh, Figure One, à la galerie Thaddaeus Ropac à Paris.
Courtesy Thaddaeus Ropac, London · Paris · Salzburg · Seoul
© Mandy El-Sayegh. Photos: Charles Duprat Vue de l'exposition de Mandy El-Sayegh, Figure One, à la galerie Thaddaeus Ropac à Paris.
Courtesy Thaddaeus Ropac, London · Paris · Salzburg · Seoul
© Mandy El-Sayegh. Photos: Charles Duprat
Vue de l'exposition de Mandy El-Sayegh, Figure One, à la galerie Thaddaeus Ropac à Paris.
Courtesy Thaddaeus Ropac, London · Paris · Salzburg · Seoul
© Mandy El-Sayegh. Photos: Charles Duprat

Numéro art : Vous reproduisez sur vos toiles certaines images – de nombreux corps fragmentés – et phrases décontextualisées. Certaines font en réalité référence à des évènements politiques, des faits divers ou à votre histoire personnelle et familiale, d’autres sont issues de magazines de mode. Toutes ne sont pas forcément identifiables par le public…

 

Mandy El-Sayegh : Je travaille à partir d’une multitude d’éléments qui m’entourent constamment dans l’atelier. Des choses qui m’ont attirée à un moment donné : des fragments, des phrases, des livres, des journaux, des archives, des images… Je ne jette jamais rien. Mon atelier est rempli de ces déchets qui finissent par trouver leur place sur la toile. Cette idée de saturation se rapproche de celle que l’on peut ressentir sur Instagram ou Google Images où vous pouvez scroller à l’infini. Cela forme au final une multiplicité de couches sur la toile dont il est en effet presque impossible de saisir indépendamment chaque référence. Au moment de créer – une peinture ou une sculpture –, ces matériaux “inconscients” s’assemblent de manière presque naturelle. Et pourtant, il y a bien à l’origine de ce processus l’acte très conscient de laisser tout cela traîner dans l’atelier. Est également présent au moment de la création un sens de la composition : une nécessité d’ajouter sur la toile plus de violence, ou au contraire de l’alléger, ou d’ajouter parmi ce qui traine autour de moi des éléments qui correspondent à l’esthétique de la pièce en cours. 

 

Vos pièces expriment physiquement le flux d’images disparates et hétérogènes des réseaux sociaux. Pourtant, vous utilisez souvent comme matériaux de base des magazines, des journaux et des livres qui n’appartiennent pas à l’univers numérique.

 

Je suis très marquée par le monde analogique. J’aime la matérialité de ces éléments, leurs textures. En regardant mes œuvres, on pourrait penser que je suis une artiste d’un certain âge [Mandy El-Sayegh n’est âgée que d’une trentaine d’années]. Ce n’est pas pour me déplaire. J’aime l’idée de transformer le monde digital en une chose qui paraît âgée, plus texturée. Je veux traiter le digital de la même manière que je traite le latex, comme un élément qui vieillit et qui est daté. J’adore aussi tout ce qui concerne la typographie par exemple. J’en joue beaucoup dans mon travail. Une police de caractères peut être très à la mode un moment et, quelques années après, paraître totalement obsolète, propre à une époque particulière. Elle caractérise un discours. La typographie d’un magazine de mode ne sera pas celle d’un quotidien. Dans cette idée de décontextualisation et de recontextualisation, j’utilise par exemple une typographie de magazine de mode pour écrire dans l’exposition à la galerie Ropac les noms d’opérations militaires israéliennes…

Mandy El-Sayegh
Net-Grid (silk figure), 2021
Oil and mixed media on linen with
silkscreened collaged elements
235 x 225 cm. Mandy El-Sayegh
Net-Grid (silk figure), 2021
Oil and mixed media on linen with
silkscreened collaged elements
235 x 225 cm.
Mandy El-Sayegh
Net-Grid (silk figure), 2021
Oil and mixed media on linen with
silkscreened collaged elements
235 x 225 cm.
Vue de l'exposition de Mandy El-Sayegh, Figure One, à la galerie Thaddaeus Ropac à Paris.
Courtesy Thaddaeus Ropac, London · Paris · Salzburg · Seoul
© Mandy El-Sayegh. Photos: Charles Duprat Vue de l'exposition de Mandy El-Sayegh, Figure One, à la galerie Thaddaeus Ropac à Paris.
Courtesy Thaddaeus Ropac, London · Paris · Salzburg · Seoul
© Mandy El-Sayegh. Photos: Charles Duprat
Vue de l'exposition de Mandy El-Sayegh, Figure One, à la galerie Thaddaeus Ropac à Paris.
Courtesy Thaddaeus Ropac, London · Paris · Salzburg · Seoul
© Mandy El-Sayegh. Photos: Charles Duprat

Cette matérialité de vos pièces revêt un caractère très viscéral. Le corps fragmenté ou démembré est un des motifs qui traverse votre œuvre de manière sourde mais omniprésente. Dans vos peintures bien sûr, mais je pense aussi à l’installation à l’étage de la galerie Thaddaeus Ropac. Le sol est entièrement revêtu de papier journal. On peut ne pas le remarquer mais une trace de peinture rouge, très discrète, donne l’impression qu’on a traîné un corps ensanglanté…

 

J’aime penser mes expositions à la manière d’un film, en termes d’actions et de séquences. Je réponds forcément en cela à l’architecture du lieu. Lorsque j’ai imaginé une personne traînant un corps à travers la pièce, j’avais en tête quelque chose de très cinématique. Je voyais aussi cette personne essayant tant bien que mal de nettoyer derrière elle. J’ai regardé pas mal de scènes de crime sur Google. Au rez-de-chaussée, la table d’autopsie que j’ai installée appartient également à l’univers cinématographique.

 

Mais ces installations, comme vos peintures, ne forment pas comme dans un film une narration linéaire et complète. Ce sont plutôt des narrations fragmentées et hétérogènes qui dialoguent ou luttent ensemble. Vos pièces évoquent en cela un flux de conscience fragmenté, ou une littérature à la James Joyce.

 

J’ai toujours beaucoup pensé à James Joyce. Comme vous le dites, mon travail n’est pas anti-narratif, mais il ne prend pas pour autant des formes narratives reconnaissables. Il s’agit sans doute plus de libres associations avec ce qui se passe dans le monde aujourd’hui, ce que je vois à la télévision et sur Internet, ou encore l’histoire personnelle de mon père. La galerie en devient le théâtre, la scène.

 

Vos toiles sont nourries de l’histoire de la peinture. Vous jouez par exemple avec les codes de l’abstraction américaine. On pense également à des peintres allemands comme Sigmar Polke. Une vidéo que vous présentez sur un téléphone forme même une critique de la mainmise des hommes sur l’abstraction. Comment définiriez-vous votre attitude face à cette histoire ?

 

J’utilise l’histoire de la peinture, bien sûr. Mais la pratique de la peinture a toujours consisté à travailler en même temps avec et contre cette histoire. Il n’est pas que question de l’assimiler mais plutôt d’entrer dans un espace en utilisant des dispositifs préexistants, et de travailler de manière hystérique avec et contre eux. Il n’y a pas de rejet total. J’aime les énormes et puissantes peintures narratives. D’une certaine manière, j’essaie de m’en approcher à mes propres conditions.

Mandy El-Sayegh
S-Curve, 2021
Oil and mixed media on silkscreened linen
with collaged elements
208 x 142 cm.
Courtesy Thaddaeus Ropac, London · Paris · Salzburg · Seoul
© Mandy El-Sayegh. Photos: Charles Duprat Mandy El-Sayegh
S-Curve, 2021
Oil and mixed media on silkscreened linen
with collaged elements
208 x 142 cm.
Courtesy Thaddaeus Ropac, London · Paris · Salzburg · Seoul
© Mandy El-Sayegh. Photos: Charles Duprat
Mandy El-Sayegh
S-Curve, 2021
Oil and mixed media on silkscreened linen
with collaged elements
208 x 142 cm.
Courtesy Thaddaeus Ropac, London · Paris · Salzburg · Seoul
© Mandy El-Sayegh. Photos: Charles Duprat

À travers la sérigraphie ou le collage, vous vous appropriez un certain nombre d’images et de textes. Dans le cas d’une des peintures au rez-de-chaussée de la galerie Thaddeus Ropac, il s’agit du corps d’un prisonnier de la tristement célèbre prison irakienne d’Abou Ghraib qui ressemble par ailleurs à un Christ en croix. Vous posez-vous des questions morales sur les références que vous utilisez ?

 

Les artistes sont amoraux. Ils prennent des risques, et la question est de savoir si ce risque en vaut la peine. Je ne me demande jamais si j’ai le droit de le faire, mais seulement si c’est important pour l’œuvre en question.

 

Vous restez en général discrète sur votre histoire personnelle et familiale. Pourtant elle irrigue votre œuvre. Que pouvez-vous nous en dire ?

 

C’est un exercice très difficile car vous êtes facilement réduite à un élément ou à une anecdote. Or, ce qui me caractérise est un processus de désidentification et d’incomplétude. Je suis née à Selangor en Malaisie, mais mon père est originaire de Gaza. Mes parents se sont rencontrés à Sharjah aux Émirats arabes unis et parlent tous les deux arabe. Je suis arrivée pour ma part au Royaume-Uni à l’âge de 5 ans. La seule chose cohérente dans cette généalogie est cette idée de syntaxe cassée. Je devrais être capable de parler arabe, chinois – j’ai été dans une école chinoise, malaisien et anglais…  mais tout s’est envolé et je ne parle qu’anglais aujourd’hui. Les gens ont l’habitude parler de “communauté”, mais lorsque nous sommes arrivés au Royaume-Uni avec mes parents, notre communauté, c’était notre famille. L’art est un peu comme une psychanalyse, vous en revenez toujours à votre enfance, à ses processus d’assimilation et de rejet, aux problèmes que vous n’avez pas réglés, à la manière dont vous avez internalisé un système familial. Cela forme un cadre, une grille qui vous a forgée.

Mandy El-Sayegh
Little fly (Stephen), 2021
Oil and mixed media on silkscreened linen
with collaged elements
218 x 138 cm.
Courtesy Thaddaeus Ropac, London · Paris · Salzburg · Seoul
© Mandy El-Sayegh. Photos: Charles Duprat Mandy El-Sayegh
Little fly (Stephen), 2021
Oil and mixed media on silkscreened linen
with collaged elements
218 x 138 cm.
Courtesy Thaddaeus Ropac, London · Paris · Salzburg · Seoul
© Mandy El-Sayegh. Photos: Charles Duprat
Mandy El-Sayegh
Little fly (Stephen), 2021
Oil and mixed media on silkscreened linen
with collaged elements
218 x 138 cm.
Courtesy Thaddaeus Ropac, London · Paris · Salzburg · Seoul
© Mandy El-Sayegh. Photos: Charles Duprat

Le motif de la grille est par ailleurs présent sur certaines de vos toiles. Elle recouvre entièrement toutes les étapes précédentes de collage, de sérigraphie et de peinture jusqu’à les faire disparaître presque entièrement.

 

Cette grille forme l’étape finale de “construction” de mes toiles. Elle vient les consolider, faire en sorte que tous les éléments que j’y ai mis puissent tenir ensemble. J’ai toujours aimé la grille particulière que j’utilise, car elle fait référence à ma mère qui a été tailleur à un moment de sa vie. Elle réparait mes vêtements. Et cette grille répare et fixe mes toiles. Elle agit comme un liant pour des objets précaires et désordonnés. J’aime cette grille parce qu’elle provient d’un contexte domestique, d’attention à l’objet, d’idée de réparation. Par ailleurs la grille est aussi un motif du modernisme. Une chose robuste, schématique que vous pouvez utiliser dans différents lieux et contextes. Aujourd’hui, on l’utilise pour générer des images 3D ou pour des dispositifs de cartographie.  

 

La mort et la violence sont des thèmes qui hantent l’exposition, des corps disloqués aux références à des faits divers ou à une table de dissection. Mais au-delà de cette brutalité, vous semblez regarder ces corps et ces histoires avec une grande bienveillance.

 

C’est un des axiomes qui revient régulièrement au sein de l’atelier. La table de dissection est aussi un lieu de réparation du corps. Tout ma pratique est construite autour de cette idée. Être attentif à un autre corps que le sien. Ce motif n’est pas toujours visible mais il est toujours présent. Réparer est la seule chose que vous pouvez faire face à des choses précaires. Cela permet d’offrir une maison à tous ces objets et détritus désordonnés.

 

Mandy El-Sayegh, Figure One, galerie Thaddaeus Ropac, Paris 3e. Jusqu'au 15 janvier 2022.