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Numéro
31 De Nan Goldin à Nobuyoshi Araki, 6 photographies qui racontent l'amour

De Nan Goldin à Nobuyoshi Araki, 6 photographies qui racontent l'amour

PHOTOGRAPHIE

 

Comment représenter l’amour sur pellicule ? C’est le mystère que tente d’élucider jusqu'au 21 août “Love Songs. Photographies de l'intime”, la nouvelle exposition collective de la Maison européenne de la photographie, en réunissant quatorze séries signées par des photographes majeurs des 20e et 21e siècles. De Nobuyoshi Araki à Nan Goldin, en passant par Collier Schorr et Larry Clark, les œuvres déroulent des récits sentimentaux s'étendant des premiers émois amoureux jusqu’à la séparation, sans omettre la sexualité. Découvrez les différentes étapes de l'amour en 6 clichés émouvants présentés dans l'exposition.

1. L'amour passionnel : JH Engström et Margot Wallard

JH Engström & Margot Wallard, “Foreign Affair” (2011). © JH Engström & Margot Wallard. Courtesy galerie Jean-Kenta Gauthier, Paris. JH Engström & Margot Wallard, “Foreign Affair” (2011). © JH Engström & Margot Wallard. Courtesy galerie Jean-Kenta Gauthier, Paris.
JH Engström & Margot Wallard, “Foreign Affair” (2011). © JH Engström & Margot Wallard. Courtesy galerie Jean-Kenta Gauthier, Paris.

Elle habite en plein Paris, lui au milieu de la campagne suédoise. Lorsque les photographes Margot Wallard et JH Engström se rencontrent à la fin des années 2000, il naît chez eux une passion qu’ils décrivent tous deux comme “imparable et aveugle” , en dépit des obstacles culturels et géographiques qui les séparent. Sur l’invitation d’un éditeur qu’ils rencontrent en 2010, les deux artistes réalisent en seulement trois mois des dizaines de clichés racontant leur amour fusionnel, qu’ils réuniront dans le livre Foreign Affair. Pendant cette période intense, le couple se photographie partout, d’un photomaton aux toits de Paris en passant par les forêts enneigées du Värmland et leur propre lit. Photos de leurs passeports, clichés réalisés avant, pendant et après coït, objectifs posés tendrement l’un sur l’autre ou selfies à deux… Sur ces images spontanées, leurs regards ne font qu’un et témoignent d’une histoire qui traverse les frontières et les décors. En atteste celle réalisée dans un pré entre chien et loup : tenant l’appareil face à eux, les deux amants s’apprêtent à s’embrasser passionnément pendant que la flamme qui brûle derrière leurs visages de profil manifeste leur passion ardente. Aujourd’hui, les deux conjoints vivent à Montreuil et sont parents d’un petit garçon du nom de Sam, dont ils ont ajouté un cliché récent à leur installation à la Maison européenne de la photographie. Comme l’aboutissement de leur relation amoureuse… et artistique.

 

 

2. L'amour tabou : Hervé Guibert

Hervé Guibert, “Le fiancé II” (1982). Collection MEP, Paris. Don de Christine Guibert
© Christine Guibert Hervé Guibert, “Le fiancé II” (1982). Collection MEP, Paris. Don de Christine Guibert
© Christine Guibert
Hervé Guibert, “Le fiancé II” (1982). Collection MEP, Paris. Don de Christine Guibert
© Christine Guibert

Au Moyen Âge, lors des mariages chrétiens arrangés, les femmes étaient traditionnellement couvertes d’un voile pour ne découvrir leur visage à leur futur mari que devant l’autel de l’église. Des siècles plus tard, sous l’objectif d’Hervé Guibert, ce n’est plus une femme que l’on voit couverte du tissu matrimonial, mais un jeune homme dénudé dont le matériau léger et translucide ne laisse entrevoir que quelques détails à la lumière d’une fenêtre. Lorsqu’il immortalise en 1982 Thierry Jouno, l’un de ses premiers amants rencontré à l’aube de sa vingtaine, l’écrivain et photographe français partage son quotidien avec lui depuis déjà huit ans. Sujet de nombre de ses clichés, le jeune homme incarne l’une de ses plus longues histoires d’amour qui l’inspirera jusqu’à la fin de sa vie en 1991. Sur cette série d’images baptisées Le fiancé, Hervé Guibert renverse une tradition hétérosexuelle et religieuse en mettant en scène un désir encore tabou : celui d’un homme pour un autre homme, alors que la France est à peine sur le point d’abolir la discrimination envers les homosexuels. D’une grande délicatesse, le cliché évoque une relation que l’on peine encore à affirmer au grand jour, encore moins à officialiser. Il faudra attendre 2013, soit 22 ans après la disparition d’Hervé Guibert des suites du sida et 31 ans après Le fiancé, pour que le mariage pour tous soit adopté en France.

 

 

3. L'amour toxique : Nan Goldin

Nan Goldin, “Nan and Brian in bed”, New York City (1983). Série « The Ballad of Sexual Dependency » Collection MEP, Paris © Nan Goldin / courtesy Marian Goodman Gallery Nan Goldin, “Nan and Brian in bed”, New York City (1983). Série « The Ballad of Sexual Dependency » Collection MEP, Paris © Nan Goldin / courtesy Marian Goodman Gallery
Nan Goldin, “Nan and Brian in bed”, New York City (1983). Série « The Ballad of Sexual Dependency » Collection MEP, Paris © Nan Goldin / courtesy Marian Goodman Gallery

C’est sans doute l’une des photographies les plus célèbres des quarante dernières années. Sur un lit éclairé par une lumière chaude et tamisée, dans une scène qui semble s’être déroulée après un moment d’intimité, la photographe Nan Goldin apparaît prostrée sur le matelas, le regard fixé sur son amant Brian qui lui tourne le dos, cigarette à la bouche. Souvent reprise par la photographe américaine pour illustrer sa fameuse série The Ballad of Sexual Dependency, qui raconte les pérégrinations diurnes et nocturnes de la jeune femme et son groupe d’amis à l’époque de la libération sexuelle, l’image dit beaucoup de sa relation avec son compagnon de l’époque, dont elle a partagé la vie de 1981 à 1984. Follement amoureuse mais aussi terriblement dépendante de cet homme, la photographe n’a pas manqué de retranscrire les déboires de leur relation sur pellicule, entre moments de joie, d’intimité et d’excès. En 1984, elle réalise Nan one month after being battered, un autoportrait cru où elle montre son visage tuméfié et couvert de bleus un mois après avoir été battue par son conjoint. Si elle n’a jamais confirmé l’identité de ce dernier, le cliché laisse imaginer la fin douloureuse de sa relation toxique avec Brian jusqu’au jour où l’homme, animé par une jalousie dévorante, a manqué de la rendre définitivement aveugle.

 

 

4. L'amour interdit : Hideka Tonomura

Hideka Tonomura, “Mama Love” (2007). © Hideka Tonomura, courtesy Zen Foto Gallery, Tokyo Hideka Tonomura, “Mama Love” (2007). © Hideka Tonomura, courtesy Zen Foto Gallery, Tokyo
Hideka Tonomura, “Mama Love” (2007). © Hideka Tonomura, courtesy Zen Foto Gallery, Tokyo

Il est fréquent pour un photographe d’immortaliser son compagnon, moins d’immortaliser sa mère, encore moins dans une liaison extra-conjugale. C’est pourtant ce qu’a fait Hideka Tonomura en 2007. Lorsque la jeune Japonaise découvre que sa mère a un amant, elle décide de la saisir sur pellicule, bravant les interdits de cette situation secrète voire embarrassante, bien que libératrice face à l’influence d’un époux violent et dangereux. Réalisées dans un hôtel, les images intimes qui en découlent frappent la photographe par le regard de sa mère, qu’elle découvre pour la première fois puissante, pleine d’amour, et furieusement elle-même. Pour se concentrer sur l’expression de cette période inédite et salvatrice dans sa vie de femme, Hideka Tonomura décide d’obscurcir le corps de son amant à la chambre noire pour n’en faire plus qu’une ombre menaçante. Inidentifiable, la silhouette devient alors celle de l’être ténébreux qui plongea sa mère dans la péché autant qu’il lui permit de retrouver sa vie de femme.

 

 

5. L'amour à l'épreuve du temps : Emmet Gowin

Emmet Gowin, “Edith”, Chincoteague, Virginia (1967). Collection MEP, Paris. © Emmet Gowin. Courtoisie de l’artiste et de la Pace Gallery, New York Emmet Gowin, “Edith”, Chincoteague, Virginia (1967). Collection MEP, Paris. © Emmet Gowin. Courtoisie de l’artiste et de la Pace Gallery, New York
Emmet Gowin, “Edith”, Chincoteague, Virginia (1967). Collection MEP, Paris. © Emmet Gowin. Courtoisie de l’artiste et de la Pace Gallery, New York

“J’ai l’impression de n’avoir jamais vu une personne aussi vivante”, dira un jour Emmet Gowin au sujet de son épouse Edith. Dès sa rencontre et son mariage avec elle au début des années 60, le photographe américain fait de celle qui partage sa vie le sujet principal de ses clichés. Au fil des décennies elle en restera le fil rouge et constituera même une véritable obsession du photographe. D’un portrait noir et blanc à l’autre, elle apparaît déterminée, sensuelle, brute, mère aimante avec son enfant ou  fille attentionnée avec ses parents, comme autant de facettes que le photographe révèle. Bien que réalisé seulement deux ans après leur mariage, le cliché de 1964 présente le dos de son épouse cadré en plan poitrine, accentuant par le contraste  quelques cheveux grisonnants échappés de son chignon. Tourné vers la droite, son visage semble regarder vers les nombreuses années de la vie qui l'attend, elle et son couple. En 2012, Emmet Gowin capturait encore son visage et son corps dénudé avec la même affection que cinquante ans plus tôt.

 

 

6. L'amour éternel : Nobuyoshi Araki

Nobuyoshi Araki, série “Winter Journey” (1989-1990). Collection MEP, Paris. Don de la société Dai Nippon Printing Co., Ltd. © Nobuyoshi Araki, courtesy Taka Ishii Gallery Nobuyoshi Araki, série “Winter Journey” (1989-1990). Collection MEP, Paris. Don de la société Dai Nippon Printing Co., Ltd. © Nobuyoshi Araki, courtesy Taka Ishii Gallery
Nobuyoshi Araki, série “Winter Journey” (1989-1990). Collection MEP, Paris. Don de la société Dai Nippon Printing Co., Ltd. © Nobuyoshi Araki, courtesy Taka Ishii Gallery

Avec Nan Goldin, l'immense photographe japonais Nobuyoshi Araki est celui qui a inspiré le projet de l’exposition “Love Songs” au directeur de la Maison européenne de la photographie Simon Baker. Nullement surprenant : sa série Sentimental Journey, chronique de son voyage de noces avec son épouse Yōko en 1971, est sans doute l’une des plus représentatives de la thématique qui réunit les quatorze photographes dans l’institution parisienne. Si plusieurs clichés de cette série y sont présentés, leur répondent ceux de la série Winter Journey réalisée entre 1989 et 1990, avant et suite au décès de Yōko des suites d'un cancer. Selon les mots d’Araki, sa femme est celle qui l’a motivé à devenir photographe, mais elle est aussi celle qui l’a accompagné dans la suite de sa vie sans elle. En atteste cette image en plongée sur la Japonaise, dans son cercueil, le visage serein éblouissant d’un blanc presque angélique, couverte de fleurs et touchée par quelques mains chaleureuses. À sa gauche, on reconnaît un portrait de leur chat Chiro qui deviendra de plus en plus important dans les images de cette série, comme le dernier souvenir vivant de leur relation éteinte, et l'incarnation du vide laissé par la disparition de Yōko dans le cœur de Nobuyoshi Araki.

 

 

“Love Songs. Photographies de l'intime”, jusqu'au 21 août à la Maison européenne de la photographie, Paris 4e.