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Numéro
05 Ron Mueck, Fondation Cartier, Paris, Exhibition, Sculpture

Crânes et bébés géants : l'art démesuré de Ron Mueck envahit la Fondation Cartier

Art

Pyramides de crânes XXL, bébé et chiens géants… Le grand sculpteur australien Ron Mueck est de retour à la Fondation Cartier à Paris pour sa troisième exposition dans l’institution, présentée jusqu’au 5 novembre 2023. L’occasion de se replonger dans une pratique aussi impressionnante que dérangeante, enrichie de nouvelles créations démesurées.

  • Ron Mueck, “Mass” (2017).

    Ron Mueck, “Mass” (2017). Ron Mueck, “Mass” (2017).
  • Ron Mueck, “Mass” (2017).

    Ron Mueck, “Mass” (2017). Ron Mueck, “Mass” (2017).
  • Ron Mueck, “Mass” (2017). Dimensions variables. Fibre de verre.Collection : National Gallery of Victoria (NGV), Melbourne, Australie.

    Ron Mueck, “Mass” (2017). Dimensions variables. Fibre de verre.Collection : National Gallery of Victoria (NGV), Melbourne, Australie. Ron Mueck, “Mass” (2017). Dimensions variables. Fibre de verre.Collection : National Gallery of Victoria (NGV), Melbourne, Australie.

Vue de l’exposition Ron Mueck à la Fondation Cartier pour l’art contemporain. © Marc Domage

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Dans le monde de l’art aujourd'hui, le mot “démesure” s’emploie sans modération, au risque du galvaudage. Pour l’œuvre de Ron Mueck, toutefois, il reprend tout son sens. La preuve à la Fondation Cartier : jusqu’à l’automne, dans le cadre de sa nouvelle exposition personnelle, le sculpteur australien dévoile une installation colossale renversante. Cent crânes blancs en résine d’une hauteur d'1,50 mètres s’amoncellent dans l’architecture signée Jean Nouvel, perdant le visiteur dans leurs sinueuses cavités. Encerclé par ces têtes accumulées, qui dessinent dans l’espace une forme de parcours, le visiteur n’a de choix que de se plonger dans cette vanité monumentale ultra contemporaine. Car ici, le crâne, élément caractéristique de ce genre pictural né au 17e siècle, n’est plus seul mais en nombre. Sorti du tableau, il se mesure désormais à la taille de l’individu, le confrontant frontalement au “caractère transitoire de la vie humaine”, comme l’écrivait l'historien Ingvar Bergström, spécialiste de la vanité. Avec cette œuvre Mass, conçue en 2017, Ron Mueck opère un véritable tour de force et dévoile au public européen un nouveau pan de sa pratique sculpturale entamée il y a vingt-quatre ans, notoire pour la confrontation entre le réalisme confondant de ses corps humains et le bouleversement des rapports d’échelle.

  • Ron Mueck, “A Girl” (2006). Vue de l’exposition Ron Mueck à la Fondation Cartier pour l’art contemporain. Photo © Marc Domage

    Ron Mueck, “A Girl” (2006). Vue de l’exposition Ron Mueck à la Fondation Cartier pour l’art contemporain. Photo © Marc Domage Ron Mueck, “A Girl” (2006). Vue de l’exposition Ron Mueck à la Fondation Cartier pour l’art contemporain. Photo © Marc Domage
  • Ron Mueck, “A Girl” (2006). Vue de l’exposition Ron Mueck à la Fondation Cartier pour l’art contemporain.

    Ron Mueck, “A Girl” (2006). Vue de l’exposition Ron Mueck à la Fondation Cartier pour l’art contemporain. Ron Mueck, “A Girl” (2006). Vue de l’exposition Ron Mueck à la Fondation Cartier pour l’art contemporain.
  • Ron Mueck, “A Girl” (2006). Vue de l’exposition Ron Mueck à la Fondation Cartier pour l’art contemporain. Photo © Marc Domage

    Ron Mueck, “A Girl” (2006). Vue de l’exposition Ron Mueck à la Fondation Cartier pour l’art contemporain. Photo © Marc Domage Ron Mueck, “A Girl” (2006). Vue de l’exposition Ron Mueck à la Fondation Cartier pour l’art contemporain. Photo © Marc Domage

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Une sculpture hyperréaliste qui bouleverse les rapports d'échelle

 

Il faudra quelques pas supplémentaires pour reconnaître sans équivoque la patte caractéristique de l’artiste australien, dans l’autre grande salle du rez-de-chaussée de la Fondation Cartier. Un bébé géant (A Girl), étendu de tout son long sur un socle blanc, saisit immédiatement par ses dimensions, mais aussi son réalisme : peau fripée, traces de sang, cheveux collés au crâne par l’humidité ou encore cordon ombilical… Ron Mueck n'épargne au public aucun détail. Depuis la fin des années 90, l'artiste s’emploie en effet à retranscrire la chair des êtres vivants – principalement humains – avec une précision chirurgicale, passant généralement d’un moule en argile à un volume en résine ou en silicone qu’il fignole ensuite à la peinture et agrémente de cheveux, vêtements et éléments divers. Une technique remarquable qui a érigé l’artiste, aujourd’hui âgé 65 ans, en grand ponte de la sculpture hyperréaliste, mouvement né aux États-Unis dans les années 60 qui s’empare des techniques et matériaux de pointe pour proposer des des représentations au plus fidèles de l’existant. Ron Mueck se défend cependant de cette filiation : chez lui, tout est avant tout question de proportions.

 

À peine plus hauts qu’un vase ou mesurant deux fois la taille d’un humain moyen, ses œuvres aux dimensions extrêmes s’écartent habilement de la nature et font naître chez le public, qui s’étonne du naturalisme impressionnant de leur texture et de leurs détails, un puissant sentiment d’inquiétante étrangeté. En atteste A Girl (2006), où les quelques dizaines de centimètres habituellement atteints par un nourrisson laissent place à un corps étendu de cinq mètres de long à l’aspect repoussant voire monstrueux – bien que très fidèle à son modèle. C’est précisément dans cette ambivalence que le sculpteur a trouvé sa singularité dès ses débuts, en 1996 : à la différence de ses aînés Duane Hanson et John De Andrea, Ron Mueck ne cherche pas à retranscrire le réel, mais bien à utiliser ses composantes pour mieux déranger le spectateur. Au point que ce dernier se voie comme un lilliputien dans un monde de géants.

  • Ron Mueck, “Mass” (2017). Ron Mueck pendant le montage de l’exposition à la Fondation Cartier pour l’art contemporain

    Ron Mueck, “Mass” (2017). Ron Mueck pendant le montage de l’exposition à la Fondation Cartier pour l’art contemporain Ron Mueck, “Mass” (2017). Ron Mueck pendant le montage de l’exposition à la Fondation Cartier pour l’art contemporain
  • Atelier de Ron Mueck, Ventnor, île de Wight, Royaume-Uni, 2023. Photo © Gautier Deblonde

    Atelier de Ron Mueck, Ventnor, île de Wight, Royaume-Uni, 2023. Photo © Gautier Deblonde Atelier de Ron Mueck, Ventnor, île de Wight, Royaume-Uni, 2023. Photo © Gautier Deblonde
  • Atelier de Ron Mueck, Ventnor, île de Wight, Royaume-Uni, 2023. Photo © Gautier Deblonde

    Atelier de Ron Mueck, Ventnor, île de Wight, Royaume-Uni, 2023. Photo © Gautier Deblonde Atelier de Ron Mueck, Ventnor, île de Wight, Royaume-Uni, 2023. Photo © Gautier Deblonde

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Un artiste rare et à contre-courant

 

Ancien marionnettiste pour le Muppet Show, l’Australien conserve, quelle que soit l’échelle, la même minutie pour toutes ses œuvres. Face à leur ampleur, on l’imagine entouré de dizaine d’assistants dans un studio organisé au cordeau, à l’image de celui de ses confrères Daniel Arsham, Anish Kapoor, ou encore le duo scandinave Elmgreen & Dragset. C’est pourtant tout l’inverse : il y a quelques années, l’artiste quittait Londres pour installer son atelier sur l’île de Wight, où il réalise ses œuvres seul, des premières maquettes et moulages au dernier poil posé sur la résine. “Tout doit venir de lui, même le geste le plus infime”, explique Charlie Clarke pendant le montage de l’exposition. Proche ami et collaborateur de l’artiste depuis une vingtaine d’années, le commissaire associé de cette nouvelle proposition s’occupe de la logistique requise par les œuvres et leur conservation, ainsi que de leur accrochage, dont il discute constamment avec l’artiste, sans pour autant toucher aux œuvres elles-mêmes. “Je suis comme une paire de mains supplémentaires, une extension de lui : je l’aide, je l’assiste ou le conseille, mais je ne prends jamais sa place”, précise le Londonien, qui se fait également porte-parole de l’artiste dans les médias. Car Ron Mueck refuse de s’exprimer publiquement sur son travail et accepte très rarement de se faire photographier, fuyant dès que possible les mondanités liées au microcosme de l’art contemporain. Lors des visites organisées quelques jours avant le vernissage à la Fondation Cartier, l’artiste, très impliqué dans l’accrochage de ses expositions, apparaît ainsi dans un coin en train d’ajouter les dernières touches de peinture à ses sculptures, préférant largement cette activité aux questions des journalistes. “Ron a toujours privilégié la fabrication sur le discours, confie Charlie Clarke. Pour lui, une œuvre doit se suffire à elle-même.”

 

C’est en 2005 que la Fondation Cartier révèle le travail de Ron Mueck au public français. Depuis, l’institution parisienne et son directeur Hervé Chandès font partie de ses plus fervents soutiens, comme l’illustre cette troisième exposition personnelle de l’artiste entre ses murs. Au fil des années 2000, l’artiste a été exposé dans des institutions du monde entier, de l’Andy Warhol Museum à Pittsburgh à la Biennale de Venise, et représenté par la méga-galerie Hauser & Wirth pendant près de dix ans, avant qu’il ne la quitte pour Thaddaeus Ropac. Malgré cette renommée internationale, et en conséquence de sa pratique, le processus créatif de Ron Mueck reste assez lent, à contre-courant des injonctions du marché à produire toujours plus et plus vite. Pour les cent crânes géants de Mass (2017), installation produite initialement pour la National Gallery of Victoria de Melbourne, il aura ainsi fallu un an à l’artiste pour réaliser le moule d’origine et en être satisfait, puis une année supplémentaire pour le décliner en 99 autres exemplaires. Sans compter les deux mois de voyage maritime de la pièce de l’Australie à la France, répartie sur douze bateaux. La démesure de l’œuvre de l’artiste frappe ainsi d’autant plus par ce contraste, entre l’intimité et la solitude de sa pratique et le considérable déploiement logistique et humain nécessaire à son transport et son exposition.

 

Aujourd’hui, seules quarante-huit œuvres de l’artiste existent, conservées soit dans son atelier, soit chez des collectionneurs ou dans les stocks de son galeriste. Un corpus réduit qui n’a fait qu’appuyer sa notoriété et attiser le désir des collectionneurs pour ses œuvres rares : en 2011, sa sculpture Big Baby était ainsi adjugée près d’un million d’euros par la maison Christie’s. De fait, l’artiste a pour habitude de parcourir l’intégralité de son œuvre pour chaque nouvelle exposition, en vue d’en extraire une nouvelle sélection. Au sous-sol de la Fondation Cartier cet été, l’artiste réunit par exemple un nouveau-né miniature daté de 2000, l’œuvre Man in a Boat (2002), représentant un petit homme assis dans une barque, et deux sculptures inédites. Il y a dix ans, il orchestrait dans le même bâtiment, la rencontre improbable d’un grand poulet suspendu et d'un couple géant – un vieil homme et une vieille femme en maillot de bain, allongés sous un parasol. En 2005, c'était cette fois une immense jeune femme, couchée dans un lit, qui attendait les visiteurs du sous-sol, tandis qu’un visage de femme noire, aussi haut qu’un enfant, émergeait d’une cimaise au rez-de-chaussée pour attraper l’attention du spectateur.

  • Ron Mueck, “En Garde” (2023).

    Ron Mueck, “En Garde” (2023). Ron Mueck, “En Garde” (2023).
  • Ron Mueck, “This Little Piggy” (2023) - “En Garde” (2023).

    Ron Mueck, “This Little Piggy” (2023) - “En Garde” (2023). Ron Mueck, “This Little Piggy” (2023) - “En Garde” (2023).
  • Ron Mueck, “Man in a Boat” (2002).

    Ron Mueck, “Man in a Boat” (2002). Ron Mueck, “Man in a Boat” (2002).

Vue de l’exposition Ron Mueck à la Fondation Cartier pour l’art contemporain. Courtesy Thaddaeus Ropac. Photo © Marc Domage

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Une œuvre intemporelle et universelle qui continue à se renouveler

 

Si Ron Mueck envisage son œuvre comme un grand continuum sans point de rupture, cette nouvelle exposition laisse apparaître quelques nouveautés dans sa sculpture. Entre les crânes monochromes d’un blanc éclatant – tranchant avec l'habituelle teinte jaunie des os vieillissants –, et les trois immenses chiens noirs présentés au sous-sol, l’artiste s’émancipe peu à peu du réalisme pour se concentrer sur l’effet de l’œuvre, de plus en plus absolue, et son expérience totale : tel un Cerbère, le trio canin haut de trois mètres semble ainsi garder l’espace faiblement éclairé, confrontant le public à son gigantisme et sa présence menaçante. Fidèle au travail de la main, Ron Mueck enrichit également sa palette d’outils de nouvelles technologies telles que l’impression 3D, qui l’a aidé pour réaliser cette pièce inédite. Mais l’œuvre la plus surprenante de cette présentation restera sans doute la petite sculpture en argile rouge, scène d’une grande expressivité où apparaissent cinq hommes en train de ligoter un cochon au sol. Pour la première fois de sa carrière, l’Australien a choisi de laisser la terre crue, marquée par quelques traces de doigts, et l’œuvre non finie, assumant une forme d’imperfection. “Ron travaillait sur cette nouvelle série de sculptures et voulait les inclure dans le catalogue, confie Charlie Clarke. Il a donc choisi de présenter celle-ci, bien qu’en cours de réalisation. Comme s’il faisait un arrêt sur image”.

 

C’est bien là ce que propose cette nouvelle exposition, aux antipodes de l’accrochage thématique : l’état des lieux d’une œuvre monumentale mais “intemporelle”, délestée de ses repères chronologiques pour nourrir une réflexion infinie sur la condition humaine qui se prolongera bien au-delà de nos existences respectives. Heureux concours de circonstances, à l'issue de notre visite arrivait la toute dernière œuvre de l’exposition, débarquée d'un camion: une réplique des crânes blancs coulée dans le bronze. Postée devant l'entrée de l'institution, cette vanité noire de plus d'une tonne semble se faire le porte-voix de l'artiste et du fameux adage memento mori. Preuve que la démesure peut elle aussi appeler à l’humilité face à l’inévitable finitude, d’autant plus lorsqu’elle mobilise des icônes universelles qui sauront passer l’épreuve du temps.

 

Ron Mueck, jusqu'au 5 novembre 2023 à la Fondation Cartier, Paris 14e.