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Numéro
02

Qui est Yaya Bey, activiste new-yorkaise et incarnation d’une soul désenchantée ?

MUSIQUE

Inspirée par la nu-soul d’Erykah Badu, la fougue de Diana Ross et les romans de Toni Morrison, la chanteuse Yaya Bey dévoilera, le 10 mai 2024, son cinquième album studio, Ten Fold. Elle y évoque des combats collectifs tels que les luttes des femmes noires et prolonge son univers jusque dans des collages qu’elle expose dans des galeries d’art. 

Yaya Bey - “'chasing the bus'” (2024)

Yaya Bey, une musicienne perdue dans une comédie dramatique

 

Hidaiyah Bey s’autorise quelques secondes de réflexion pour digérer la question qui vient de lui être posée : Si vous pouviez vivre une semaine entière dans l’univers d’une œuvre de fiction, laquelle choisiriez-vous ? “Une comédie dramatique”, répond-elle en esquissant un léger sourire. Son choix n’a rien d’étonnant, car les compositions musicales de cette trentenaire américaine restent, tout comme sa propre vie, aussi foisonnantes qu’une comédie dramatique, à la fois tendres et féroces, fougueuses et charmantes, éclatantes et désenchantées...

 

Originaire de l’île de la Barbade, Yaya Bey a grandi à New York avec son père et ses cousins, dans un Queens en ébullition. Si elle réside désormais à Washington, c’est avec une nostalgie non feinte qu’elle évoque les bâtiments de brique brunâtre du quartier de son enfance : “Je me souviens du vrombissement des voitures, du bruit des ballons de basket, de la musique qui jaillissait des fenêtres, des bagarres et des cris des enfants...” La jeune femme se passionne très tôt pour la danse et l’écriture. Et son chemin semble tout tracé puisque son père n’est autre qu’Ayub Bey, plus connu sous le nom de Grand Daddy I.U, un rappeur américain membre, dans les années 80, du collectif de hip-hop Juice Crew. Problème, il dissuade ardemment sa fille d’emprunter la même voie que lui, soutenant qu’elle ne parviendra jamais à percer. Enfant unique, Yaya Bey se réfugie alors dans les poèmes et la revendication politique, observant, impuissante, son père traiter les femmes qui l’entourent avec un certain dédain. Pour émerger, elle devra donc se battre plus que les autres. Devenue fervente activiste pour le droit des femmes et des Afro-Américains, l’artiste en devenir passe des années à manifester aux alentours de Washington. Le reste du temps, elle écrit sur sa propre vie et sur son quotidien, puis l’enrobe de notes de musique.

 

 

Yaya Bey - “sir princess bad bitch” (2024)

En filigrane : Diana Ross, Erykah Badu, Frankie Berverly et les romans de Toni Morrison

 

Tout s’accélère lorsqu’elle est repérée par le producteur américain Chucky Thompson, collaborateur du rappeur Nas et de Mary J. Blige. Yaya Bey se met, sans réelle conviction, à écrire pour d’autres artistes. Il faudra attendre 2016 pour que le public découvre enfin son premier album studio inspiré par ses années de militantisme. Et l’artiste n’a pas fait les choses à moitié puisque The Many Alter-Egos of Trill’eta Brown comprend dix morceaux, un livre ainsi qu’un collage digital. Une œuvre complète et déjà complexe qui rappelle fortement les travaux d’Audre Lorde, essayiste et poétesse américaine queer engagée dans le mouvement des droits civiques des années 60. À l’époque déjà, Yaya Bey a compris qu’elle ne devra compter que sur elle-même. Elle s’impose donc comme une femme forte, perfectionniste et déterminée. Ses albums introspectifs évoquent tout autant les traumatismes de son enfance que l’abandon de sa mère, les disputes et les doutes, la joie et la passion amoureuse qu’elle assimile presque à une addiction.

 

Il est peut-être plus facile de comprendre la musique de Yaya Bey en déchiffrant ses goûts. Elle aime l’élégance de Diana Ross et la fougue de Tina Turner. L’humour de Richard Pryor et les descriptions splendides de Toni Morrison. Les tubes de Chaka Khan et de Donny Hathaway. Le groove d’Erykah Badu et la voix de Frankie Beverly, le chanteur du groupe Maze. Quant à ses propres compositions, elle conseille trois titres pour découvrir son univers : Nobody Knows (2022), Meet Me in Brooklyn (2022) et September 13th (2021).
 

Yaya Bey - “meet me in brooklyn” (2022)

Ten Fold, un cinquième album disponible le 10 mai

 

Cette année, Yaya Bey défend Ten Fold, son cinquième album studio disponible le 10 mai. Ce disque, elle l’a conçu parce qu’elle ne pouvait absolument rien faire d’autre. D’ordinaire, chacun de ses projets est concocté avec minutie et comporte un thème bien précis, mais cette fois, la jeune femme a dû faire autrement. Il fallait qu’elle s’évade et qu’elle oublie : “Pour être honnête, je ne sais pas vraiment quoi dire à propos de cet album, confesse-t-elle. J’ai perdu mon père en décembre 2022, alors je me suis occupée pour échapper à mon chagrin. Et j’ai continué à faire de la musique. Les producteurs avec lesquels je collabore d’ordinaire m’envoyaient des morceaux... et moi j’écrivais. Oui, je restais simplement à la maison et j’écrivais.” Ces dernières années, la musicienne n’a pas chômé. En 2022, elle présentait Remember Your North Star, un album somptueux mêlant habilement jazz, soul, R’n’B et syncopes reggae. Puis, en 2023, elle révélait Exodus the North Star, un EP de six titres. Chacune de ses compositions a été unanimement saluée par la critique et demeure très mystérieuse. Son œuvre ultra colorée évoque des thèmes paradoxalement sombres tels que la cupidité ou la “misogynoir”, double discrimination, à la fois sexiste et raciste, dirigée explicitement contre les femmes noires et théorisée par la chercheuse et activiste afro-américaine Moya Bailey dans son essai They Aren’t Talking About Me... (2010).

 

À ce jour, Yaya Bey a déjà exposé ses collages dans plusieurs galeries et elle a effectué deux résidences au Museum of Contemporary African Diasporan Arts (MoCADA) de Brooklyn. Elle crée également ses propres illustrations de merchandising, les visuels de ses disques et elle chorégraphie ses propres clips. La reine puissante et flamboyante sait se montrer vulnérable lorsqu’il le faut. Comme dans une comédie dramatique.

 

Ten Fold de Yaya Bey, disponible le 10 mai.