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Expo : à la MEP, l'écrivaine Annie Ernaux et 29 photographes dévoilent la face cachée de la société

PHOTOGRAPHIE

Cette semaine, la MEP inaugurait l'exposition “Extérieurs — Annie Ernaux & la photographie”, une plongée dans les romans de la célèbre écrivaine française éclairés par des œuvres de la collection du musée. Commissaire du projet, Lou Stoppard décrypte pour Numéro trois clichés signés Dolorès Marat, Clarisse Hahn et Janine Niepce.

  • Dolorès Marat, “Neige à Paris (Snow in Paris)” (1997). MEP Collection, Paris. © Dolorès Marat.

  • Janine Niepce, “Restaurant époque 1900. Le garçon de café (Restaurant in the 1900 style. The waiter)” (1957). MEP Collection, Paris. Acquired in 1983. © Janine Niepce / Roger Viollet.

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L'exposition  “Extérieurs” à la MEP : quand les romans d'Annie Ernaux rencontrent la photographie

 

Grande écrivaine récompensée par le prix Nobel de littérature en 2022, à l’âge de 82 ans, Annie Ernaux s’est distinguée depuis les années 70 par ses romans passant au crible la société française de son époque, souvent traversés par ses souvenirs de jeunesse et ses observations quotidiennes. Ces nombreux témoignages éclairants ont inspiré la commissaire et écrivaine londonienne Lou Stoppard, qui s'est intéressée aux résonances entre les textes de l'écrivaine et la photographie. 

 

Invitée à puiser dans la riche collection de la MEP, la curatrice en a extrait les clichés de vingt-neuf photographes, dont Daido Moriyama, Ursula Schulz-Dornburg et Luigi Ghirri, qu'elle présente jusqu'au 26 mai dans l'exposition “Extérieurs — Annie Ernaux & la photographie” – un titre inspiré par le célèbre roman La vie extérieure, publié par Annie Ernaux en 2000, qui agrège un grand nombre des thématiques reflétées par les œuvres présentées : “entrer dans l'espace public, l'envisager comme une scène pour performer et, en retour, juger ; passer de l'intérieur au dehors, se déplacer, faire des courses, aller dîner et autres loisirs”, précise Lou Stoppard.

 

Pour Numéro, cette dernière a sélectionné et décrypté trois photographies de l'exposition, mises en regard avec les sujets abordés par l'écrivaine, des interactions dans les transports en commun aux rapports entre les classes, en passant par la maternité et ses conséquences parfois négatives sur les femmes. “Pour préparer cette exposition, j'ai non seulement cherché à rapprocher les textes d'Ernaux avec la photographie, mais aussi à créer des sensations qui imitent une journée en ville”, ajoute Lou Stoppard.

  • Dolorès Marat, “La femme aux gants (Woman with gloves)” (1987).

MEP Collection, Paris. © Dolorès Marat.

1. Dolorès Marat : les transports en commun, site d'observation idéal de la société

 

“"Au moment où j’ai pris cette image, la femme était simplement en train de descendre l’escalator pendant que je le remontais pour aller chez le médecin", commentait Dolorès Marat au sujet de cette photographie. Tout comme les écrits d’Annie Ernaux, les clichés de l’artiste sont le fruit d'expériences quotidiennes, de ce qu’elle a vécu et non de ce qu'elle aurait préparé.

 

L’un des grands thèmes de La vie extérieure est l’importance des rencontres du quotidien, qui peuvent paraître banales. Annie Ernaux explique souvent combien ces moments hasardeux peuvent être chargées de sens – elle décrit par exemple tout ce que l’on peut décoder par la manière dont un individu se tient, ou lorsqu’on surprend un bout de conversation. Le RER et le métro sont pour elle des sites d’observation fréquents, et les scènes qu’elle y voit ont sur elle un profond impact.

 

En cela, l’image de Dolorès Marat me paraît très appropriée. La photographe (née en 1944) se rend régulièrement dans les transports au commun français, qu’elle utilise au quotidien, pour y faire des images. Comme Annie Ernaux, elle cherche à montrer les choses “telles qu’elles sont”. "Quand je prends une photo, je le fais très rapidement, sur le vif de l'émotion, le plus souvent quand je suis en train de marcher. Je n’en fais qu’une et la première est toujours la bonne, car c’est celle qui vient des tripes", confiait la photographe en 2015, dans une interview.”

  • Clarisse Hahn, “Ombre (Shadow)” (2021).

© Courtesy of the artist and Gallery Jousse Entreprise, Paris.

2. Clarisse Hahn : le théâtre de la société dans les allées du marché

 

“Dans l’introduction de La vie extérieure, Annie Ernaux écrit combien "la violence et la honte inhérentes à la société" peuvent être interprétées par "la manière nous parcourons le contenu de nos caddies, ou les mots que nous employons pour demander une tranche de bœuf… Dans tout ce qui semble insignifiant, simplement par son caractère ordinaire ou familier."

 

Comme Annie Ernaux, la photographe Clarisse Hahn a l'œil pour ces réactions subtiles aux attentes sociétales, particulièrement celles qui concernent le genre. Les deux femmes pointent du doigt la manière dont l'espace public, particulièrement les lieux où l’on échange pouvoir et argent, déclenchent une performance de l'identité qui met les autres au défi, autant qu’elle crée avec eux un sentiment de camaraderie.

 

Cette image renvoie aussi à l’intérêt d’Annie Ernaux pour les commerces de bouche et les supermarchés. Dans ses textes, l'écrivaine étudie à quel point la manière dont les individus s’adressent au personnel peut nous renseigner sur leur classe sociale et leurs aspirations.”

  • Janine Niepce, “H.L.M. à Vitry. Une mère et son enfant (Council estate in Vitry. A mother and her child)” (1965).

MEP Collection, Paris. Acquired in 1983. © Janine Niepce / Roger Viollet.

3. Janine Niepce : la maternité et l'enfermement des femmes

 

“Quand j’ai présenté mes recherches à Annie, elle a été particulièrement saisie par le travail de Janine Niepce. Leur travail se rejoint sur plusieurs thématiques et partage des synergies étonnantes. Toutes deux ont retracé la modernisation de la culture française en s'attardant sur plusieurs moments pivots, entre l’arrivée de nouvelles technologies comme la télévision et le développement des transports à grande vitesse. Toutes deux cherchent aussi à capturer les contrastes entre vie rurale et urbaine, et la distance, réelle comme fantasmée, qui existe entre Paris et le reste du pays. L'un des thèmes majeurs de La vie extérieure est d'ailleurs le sentiment de cloisonnement entre Cergy Pontoise et la capitale. 

 

Cette image d’une mère et son enfant renvoie aux différentes manières dont Annie Ernaux a évoqué dans son travail la maternité, ses complexités et ses limitations. Devant ce cliché, Annie a été frappé par la divergence des regards des personnages : l’enfant regarde sa mère, la mère regarde le monde, dehors. Une évocation des restrictions qui peuvent nous empêcher d’observer et de s'impliquer dans le monde.

 

La réaction d’Annie à cette image m’a fait réaliser que La vie extérieure, d’une certaine manière, est un témoignage de libération. Divorcée, et délestée de la charge de ses enfants en bas âge, Annie est enfin libre d'aller plus profondément à la rencontre de ce qu’elle voit, d’émouvoir et d’être émue, de réagir et d'être présente dans le monde.”

 

“Extérieurs — Annie Ernaux & la photographie”, exposition du 28 février au 26 mai 2024 à la Maison européenne de la Photographie, Paris 4e.

 

Catalogue Extérieurs : Annie Ernaux et la photographie (2024), publié aux éditions mack.