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10 Le photographe de l'Afghane aux yeux verts montre ses failles au musée Maillol

Le photographe de l'Afghane aux yeux verts montre ses failles au musée Maillol

PHOTOGRAPHIE

Le photoreporter américain Steve McCurry fait l'objet d'une grande rétrospective à Paris, au musée Maillol. Jusqu'au 29 mai, l'exposition propose une balade à travers les continents et les époques grâce à plus de 150 clichés de l'artiste, réalisés des années 80 à aujourd'hui et tirés en grand format, et invite parallèlement à réfléchir aux enjeux du métier de photojournaliste.

Steve McCurry, Peshawar, Pakistan, 1984 © Steve McCurry Steve McCurry, Peshawar, Pakistan, 1984 © Steve McCurry
Steve McCurry, Peshawar, Pakistan, 1984 © Steve McCurry

Steve McCurry restera pour toujours le photographe de la Jeune afghane aux yeux verts. Pour le photographe américain né en 1950, ce cliché est l’apogée d’une carrière de photoreporter, commencée comme photographe pigiste en Inde, en 1975. Son reportage pour le New York Times suivant les soldats afghans qui résistent aux envahisseurs soviétiques, l'un des premiers à documenter le conflit de façon si concrète, obtient le Prix Robert Capa Gold Medal en 1980 pour le meilleur reportage photographique à l’étranger. Au bout de dix ans passés à sillonner le globe, l'homme entre dans la prestigieuse agence de presse Magnum en 1986 et ne cessera de travailler pour différents journaux. Mais sa riche expérience de photojournaliste dans des zones de guerre et ses nombreuses rencontres avec des populations en détresse amènent le photographe à se questionner sur son propre travail. Des interrogations qui planent dans l'exposition personnelle au musée Maillol, réunissant jusqu'au 29 mai plus de 150 clichés du photographe pour permettre de plonger dans sa carrière et de découvrir ces portraits léchés et ces photographies d'hommes et de paysages des quatre coins du monde. Constamment tiraillé entre les exigences du photojournalisme et sa recherche de la belle photographie, le photographe souffre aussi de son impuissance face aux misères qu'il côtoie. Les nombreux témoignages de Steve McCurry présents dans l'exposition laissent entendre les paradoxes et les questionnements de l’artiste et invite le spectateur à s'interroger sur le métier de photojournaliste.

Steve McCurry, 11 septembre 2001, New York, © Steve McCurry

Steve McCurry, 11 septembre 2001, New York, © Steve McCurry

Steve McCurry, 11 septembre 2001, New York, © Steve McCurry

Steve McCurry, 11 septembre 2001, New York, © Steve McCurry

Photographie ou photojournalisme ? Entre réalité et mise en scène

 

 

Le 29 avril 2016, le monde du photojournalisme est en émoi : Steve McCurry est accusé d’avoir retouché certaines de ces photos. À l’occasion d’une exposition de sa série de clichés de Cuba, à Turin, un photographe italien repère sur l'un d'entre eux un léger détail qui témoigne d’une correction de la photographie : un poteau de signalisation semble hors-sol, tandis que le petit morceau manquant traîne dans les pieds d’un piéton tout proche. Clairement, le poteau – ou le marcheur – a été déplacé, et le trucage n’a pas été finalisé. L'Américain consacré dans le monde entier est pris en flagrant délit de Photoshop, et la nouvelle se répand comme une traînée de poudre. En quelques heures, Steve McCurry est acculé et doit se justifier : différents blogs de photographies et sites d'actualité reprennent l’information, mettant en avant cette “modification” de la réalité dans deux autres photos de Steve McCurry. L’agence Magnum et le National Geographic retirent certaines photographies suspectées de "manipulation", de leurs sites web, tandis que le comité d'éthique de l'Association nationale des photographes de presse (NPPA) des États-Unis, publie un communiqué sévère à l'encontre du photographe. L'illustre photoreporter, qui a aussi bien couvert la guerre du Golfe et ses conséquences écologiques au Koweït (1991) que les ravages causés par le tsunami de Fukushima au Japon (2011), ests soudainement blâmé pour l'esthétisation jadis acclamée de ses photographies.

Steve McCurry, Srinagar, Kashmir, 1996. © Steve McCurry Steve McCurry, Srinagar, Kashmir, 1996. © Steve McCurry
Steve McCurry, Srinagar, Kashmir, 1996. © Steve McCurry

Cette polémique ne fait que confirmer les paradoxes auxquels le photographe était depuis longtemps confronté, entre retranscription fidèle de la réalité et composition de l’image. Pour Biba Giacchetti, curatrice de l'exposition au musée Maillol, "sa façon de composer l'image et son talent pour le portrait sont visibles dès le premier travail autoproduit qui l'a amené dans les territoires afghans". Lui, qui a fait des études de cinéma, au Collège d'arts et d'architecture de l'université d'État de Pennsylvanie, a un goût très prononcé pour la mise en scène. Il exposait d'ailleurs récemment dans Paris-Match sa conception de la photographie : “Une bonne image ne s’attrape pas, elle se construit par la lumière, la composition, le sujet, le moment”. Désormais, on l’accuse de modifier le réel en retouchant ses photos, mais aussi de manquer d’authenticité dans ses clichés trop esthétisés, lui qui est adepte du film Kodachrome, une pellicule qui se caractérise par un contraste important de couleurs vives et saturées. C’est Steve McCurry lui-même qui trouve la réponse face à ces allégations, en parfait théoricien de son art : il est un “conteur visuel”, qui ne falsifie pas le réel, mais aide à mieux le voir. Et n'est ce pas ce qu'il fait en 1994, dans sa photographie du rocher d'or, lieu de culte bouddhiste en Birmanie? Il raconte avoir attendu des heures pour trouver la lumière parfaite pour éclairer ce monumental rocher doré, et créer le contraste idéal entre ombre et lumière.

 

Biba Giacchetti qui considère que Steve McCurry a toujours choisi de raconter ce qu'il voulait, et quand il le voulait, parle de lui comme d'un "essayiste". Il a sa vision personnelle sur la réalité, selon elle. Et c'est ce qui apparaît dès 1996, dans un de ces célèbres clichés d’un vendeur de fleurs sur son embarcation précaire dans les lagunes du Kashmir. Dans des entretiens avec la commissaire de l'exposition au musée Maillol, il explique avoir accompagné plusieurs fois ces marchands sur les eaux indiennes, à la recherche de l’instant parfait et de la lumière idéale. Ce n’est qu’au bout de plusieurs jours qu’il a été satisfait de son cliché. Celui-ci est en effet très composé, avec sa composition géométrique, la main du rameur éclairée par le soleil en point culminant de cet univers aqueux. On est bien loin de la photo prise sur le vif, de l’instantanéité de l’image que prône le photojournalisme, et que Steve McCurry affectionnait, lors de la série sur les attentats de New York. Pourtant, le cliché témoigne, tout en émouvant le spectateur, d’un monde bien réel. Que la "belle" photographie peut aussi être documentaire.

Steve Mc Curry, Une femme et son enfant regardent au travers de la fenêtre d'un taxi à Bombay (Inde, 1993) , © Steve McCurry, Magnum Photo Steve Mc Curry, Une femme et son enfant regardent au travers de la fenêtre d'un taxi à Bombay (Inde, 1993) , © Steve McCurry, Magnum Photo
Steve Mc Curry, Une femme et son enfant regardent au travers de la fenêtre d'un taxi à Bombay (Inde, 1993) , © Steve McCurry, Magnum Photo

Photographie humaniste ou mission humanitaire ? 

 

 

Mumbai, 1993. Alors que la mousson ravage les routes et les habitations, Steve McCurry traverse la ville en taxi et se hâte de retrouver son hôtel après une journée de prises de vue harassante. Soudain, au feu rouge, une femme et son enfant toquent à la vitre de la voiture. Le photographe sent qu’il tient un cliché, et en l’espace de quelques secondes immortalise cette rencontre de deux univers. Cette photographie reste encore aujourd’hui l’une des préférées du photographe en raison du symbole qu’elle incarne. Les deux mendiants se trouvent derrière la vitre du taxi, qui représente à elle-seule toute la distance qui sépare le photographe de ses sujets. Leurs regards, brouillés par la pluie violente, transpercent le cœur du spectateur : ils semblent demander de l’aide, mais paraissent déjà très loin, inaccessibles. Steve McCurry explique dans ses entretiens avec Biba Giacchetti combien ce cliché symbolise à lui seul le contraste entre les possédants et les démunis, et le fossé infranchissable qui existe entre lui, étranger qui vient ici pour photographier, et la dureté du monde extérieur. Tandis que le taxi climatisé incarne la bulle qui englobe le photoreporter lors de ses reportages dans ces zones où la pauvreté est si forte.

« Young Boy Holding Toy Gun To His Head » taken of Alto Churumazu,  in Yanesha, Peru 2004 © Steve McCurry « Young Boy Holding Toy Gun To His Head » taken of Alto Churumazu,  in Yanesha, Peru 2004 © Steve McCurry
« Young Boy Holding Toy Gun To His Head » taken of Alto Churumazu, in Yanesha, Peru 2004 © Steve McCurry

À force de côtoyer la misère pendant des décennies, Steve McCurry s’est souvent interrogé sur son champ d’action en tant qu’occidental aisé. Photojournaliste sur le terrain, est-ce son rôle de porter assistance à ceux qu’il voit en difficulté ? Au micro de France Culture, Il racontait en 2021 que le public lui-même lui formulait parfois des reproches à ce sujet, à travers des dizaines de courriers l’enjoignant à agir. C’est le cas notamment après la parution de sa photographie Young Boy Holding Toy Gun To His Head, prise au Pérou en 2004 : un enfant, pleurant à chaudes larmes, braque un faux pistolet extrêmement réaliste sur sa tempe. La violence du cliché a fait le tour du monde et a entraîné de vives réactions, tout en interrogeant la frontière entre sa photographie humaniste et la dimension humanitaire : lorsqu'on est face au pire, photographier suffit-il et ne faudrait-il pas agir ?

 

Si à l'instar d’autres photoreporters comme James Nachtwey, Steve Mc Curry doute souvent, il vient parfois en aide. C'est le cas avec Sharbat Gula, la jeune afghane aux yeux verts : pendant longtemps, l'Américain l'a cherchée et a fini par la retrouver en 2002. En 2016, lorsqu'elle est arrêtée au Pakistan et menacée de 7 à 14 ans de prison, le photographe participe à sa libération et son exil à Rome. De manière ponctuelle, comme ici, Steve McCurry intervient et s’insère dans la vie de ceux qu’il photographie, mais le plus souvent, c’est grâce aux témoignages qu’apportent ses photos et à l’impact qu’elles ont sur l’opinion publique que le photojournaliste se sent le plus utile. L’Afghane aux yeux verts a eu un grand retentissement international. Le regard puissant de la jeune réfugiée, parquée dans un camp, a fait la une du National Geographic Magazine en juin 1985, et a ému toute une génération en alertant l’opinion publique sur la situation déplorable des exilés afghans. Des millions de personnes ont souhaité adopter la jeune fille et des milliers sont même partis à sa recherche. Plus que tous les articles publiés sur la question des réfugiés de guerre, ce portrait à lui seul est parvenu a capter l'attention du monde entier. 

 

 

"Le monde de Steve McCurry", jusqu'au 29 mai au Musée Maillol, Paris 7e.