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Droit à l'IVG, IA... pourquoi l'œuvre de Barbara Kruger est plus actuelle que jamais

Art

Grande figure de l'art contemporain, Barbara Kruger s'est fait connaître dans les années 70 avec ses affiches et installations composées de commentaires sur notre époque, mobilisant les codes visuels de la publicité et la politique. Découvrez 5 choses à savoir sur l'artiste américaine, exposée jusqu'au 17 mars à la Serpentine, à Londres.

  • “Barbara Kruger: Thinking of You. I Mean Me. I Mean You.” Vue de l'exposition à la Serpentine South, 2024.

Photo: George Darrell.

1. Elle défend un art universel, direct et accessible à tous

 

Née en 1945, Barbara Kruger a grandi à Newark, dans le New Jersey, dans une famille de classe moyenne, où elle n'a qu’un accès limité à l’art. C'est seulement lorsqu'elle s'installe à New York, pour étudier à la Parsons School of Design, que la jeune femme commencer à s’envisager illustratrice pour la presse ou la publicité. Pour autant, elle ne s’imagine absolument pas artiste, ni évoluer dans un monde de l’art contemporain composé à l'époque “de douze hommes blancs du sud de Manhattan”, selon ses mots. Très critique envers cet élitisme, elle préfère défendre un art démocratique et accessible à tous.

 

C’est sans doute pour cette raison que Barbara Kruger conservera, de ses débuts à aujourd’hui, le même langage visuel caractéristique. Grâce à sa formation en design publicitaire, puis son expérience dans le groupe de presse Condé Nast et à la tête de la direction graphique du magazine Mademoiselle dans les années 60, Barbara Kruger comprend la nécessité de créer des visuels impactants, lisibles et intelligibles instantanément. C'est là qu'elle commence à utiliser des polices sans sérif très populaires, telles que Century Schoolbook, Futura Bold et Helvetica mais aussi à jouer avec les contrastes entre le noir, le blanc, et le rouge, couleur la plus voyante et accrocheuse. Dès ses premières œuvres à l'orée des années 70, ses citations déployées en grand utilisent des mots simples et s'adressent directement au spectateur, utilisant souvent les pronoms “I”, “you” et “we” (“je, toi/vous, nous”). Une technique largement utilisée dans la publicité, mais aussi dans les affiches de propagande politique et sur les slogans brandis lors des manifestations.

 

Alors que le pop art connaît son âge d'or aux États-Unis, et que nombre d'artistes s'interrogent sur le devenir de la peinture, la jeune femme n'hésite pas à sortir du format de la toile en optant pour les affiches et tentures murales, contrecarrant le support sacré du tableau par les supports – profanes – plébiscités par l'image publicitaire. En 1987, sa fameuse œuvre I shop therefore I am (“Je consomme donc je suis”), critique explicite de la société de consommation, se voit imprimée sur des sacs en papier utilisés, ironiquement, pour faire les courses. Durant la suite de sa carrière, l’artiste investira des espaces publics à de nombreuses reprises, des panneaux sur les bus aux murs des rues californiennes, toujours dans la même optique de toucher le plus de monde possible.

  • “Barbara Kruger: Thinking of You. I Mean Me. I Mean You.” Vue de l'exposition à la Serpentine South, 2024.

  • “Barbara Kruger: Thinking of You. I Mean Me. I Mean You.” Vue de l'exposition à la Serpentine South, 2024.

Photo: George Darrell.

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2. L’une de ses œuvres cultes dénonce l’interdiction de l’avortement


Au fil de sa carrière, Barbara Kruger fait rarement référence à des actualités spécifiques, posant plutôt un regard d’ensemble sur la société de son époque à travers des aphorismes se voulant les plus universels possibles. Sauf en 1989, où un événement éveille particulièrement sa sensibilité : la Marche des Femmes à Washington, qui défend le droit à l’avortement face à la potentialité d’un retour en arrière par la Cour Suprême sous le gouvernement de Ronald Reagan

 

Pour soutenir le mouvement, Barbara Kruger réalise une affiche qui deviendra culte : on y voit le visage d’une femme en noir et blanc, divisé en deux – avec la moitié droite en négatif –, recouvert de la phrase “Your body is a battleground” (“Ton corps est un champ de bataille”) encadrée en rouge. Cet adage mobilise alors une métaphore militaire pour alerter sur l’action des figures politiques, majoritairement masculines, déterminant sans scrupules les droits des femmes sur leur propre corps. Si depuis, l’œuvre a été reprise partout dans le monde, et traduite dans de nombreuses langues, c'est aussi parce qu'elle reste tristement d'actualité, à l'heure où le droit à l'avortement se voit encore menacé dans le monde – à commencer par les États-Unis, où l'annulation de l'arrêt Roe vs Wade en 2022 laisse désormais les cinquante États américains libres d'interdire l'IVG s'ils le souhaitaient. 


“J'ai dit un jour combien ce serait génial que mon œuvre devienne archaïque, confiait récemment l'artiste au commissaire Hans Ulrich Obrist. Que les problèmes qu'elle tente de mettre en avant, que le commentaire que j'essaie de suggérer, ne soient plus pertinents. Mais malheureusement, à ce stade, ce n'est plus le cas.”

  • Barbara Kruger, “Untitled (Remember me)” (1988/2020). (captures).

Courtesy the artist and Sprüth Magers.

3. Elle a écrit sur la télévision pendant des années

 

“Une artiste qui écrit” : voilà comment Barbara Kruger était qualifiée dans le prestigieux magazine Artforum, où elle tenait de 1985 à 1990 sa propre chronique baptisée Remote Control – “télécommande”, en français. Régulièrement, l’Américaine y décryptait la télévision, à une époque où celle-ci s’était véritablement ancrée dans le quotidien de chacun et avait une incidence majeure sur l’inconscient collectif, dès le plus jeune âge. L'artiste passait alors au crible toute production audiovisuelle émanant du petit écran, des émissions de shopping pour la maison aux bulletins météo, en passant par les late-night shows de l’animateur Johnny Carson.

 

Chronique après chronique, Kruger formulait une critique sévère à l'égard de cette nouvelle forme de divertissement et cet objet d'une grande simplicité d'utilisation, dont les propriétaires n’apprennent jamais vraiment à se servir. Le rapport de force entre l'outil et l'utilisateur s'en voit ainsi inversé : “Nous sommes tenus en otage par le plaisir du zapping et de la répétition”, écrivait-elle un jour, expliquant combien le plaisir des téléspectateurs à rester constamment stimulés, sans effort, freinait toute forme d’action, voire d’engagement. Dans ses textes, l'artiste alertait sur cette passivité généralisée en jouant sur la différence entre les verbes “voir” (see) et “regarder” (look). Le second est d'ailleurs récurrent dans ses œuvres.

Si Barbara Kruger a cessé par la suite de publier ses textes sur la télévision, elle a continué à la regarder assidûment, fascinée, entre autres, par l'émergence de la télé-réalité à l'orée des années 2000 et, plus récemment, par la naissance de la plateforme TikTok. Autant de médiums éminemment démocratiques, vecteurs de divertissement et d'information, qui impactent aussi bien nos imaginaires que notre temps d’attention – données que la septuagénaire place au cœur de sa pratique artistique depuis ses débuts.

  • Barbara Kruger, “Untitled (Taxis” (2024). “Barbara Kruger: Thinking of You. I Mean Me. I Mean You.” Vue de l'exposition à la Serpentine South, 2024.

Photo: George Darrell.

4. Elle déteste apparaître en public

 

Malgré sa longévité dans le monde de l’art et sa renommée internationale, Barbara Kruger conserve une discrétion et une humilité rares. À  bientôt quatre-vingts ans aujourd'hui, celle qui a mis des années à se considérer véritablement comme artiste s’étonne encore que l’on connaisse son nom et son travail, et encore davantage qu'on la reconnaisse dans la rue. L'Américaine n'a d'ailleurs cessé de relativiser sa notoriété, rappelant qu'hors des grandes villes et des sphères culturelles finalement assez exclusives, le domaine de l’art est loin d’être grand public : seule une infime minorité d'Américains connaît en effet le nom des plus grands artistes de notre époque.


Depuis ses débuts, Barbara Kruger maintient également une certaine distance avec les sociabilités liées au monde de l’art en évitant le plus possible de se rendre aux vernissages et aux dîners, réunissant régulièrement collectionneurs, commissaires, artistes et directeurs de grandes institutions. “Je n’ai jamais mis les pieds dans une foire d’art”, confiait-elle au magazine Artnet en 2020, créant la surprise alors même qu’elle dévoilait une œuvre spécialement pour la foire Frieze à Los Angeles.

  • “Barbara Kruger: Thinking of You. I Mean Me. I Mean You.” Vue de l'exposition à la Serpentine South, 2024.

Photo: George Darrell.

5. Elle interroge le droit d’auteur à l’ère de l’IA

 

En mai 2023, la Cour Suprême met fin a un débat qui agite le monde de l’art en donnant raison à la photographe Lynn Goldsmith, qui avait porté plainte contre la Andy Warhol Foundation, dénonçant une violation de ses droits d'auteur. En 2016, cette dernière avait découvert que son portrait en noir et blanc du chanteur Prince avait été sérigraphié en couleur et commercialisé par le pape du pop art dans les années 80, sans son accord. Grande admiratrice d’Andy Warhol, Barbara Kruger a pris publiquement son parti dans le litige. “C’est un débat qui concerne la représentation d’un corps, justifie-t-elle dans son interview récente avec Hans Ulrich Obrist (…) La question, c’est : qui détient une image, et qui est représenté sur cette image ? Quels pouvoirs détient la prise de vue photographique, et maintenant numérique ?”

Connue pour créer ses œuvres à partir d'images d'archives et publicités d'époque, Barbara Kruger fait en effet partie de ces artistes qui, comme Warhol, interrogent l'authenticité et l'unicité de l'image à l'ère de sa diffusion massive et globalisée. Aujourd'hui, face à la démocratisation des NFT et des images créées intégralement par intelligence artificielle, sa position invite à reconsidérer la question des droits d’auteur. “Nous sommes juste au début d'une nouvelle saga”, ajoute l’artiste, particulièrement attentive aux transformations de son époque.

 

“Barbara Kruger: Thinking of You. I Mean Me. I Mean You”, jusqu'au 17 mars 2024 à la Serpentine, Londres.