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Numéro
21

Le jour où Edvard Munch fit scandale à Berlin et bouleversa l'histoire de l'art

Art

Nouveau biopic sur Edvard Munch (1863-1944) sorti en salles ce mercredi, “Munch. Le cri intérieur” (2023) de Henrik Martin Dahlsbakken plonge dans la vie torturée du célèbre peintre norvégien à travers quatre périodes clés de sa vie. L'occasion de revenir sur sa première exposition à Berlin, dont la censure consacra finalement le succès.

  • Edvard Munch, “Baiser à la fenêtre” (1892).

  • Edvard Munch, “L'Enfant malade” (1885-1886).

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Edvard Munch à Berlin : une première exposition controversée

 

Berlin, 5 novembre 1892. Le jeune Edvard Munch, 29 ans, inaugure alors sa toute première exposition dans la capitale allemande. Sur les murs de la Maison des Architectes, une cinquantaine de toiles, réalisées par l’artiste norvégien au fil de la décennie précédente, témoignent de l’évolution de son style pictural, d’un réalisme saisissant à une forme de néo-impressionnisme inspiré par ses séjours à Paris et sa découverte des œuvres de Vincent Van Gogh et Paul Gauguin. Une influence que l’on retrouve dans nombre des tableaux accrochés aux murs : sous le pinceau du peintre, les paysages urbains ou naturels s’échappent du cadre du réalisme par leurs couleurs vives et hallucinées – violets, verts… –, leurs contours sinueux et flottants, tandis que les corps et visages des personnages, souvent esseulés, voient leurs détails s’effacer dans le flou de la peinture à l’huile.

 

La réaction ne se fait pas attendre : de nombreux visiteurs poussent des cris d’orfraie devant ces représentations non-conventionnelles du monde, traversées par une forme d’angoisse, de mélancolie, de débauche voire de folie. Les mots “laid”, “méchant”, “anarchiste” ou encore “diffamatoire” sont lancés. Certains critiquent l’apparence inachevée des œuvres, d’autres s’affolent face à la scène morbide de L’Enfant malade (1885), toile réalisée par Munch autour du décès prématuré de sa sœur Sophie, qui avait déjà choqué le public en Norvège lors de sa première exposition. Les membres de l’Association des artistes de Berlin, qui avait invité l’artiste à exposer par affinité avec la peinture nordique, ne masquent pas leur effroi devant les tableaux du peintre et se réunissent rapidement pour organiser une assemblée générale extraordinaire : l’exposition, jugée outrageuse, doit-elle rester ouverte au public ? Si les artistes les plus jeunes de l’association allemande défendent l’œuvre du Norvégien et sa liberté stylistique, les plus conservateurs, fervents défenseurs d’une peinture académique, s’élèvent contre ce qu’ils qualifient d’insulte envers la tradition picturale et demandent la fermeture immédiate de l’exposition. Président de l’association également de l'Académie des Beaux-Arts, le peintre Anton von Werner qualifie lui-même l’ensemble d’œuvres de “parodie de l’art”, et organise un vote parmi les membres : avec 120 voix contre 105, l’exposition ferme ses portes quelques jours après son ouverture.

 

L'Affaire Munch et le début de la Sécession berlinoise

 

Mais l’aventure d’Edvard Munch à Berlin ne s’arrêtera pas à cet échec. À l’instar des controverses autour du Radeau de la Méduse de Géricault ou du Déjeuner sur l’herbe de Manet quelques décennies plus tôt, les œuvres du peintre rencontrent un véritable succès de scandale, né justement de leur censure explicite de la part de l’association. La presse s’emballe et parle de “L’Affaire Munch” (Der Fall Munch), et la polémique enfle dans le monde de l’art berlinois au point d’y provoquer une réponse directe. Onze membres de l’Association des artistes de Berlin, parmi lesquels Max Liebermann et Walter Leistikow, profitent de l’événement pour défendre Munch et affirmer leur opposition aux plus réactionnaires. La scission générationnelle et artistique se fait de plus en plus marquée, au point d’amener à la dissolution de l’association et, en 1898, à la création de la Sécession berlinoise, sous la direction de Max Liebermann. À l’image de la Sécession viennoise, qui vit le succès d’artistes tels que Gustav Klimt à l’époque, celle-ci acte une rupture avec les traditions formelles de l’époque. Au crépuscule du 19e siècle, l’art moderne allemand est né.

  • Extrait du film “Munch. Le cri intérieur” (2023) de Henrik Martin Dahlsbakken, actuellement au cinéma.

  • Extrait du film “Munch. Le cri intérieur” (2023) de Henrik Martin Dahlsbakken, actuellement au cinéma.

  • Extrait du film “Munch. Le cri intérieur” (2023) de Henrik Martin Dahlsbakken, actuellement au cinéma.

  • Extrait du film “Munch. Le cri intérieur” (2023) de Henrik Martin Dahlsbakken, actuellement au cinéma.

  • Extrait du film “Munch. Le cri intérieur” (2023) de Henrik Martin Dahlsbakken, actuellement au cinéma.

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“Je ne me suis jamais tant amusé, écrit alors Edvard Munch à sa tante face à ce tintamarre de 1892. Incroyable que quelque chose d'aussi innocent que la peinture puisse créer un tel remue-ménage. (…) Je n’aurais pu espérer meilleure publicité”. La carrière de l’artiste norvégien finit en effet par bénéficier de la controverse, l’incitant à rester quelques années dans la capitale allemande, installé sur les bords de la Spree. Le peintre commence à vivre de son œuvre grâce à sa rencontre avec plusieurs marchands d’art intéressés par son travail, et intègre rapidement à Berlin un groupe d’artistes bohèmes qui partage sa vision mélancolique de la vie et avant-gardiste de la création, parmi lesquels se trouve le dramaturge suédois August Strindberg, avec qui il nouera une amitié solide. Parallèlement, Edvard Munch entame à l’époque le gros œuvre qui marquera sa carrière et assurera sa notoriété : la Frise de la vie, cycle d’une vingtaine de peintures qui comportera ses toiles les plus célèbres, de L’Amour et la douleur (1893), La Madone (1894), et bien sûr le fameux Cri (1893), dont il réalisera en tout cinq versions entre 1893 et 1917.

 

Munch. Le cri intérieur de Henrik Martin Dahlsbakken : un biopic original

 

Sorti en salles ce mercredi 20 décembre, le film Munch. Le cri intérieur de Henrik Martin Dahlsbakken évoque cet épisode de la vie du peintre de manière plutôt étonnante. Pensé par son réalisateur comme une exposition en quatre actes, le biopic se divise en effet en quatre volets réalisés chacun dans un style et par un scénariste différent, qui correspondent à une période de la carrière de l’artiste torturé : son entrée dans le monde de l’art et son premier amour en Norvège, ses années difficiles à Copenhague durant la quarantaine, où une grande dépression et des hallucinations l'amèneront à être hospitalisé, et les derniers jours de sa vie, en 1944, alors que les Nazis menacent de saisir ses toiles. 

 

Pour l’ère berlinoise, enfin, le cinéaste fait le choix original de transposer la vie de Munch (1863-1944) au Berlin d’aujourd’hui. L’artiste alors à l’aube de la trentaine apparaît dans une rave techno de la capitale, où il parle d’art avec ses camarades avant de s'isoler dans les toilettes, en proie à ses propres démons. Dehors, un homme plus âgé l’interpelle et le submerge de questions sur son travail, avant de le reconnaître : c’est bien lui le peintre dont l’exposition personnelle vient de fermer ses portes suite aux réactions négatives du public. Allégorie d’un monde de l’art conservateur et hostile à son égard, l’homme frappe Munch au visage au point de le mettre à terre. Dans la scène suivante, l'artiste apparaîtra finalement dans son atelier, en train d’esquisser au sol les traits de ce qui deviendra Le Cri, montrant le salut artistique d’un homme dans la tourmente, et rappelant le pouvoir cathartique de la création. Car, comme le déclare l’une des quatre versions de Munch dans le film, “l’art véritable se crée au prix de la paix et de l’harmonie.”

 

Munch. Le cri intérieur (2023) de Henrik Martin Dahlsbakken, actuellement au cinéma.