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Numéro
06

À Venise, Pierre Huyghe crée l'évènement avec une exposition bouleversante

Numéro art

À la Punta della Dogana, l’un des deux musées vénitiens de la Collection Pinault, Pierre Huyghe confirme une nouvelle fois son statut de géant de l’art contemporain avec une exposition événement mystérieuse et bouleversante. En immergeant le visiteur dans les méandres de la création de nouveaux mondes fascinants où l’humain, le non-humain et l’intelligence artificielle dialoguent, l'artiste français offre à la cité des Doges l’un des must-see absolus de la saison, ouvert jusqu'au 24 novembre 2024.

  • Pierre Huyghe photographié par Lee Wei Swee dans son exposition Liminal, 2024, Punta della Dogana, Venise.

  • Pierre Huyghe, "Liminal" (2024-en cours).

  • Pierre Huyghe, "Liminal" (2024-en cours).

  • Pierre Huyghe, "Liminal" (2024-en cours).

  • Pierre Huyghe, "Liminal" (2024-en cours).

© Courtesy of the artist and Galerie Chantal Crousel, Marian Goodman Gallery, Hauser&Wirth, Esther Schipper and Taro Nasu. © Pierre Huyghe by SIAE 2023.

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Ni œuvre, ni exposition, ni performance : l'art complexe et fascinant de Pierre Huyghe

 

La dernière installation en date de
Pierre Huyghe était une affaire d’inondations
possibles et de narrations submersibles. Le 12
juin 2022 était inaugurée la commande in situ
conçue pour le Kistefos Museum à Jevnaker, en
Norvège. Là, dans la forêt humide et moussue,
à soixante kilomètres d’Oslo, l’artiste français
né en 1962 avait implanté Variants. Soit une
“entité multipolaire”, selon le studio de l’artiste,
qui réagissait aux événements géochimiques et biologiques de sa terre d’implantation, cet
îlot-hôte qu’elle venait simuler en le parasitant.
Une fiction possible se préparait, attendant de
se déployer. Ses axiomes avaient été posés, à base de forêt scannée, de génération en temps réel, de mutations imprévisibles, de caméras intelligentes et de capteurs environnementaux, sans qu’existe la possibilité de prévoir la teneur des alliances fortuites nouées avec d’autres micro-organismes. Depuis, l’île continue de se transformer avec l’impassibilité propre à n’importe quel organisme. Sur ce terreau à la fois fertile et retors, nombre de journalistes et de critiques se sont cassé les dents : aucun des éléments de langage habituels pour parler d’art ne semblait plus guère convenir. 
 

Ni œuvre, ni exposition, ni performance et pas tout à fait non plus installation. Quoi donc, alors ? Il aurait bien été possible de se replonger dans la généalogie interne des projets récents de Pierre Huyghe. En 2019, il était le directeur artistique de la Triennale Okayama Art Summit, IF THE SNAKE, une exposition conçue selon un principe semblable. Celle-ci prenait le nom et le concept d’une “entité vivante”, composée de processus chimiques et aussi inclure la patinoire d’After ALife Ahead réalisée à Münster en 2017, le site appelle la fiction. Au moment d’entreprendre cette exposition à Venise, il y avait l’idée de réintroduire la fiction dans un site qui n’en est pas nécessairement le déclencheur.” La Pinault Collection, dont le musée est implanté à la Punta della Dogana depuis 2009, conserve un ensemble d’œuvres majeures issues de périodes de production plus anciennes, avec des jalons du travail.

 

  • Vue de l’exposition Pierre Huyghe. Liminal, 2024, Punta della Dogana, Venise. Au premier plan, Liminal (2024), et au second plan, Portal (2024) de Pierre Huyghe. © Photo : Ola Rindal © Palazzo Grassi, Pinault Collection. Courtesy of the artist and Galerie Chantal Crousel, Marian Goodman Gallery, Hauser&Wirth, Esther Schipper and Taro Nasu. Idiom, 2024, courtesy of Leeum Museum of Art.

  • L’exposition "Pierre Huyghe. Liminal" photographiée par Lee Wei Swee.

  • Pierre Huyghe, "Idiom" (2024). L’exposition "Pierre Huyghe. Liminal" photographiée par Lee Wei Swee, Punta della Dogana, Venise. Photo : Ola Rindal. © Palazzo Grassi, Pinault Collection.

  • © Courtesy of Leeum Museum of Art, Circadian Dilemma (el Dia del Ojo) [2017], private collection, Germany.

  • © Courtesy of Leeum Museum of Art, Circadian Dilemma (el Dia del Ojo) [2017], private collection, Germany.

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Dès le départ, Pierre Huyghe a pensé des œuvres inédites tout en les faisant coexister avec celles de la collection, comme autant de mondes qui se superposent dans l’espace et le temps d’une exposition.” - Studio de Pierre Huyghe.

 

C’est le cas notamment du film du singe à masque de (Untitled) Human Mask (2014), du ballet lumineux enfumé d’Offspring (2018), présenté lors de l’exposition inaugurale de la Bourse de commerce à Paris, mais aussi du film aux animaux figés dans de l’ambre De-extinction (2014). Celui-ci, plus confidentiel peut-être, était montré à la Fondation Luma à Arles, aux côtés de l’intervention techno- primordiale Living Cancer Variator (2016), que l’on retrouve également à Venise. “Dès le départ, Pierre Huyghe a pensé des œuvres inédites tout en les faisant coexister avec celles de la collection, comme autant de mondes qui se superposent dans l’espace et le temps d’une exposition. Liminal est peuplé de créatures sensibles grâce auxquelles il réintroduit des figures non humaines et humaines qui avaient quelque peu disparu de son travail ces dix dernières années”, nous précise-t-on du côté du studio.

 

Tout un ensemble de créatures poursuivent d’ores et déjà leur existence dans l’imaginaire collectif. Au fil des huit salles du parcours vénitien, une “polyphonie de subjectivités” orchestre la rencontre entre anciennes et nouvelles œuvres pour générer de nouveaux scénarios multijoueur et pluri-espèces. La première qui accueille le visiteur est une présence lancée en mouvement sur le plan. La vidéo Liminal (2024) présente un corps humain réalisant un certain nombre de chorégraphies, dont le visage est évidé : un trou noir, une absence fondamentale le remplace, qui projette cette présence paradoxale dans les limbes. Sans visage, cette entité est pure potentialité : au fil de l’exposition, elle va apprendre et développer sa mémoire. L’absence, cependant, est en même temps une suggestion : “Cette figure oraculaire est une image sensible, affectée par ce qui l’entoure, par des informations perceptibles ou non perceptibles saisies via des capteurs. Un organoïde cérébral [circuits nerveux artificiels], hébergé dans un laboratoire, génère des stimuli et affecte le comportement de cette forme humaine.” 

 

  • Pierre Huyghe, "Mind’s Eyes" (2024). L’exposition "Pierre Huyghe. Liminal" photographiée par Lee Wei Swee.

  • © Courtesy of the artist and Galerie Chantal Crousel, Marian Goodman Gallery, Hauser&Wirth, Esther Schipper and Taro Nasu. Photo : Ola Rindal. © Palazzo Grassi, Pinault Collection.

  • © Courtesy of the artist and Galerie Chantal Crousel, Marian Goodman Gallery, Hauser&Wirth, Esther Schipper and Taro Nasu. Photo : Ola Rindal. © Palazzo Grassi, Pinault Collection.

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La mystérieuse carte blanche de Pierre Huyghe à la Pinault Collection-Punta della Dogana

 

D’autres personnages inédits surgissent pour mieux lui répondre. Avec Idiom (2024), l’une des autres présences mobiles de l’exposition, ce sont cette fois-ci des performeurs humains muets qui portent un masque doré, oblong comme une conque ou un casque. Ces masques LED sont à leur tour algorithmiques avec différentes formes de vies intelligentes placées “en coopération”. Pour le spectateur français, le dernier souvenir d’une rencontre avec ses formes processuelles remontait peut-être à After UUmwelt, qui ouvrait à la Fondation Luma en 2021-2022. Première exposition en France après la rétrospective au Centre Pompidou de 2013-2014, celle-ci prenait la suite d’un processus commencé avec UUmwelt, présenté à la Serpentine Gallery de Londres en 2018. Sur des écrans LED évoluaient des images mentales initialement produites par une interface neuronale qui captait l’activité d’un cerveau en train de penser à des outils préhistoriques ou à des œuvres d’art. À Arles, elles réagissaient en temps réel à la présence des visiteurs, aux variations climatiques, aux abeilles, aux fourmis et aux bactéries : l’exposition apparaissait alors comme une “coproduction entre l’humain et une intelligence artificielle”. Brûlez vos manuels, désapprenez vos langages : toutes ces situations intimaient d’en faire l’expérience IRL [in real life] ou bien de se résoudre à les fabuler.


À nouveau, une telle occasion se présente. Depuis la mi-mars, la Pinault Collection-Punta della Dogana, à Venise, accueille Liminal, le titre de la carte blanche étendue donnée à l’artiste. “Dans les œuvres de Pierre Huyghe, même s’il y a une exploration commune, on peut distinguer des cycles”, explique Anne Stenne, la directrice du studio de l’artiste et la commissaire de son projet actuel. “Variants marque l’aboutissement de tout un pan de sa réflexion autour de l’idée de contingence, avec des œuvres qui s’autogénèrent et contaminent la réalité d’autres possibles.” Ce cycle-là, celui qui se clôt pour ouvrir le suivant, il faudrait le faire débuter avec Untilled à la Documenta 13 de Kassel en 2012. Jonglant avec les urgences à quelques semaines de l’ouverture, elle enchaîne : “Dans ces projets, parmi lesquels il faudrait équipés de capteurs les rendant réactifs à leur environnement, grâce à des stimuli qui seront ensuite convertis en syntaxes et en phonèmes. Un langage inconnu, inintelligible pour nous, se crée à mesure qu’une voix générée en temps réel par intelligence artificielle la propulse dans l’espace réel : le nôtre et celui d’une potentielle interlocution.”

 

  • Pierre Huyghe dans son exposition "Liminal" (2024) à la Punta della Dogana, Venise.

  • Pierre Huyghe, "Camata" (2024). © Courtesy of the artist and Galerie Chantal Crousel, Marian Goodman Gallery, Hauser&Wirth, Esther Schipper and Taro Nasu © Pierre Huyghe by SIAE 2023.

  • Pierre Huyghe, "Camata" (2024). © Courtesy of the artist and Galerie Chantal Crousel, Marian Goodman Gallery, Hauser&Wirth, Esther Schipper and Taro Nasu © Pierre Huyghe by SIAE 2023.

  • Pierre Huyghe, "Camata" (2024). © Courtesy of the artist and Galerie Chantal Crousel, Marian Goodman Gallery, Hauser&Wirth, Esther Schipper and Taro Nasu © Pierre Huyghe by SIAE 2023.

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Nous voilà propulsés, à travers une vidéo, dans le désert d’Atacama au Chili : origines de l’humanité ou anticipation spatiale, on ne saurait dire.

 

 

Il y a un apprentissage, une mémoire qui s’amplifie au-delà du temps de l’exposition et une subjectivité sans corps qui va continuer de se développer. Il s’agit de se détacher du simple enregistrement d’une situation.” Nourrie des mémoires du lieu, du temps et de l’espace, elle s’imbibe de la coprésence des visiteurs mais rencontre également les œuvres préexistantes insérées dans l’exposition-système vénitienne. Sur leur chemin, les deux nouveaux personnages rencontreront le singe de Human Mask mais aussi toutes les créatures aquatiques d’un ensemble de cinq aquariums : les crabes et les bernard-l’hermite de Zoodram 6 (2023), les poissons aveugles de Circadian Dilemma (El Día del Ojo) [2017], l’étoile de mer d’Abyssal Plane (2015) ou les crabes et les anémones de Cambrian Explosion 19 (2013). 

 

Et si l’usage de l’intelligence artificielle en particulier court forcément le risque, chez un artiste, de focaliser la réception selon un certain déterminisme technologique aveuglé, le studio prend la précaution de la mise en garde : “Ce n’est pas essentiel pour Pierre Huyghe, c’est un moyen parmi d’autres de décentralisation du soi.” Il faudrait, à cet égard, convoquer également au panorama des acteurs humains et non humains de l’outre-monde qu’est Liminal, l’une de ses présences centrales tout autant qu’une nouvelle œuvre majeure dans le parcours. 

 

Dans la salle centrale, la temporalité se distend et se diffracte. Nous voilà propulsés, à travers une vidéo, dans le désert d’Atacama au Chili : origines de l’humanité ou anticipation spatiale, on ne saurait dire. Ce site, l’artiste le découvre en 2015. En 2017, il fera une photographie d’un squelette sans sépulture allongé dans le désert et semblant s’y confondre. L’idée le hante depuis, et c’est elle qui a présidé au film Camata (2024) : un ensemble de machines, des bras robotiques ou des caméras elles-mêmes animées par des robots, circulent autour du corps, semblant performer un rituel inconnu. 

 

À la Punta della Dogana, nous voyons la captation de ce qui a eu lieu, mais cette matière préalable, conformément au principe de l’exposition tout entière, s’autoédite en temps réel : apprend, réagit, s’augmente et s’étoffe. Manière d’assister en temps réel au tissage de cette étoffe composée d’organique et de technique, d’images et de récits dont on fait les mythes, ceux-là mêmes que l’on appelle souvent “fiction” mais que l’on aurait tout aussi bien pu nommer “exposition” ou tout autrement, par l’un de ces vocables qui nous est encore étranger.

 

 

Exposition “Pierre Huyghe. Liminal”, jusqu’au 24 novembre 2024 à la Punta della Dogana, Venise.