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06 Pourquoi redécouvrir Katharina Sieverding, l’artiste qui prend les médias à leur propre piège ?

Pourquoi redécouvrir Katharina Sieverding, l’artiste qui prend les médias à leur propre piège ?

Art

À 77 ans et plus de cinq décennies de carrière derrière elle, Katharina Sieverding est aujourd'hui une artiste majeure dont la légitimité n'est plus à prouver. Pourtant, l'œuvre visuelle grinçante de cette Allemande qui n'a cessé d'interroger les limites de l'image reste encore souvent méconnue hors de son propre pays. Jusqu'au 9 janvier, le musée Frieder Burda à Baden-Baden lui consacre une exposition personnelle qui permet de (re)découvrir quelques moments forts de sa pratique, entre photomontages cyniques, détournements de journaux et autoportraits engagés.

  • Katharina Sieverding © Museum Frieder Burda

    Katharina Sieverding © Museum Frieder Burda Katharina Sieverding © Museum Frieder Burda
  • Katharina Sieverding, “KONTINENTALKERN 0/XVII/80” (1980) © Katharina Sieverding, VG Bild-Kunst Bonn 2021 Foto: © Klaus Mettig, VG Bild-Kunst Bonn 2021

    Katharina Sieverding, “KONTINENTALKERN 0/XVII/80” (1980) © Katharina Sieverding, VG Bild-Kunst Bonn 2021 Foto: © Klaus Mettig, VG Bild-Kunst Bonn 2021 Katharina Sieverding, “KONTINENTALKERN 0/XVII/80” (1980) © Katharina Sieverding, VG Bild-Kunst Bonn 2021 Foto: © Klaus Mettig, VG Bild-Kunst Bonn 2021
  • Katharina Sieverding, “GEFECHTSPAUSE II” (2020) © Katharina Sieverding, VG Bild-Kunst Bonn 2021 Foto: © Klaus Mettig, VG Bild-Kunst Bonn 2021

    Katharina Sieverding, “GEFECHTSPAUSE II” (2020) © Katharina Sieverding, VG Bild-Kunst Bonn 2021 Foto: © Klaus Mettig, VG Bild-Kunst Bonn 2021 Katharina Sieverding, “GEFECHTSPAUSE II” (2020) © Katharina Sieverding, VG Bild-Kunst Bonn 2021 Foto: © Klaus Mettig, VG Bild-Kunst Bonn 2021
  • Katharina Sieverding, “MOTORKAMERA” (1973-74). © Katharina Sieverding, VG Bild-Kunst Bonn 2021 Foto: © Klaus Mettig, VG Bild-Kunst Bonn 2021

    Katharina Sieverding, “MOTORKAMERA” (1973-74). © Katharina Sieverding, VG Bild-Kunst Bonn 2021 Foto: © Klaus Mettig, VG Bild-Kunst Bonn 2021 Katharina Sieverding, “MOTORKAMERA” (1973-74). © Katharina Sieverding, VG Bild-Kunst Bonn 2021 Foto: © Klaus Mettig, VG Bild-Kunst Bonn 2021
  • Katharina Sieverding, “Transformer Cyan Solarisation 5 A/B” (1973/74). © Katharina Sieverding, VG Bild-Kunst; Fotos © Klaus Mettig, VG Bild-Kunst

    Katharina Sieverding, “Transformer Cyan Solarisation 5 A/B” (1973/74). © Katharina Sieverding, VG Bild-Kunst; Fotos © Klaus Mettig, VG Bild-Kunst Katharina Sieverding, “Transformer Cyan Solarisation 5 A/B” (1973/74). © Katharina Sieverding, VG Bild-Kunst; Fotos © Klaus Mettig, VG Bild-Kunst

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Une chevelure plaquée sur un crâne rouge sang comme ses lèvres, un teint diaphane contrasté par une paire de lunettes opaques du même noir que ses vêtements : tel est l’uniforme légèrement intimidant qu’arbore Katharina Sieverding en public depuis des années. À première vue, on ne saurait se douter que l’artiste de 77 ans, restée plutôt discrète, s’est affirmée dès la fin des années soixante comme une professionnelle de l’image et de la métamorphose. En utilisant régulièrement son visage, son corps mais aussi les formes visuelles de cultures populaire comme le cinéma, la presse et la publicité dans ses collages et photographies, l’Allemande a choisi de poser un regard grinçant la société,  et d'interroger ses travers, ses archétypes et ses tropismes médiatiques plus de dix ans avant la célèbre Cindy Sherman – sans pourtant connaître le même succès planétaire. C’est cette lacune que cherche à combler la double exposition consacrée à Katharina Sieverding par le centre de photographie de Hambourg (achevée en juillet 2021), et le musée Frieder Burda de Baden-Baden, jusqu'au 9 janvier 2022. Dans cette dernière, le commissaire Udo Kittelmann et l’artiste ont réuni plusieurs dizaines d’œuvres s’étendant de ses débuts en 1967 à 2020, veillant notamment à recréer l’accrochage de 1977 qui a établi sa notoriété. Les grands formats y sont légion, permettant à ses tirages à taille humaine de confronter le spectateur à de véritables “statements”. Entre ses clichés des cours de Joseph Beuys dont elle fut la disciple, et qu’elle décrit encore comme le plus grand artiste du siècle dernier, ses collages cyniques mêlant autoportraits et campagnes publicitaires, ses détournements engagés de coupures et unes de journaux ou encore son immense planète bleue en LED installée sur la façade du musée, l’artiste déploie ici sa vision holistique de la vie portée par une imagination sans bornes et un regard acéré, qui trouve à notre époque un écho tout particulier.

Katharina Sieverding, “GROSSFOTO XIII/79 WE HAVE FRIENDS ALL OVER THE WORLD” (1979). © Katharina Sieverding, VG Bild-Kunst Bonn 2021 Foto: © Klaus Mettig, VG Bild-Kunst Bonn 2021 Katharina Sieverding, “GROSSFOTO XIII/79 WE HAVE FRIENDS ALL OVER THE WORLD” (1979). © Katharina Sieverding, VG Bild-Kunst Bonn 2021 Foto: © Klaus Mettig, VG Bild-Kunst Bonn 2021
Katharina Sieverding, “GROSSFOTO XIII/79 WE HAVE FRIENDS ALL OVER THE WORLD” (1979). © Katharina Sieverding, VG Bild-Kunst Bonn 2021 Foto: © Klaus Mettig, VG Bild-Kunst Bonn 2021

1. Parce qu’elle a toujours posé un regard sans tabous sur la société et ses travers

 

 

En 1967, Katharina Sieverding s’apprête à devenir décoratrice de théâtre et travaille déjà avec de grands metteurs en scène allemands de l’époque. Mais le 2 juin de cette année, un événement vient chambouler ses plans : l’assassinat du jeune étudiant Benno Ohnesorg à Berlin-Ouest, tué par balle par un policier alors qu’il manifestait contre la venue du Chah d’Iran en Allemagne. Révoltée par la mort de cet homme de seulement quatre ans son aîné, l’artiste décide de s’éloigner de l’univers du théâtre pour rejoindre l’atelier de Joseph Beuys, qui lui avait auparavant présenté personnellement sa conception d’un art social et politiquement engagé. Dans le sillage du grand maître allemand dont elle suit assidûment les cours, Katharina Sieverding commence à utiliser la photographie pour présenter sa vision grinçante de la société contemporaine, ses jeux de pouvoir et ses absurdités. Pour ce faire, elle n’hésite pas à mêler des images publicitaires ou de presse avec ses propres clichés, générant ainsi des collages qu’elle tire dès ses débuts dans des dimensions colossales pour mieux interpeler le public.

 

Tous les sujets et les échelles l’intéressent, des faits divers les plus familiers aux grands esclandres politiques. Ainsi, au milieu des années 70, lorsqu'une de ses amies se fait agresser devant elle en raison de sa couleur de peau noire, elle immortalise l’agresseur les bras cachant son visage pour en faire un cliché de presse à scandale dont elle accentue les points de trame; puis organise par photomontage la fausse rencontre de Mao Tsé Young et Siaka Stevens, le président de la Sierra Leone, pour illustrer – sans un mot – la menace de l’influence chinoise sur l’Afrique. 44 ans plus tard, en 2020, Katharina Sieverding prouve qu’elle n’a rien perdu de sa sagacité en superposant l’image d’une récente conférence du président chinois Xi Jinping en pleine pandémie de Covid-19 à un cliché de policiers et militants lors des manifestations Black Lives Matter aux États-Unis, et les drapeaux respectifs des deux pays, dans un collage numérique si dense qu’il en devient illisible. L’occasion de confronter deux des plus grandes puissances mondiales, mises à l’épreuve par une actualité inquiétante.

Katharina Sieverding, “THE GREAT WHITE WAY GOES BLACK” (IX/1977) © Katharina Sieverding, VG Bild-Kunst, Bonn 2021 Katharina Sieverding, “THE GREAT WHITE WAY GOES BLACK” (IX/1977) © Katharina Sieverding, VG Bild-Kunst, Bonn 2021
Katharina Sieverding, “THE GREAT WHITE WAY GOES BLACK” (IX/1977) © Katharina Sieverding, VG Bild-Kunst, Bonn 2021

2. Parce qu’elle a fait de l’autoportrait un manifeste, à la fois formel et social

 

 

Casquette rouge vissée sur la tête, bustier blanc légèrement transparent et verre à la main, la jeune Katharina Sieverding émerge d’un fond noir et semble en pleine soirée festive. Mais le contexte de ce cliché, accroché dans la première salle du musée, est loin d’être aussi joyeux : en plein été 1977, la foudre frappe New York et provoque dans la ville une panne d’électricité qui durera plus de 24 heures. Si les plus aisés en profiteront pour organiser d’immenses fêtes, la criminalité prolifèrera dans les quartiers les plus défavorisés. L’inscription  “The Great White Way Goes Black” sur le cliché de l’artiste dénonce par le jeu de mot ce grand déséquilibre, les inégalités raciales et sociales autant que la chute symbolique de la Grosse Pomme dans les ténèbres. Dès ses premières œuvres, Katharina Sieverding n’hésite pas à se mettre en scène pour incarner ses messages et interroger sa propre position. Très critique envers le racisme, le sexisme ou encore l’impérialisme occidental, la jeune femme se déguise volontiers en parfait cliché californien ou texan aux côtés d’hommes ou femmes orientaux en tenue traditionnelle, pour incarner l’américanisation du monde.

 

Bien avant l’apparition du selfie et des filtres Instagram, la photographe redouble d’idées pour transformer sa propre image : poussière d’or sur Polaroid, solarisation pour donner à son visage une peau rouge vif ou bleu Klein, ou encore techniques de radiographie inspirées par son père radiologue, qui lui permettront de passer son corps comme aux rayons X… Alors que la fluidité des genres fait florès dans la photographie contemporaine, l’artiste la devance lorsqu’en 1973, elle et son mari Klaus Mettig se parent chacun des atours du genre opposé. Plus de 300 photographies en noir et blanc réalisées en rafales forment alors un immense trombinoscope éclairé par des néons jaunes, où le regard se perd dans l’ambiguïté de centaines de visages fardés, comme dans un jeu des sept erreurs. L’artiste, qui s’oppose explicitement aux hiérarchies entre les deux genres, préfère mettre le spectateur face à l’interrogation : qu’est ce qui fait une femme ou un homme ? “Dire que le genre change au fil de nos vies successives est la meilleure manière de résoudre le problème du genre, nous précise-t-elle aujourd’hui. Donc, si je devais me réincarner, ce serait en homme.”

Katharina Sieverding, “XI/78, SCHLACHTFELD DEUTSCHLAND” (1978). © Katharina Sieverding, VG Bild-Kunst 2021 Foto: © Klaus Mettig, VG Bild-Kunst 2021 Katharina Sieverding, “XI/78, SCHLACHTFELD DEUTSCHLAND” (1978). © Katharina Sieverding, VG Bild-Kunst 2021 Foto: © Klaus Mettig, VG Bild-Kunst 2021
Katharina Sieverding, “XI/78, SCHLACHTFELD DEUTSCHLAND” (1978). © Katharina Sieverding, VG Bild-Kunst 2021 Foto: © Klaus Mettig, VG Bild-Kunst 2021

3. Parce qu’elle détournait la presse bien avant le règne des fake news

 

 

Fascinée par l’image autant que par l’actualité, Katharina Sieverding identifie rapidement une source abondante et inépuisable d’inspiration : la presse. Des journaux et revues qu’elle feuillette et amoncelle constamment, l’artiste extrait images, unes et fragments d’articles, dont certains réapparaîtront plus tard dans ses tirages grand format. Le climat de terreur instauré en Allemagne par la Fraction armée rouge (organisation d'extrême gauche qui mena des attentats en Allemagne de l'Ouest entre 1968 et 1998), le traitement du conflit entre Russie et Syrie… Isolés puis recontextualisés dans ses œuvres, tous ces éléments lui permettent de montrer comment, sur tous ces sujets, l’opinion de chacun peut être influencée, voire complètement bouleversée, par l’agencement des mots comme des photos utilisés pour produire l’information. Alors que l’intervention visuelle de l’artiste embrume et détourne les traces visuelles et textuelles de ces événements, des sources considérées comme sûres voient soudainement vaciller leur autorité et leur vérité intangibles.


Très populaire en Allemagne, le magazine d’investigation Der Spiegel fournit à Katharina Sieverding la matière de nombreuses créations et même, en 2013, d’un projet à part entière : sur une dizaine de tirages, elle compile quatre couvertures en noir et blanc de différents numéros, et opère des rapprochements symboliques immédiats entre leurs protagonistes par simple jeu d’association. Ainsi, les visages de Lady Di, Romy Schneider et Marilyn Monroe réunis semblent incarner le récit d’un idéal féminin au destin tragique, tandis que ceux de Barack Obama, Oussama Ben Laden, Vladimir Poutine et Mahmoud Ahmadinejad juxtaposés évoquent les menaces rivales de grandes puissances armées. Au risque de choquer, l’artiste associe même les portraits de Nelson Mandela et du Dalaï Lama à celui d’Adolf Hitler, laissant ainsi le spectateur tirer ses propres conclusions de cet assemblage audacieux. Mais c’est sans doute en 2015 que Katharina Sieverding, qui s’est toujours défendue de faire un art de propagande, réalise l’une de ses œuvres les plus étonnantes : un alignement en noir sur rouge et rouge sur noir de 175 noms, adjectifs, titres et expressions utilisés dans la presse pour la décrire. Tel est désormais l’autoportrait qu’elle préfèrera livrer plutôt que son propre visage, tendant aux gloseurs et autres voyeurs à l’affût le miroir cynique de leur outrecuidance.

 

 

Katharina Sieverding, “Regarder le soleil à minuit”, jusqu'au 9 janvier au Museum Frieder Burda, Baden-Baden.

Katharina Sieverding, “DIE SONNE UM MITTERNACHT SCHAUEN VCS” (2013) © Katharina Sieverding, VG Bild-Kunst Bonn 2021 Foto: © Klaus Mettig, VG Bild-Kunst Bonn 2021 Katharina Sieverding, “DIE SONNE UM MITTERNACHT SCHAUEN VCS” (2013) © Katharina Sieverding, VG Bild-Kunst Bonn 2021 Foto: © Klaus Mettig, VG Bild-Kunst Bonn 2021
Katharina Sieverding, “DIE SONNE UM MITTERNACHT SCHAUEN VCS” (2013) © Katharina Sieverding, VG Bild-Kunst Bonn 2021 Foto: © Klaus Mettig, VG Bild-Kunst Bonn 2021