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Numéro
06

Comment Gregory Crewdson réalise ses photos dignes d'une superproduction de cinéma

PHOTOGRAPHIE

À l'occasion de son exposition à la galerie Templon - Paris, le photographe Gregory Crewdson raconte les dessous de trois photos de sa série Eveningside. 

  • Gregory Crewdson, “Morningside Home for Women” (2021-2022)

  • Juliane Hiam et Gregory Crewdson sur le set de "Morningside Home for Women", 2021. Photo par Harper Glantz.

  • Sur le set de "Morningside Home for Women", 2021. Photo par Harper Glantz.

© Crewdson Studio. Courtesy the artist and TEMPLON, Paris — Brussels — New York.

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Ses images respirent un sentiment de solitude. Pourtant, leur production requiert une équipe de quarante personnes, des mois de préparation et des éclairages et équipements semblables à ceux utilisés sur le tournage d'un film… Alors que Gregory Crewdson explore un nouveau pan esthétique de son travail en réalisant sa première série de photographies en noir et blanc, il revient pour Numéro sur les dessous de trois clichés, actuellement présentés dans son exposition à la galerie Templon - Paris.

 

Gregory Crewdson : “Un policier a dû intervenir pour que le shoot ait lieu”

 

 

“J’ai découvert la rue photographiée dans “Morningside Home for Women” (2021-2022) en roulant de quartier en quartier à North Adams [Massachusetts]. J’étais à la recherche d’un endroit qui inspirerait ma prochaine histoire. Je me suis alors retrouvé face à cette rangée de maisons dépareillées, installée devant un paysage montagneux et sous tous ces croisements de câbles téléphoniques. J’ai alors directement su que ça serait le prochain lieu d’une de mes séries photos. Mais, avant tout ça, mon équipe et moi devons dégoter les autorisations nécessaires. En plus de notre production digne d’un tournage de cinéma, on doit faire fermer les rues pendant plusieurs jours, faire enlever les voitures de tout le voisinage, installer des machines pour créer du brouillard, des perches pour les lumières… Mais le plus compliqué n’était même pas tout ça : le propriétaire de la maison au premier plan ne voulait pas participer au projet ! Il a finalement accepté après qu’un policier local, chargé de fermer la rue pour nous, l’a convaincu. Et on a transformé sa maison en sorte de lieu d’accueil pour femmes en détresse. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est l’idée qui m’est venue en tête lorsque j’ai découvert cette rue. J’ai donc voulu placer une femme avec un bracelet d’hôpital, debout en plein milieu de la route, face au porche et juste à côté d’un taxi – j’adore les taxis, car ils sont transitionnels, ils vous transportent de lieu en lieu. D’ailleurs, ce sont les trois points de la photo que j’ai décidé d’éclairer : le porche, la femme, et le taxi. Ce qui dessine comme une trame dont on ne connait ni le début, ni l’issue. C’est toujours au spectateur de faire ses propres interprétations, d’inventer sa version de l’histoire qui est en train de se dérouler. ”

  • Gregory Crewdson, “Eveningside Family Doctor” (2021-2022)

  • Adrianne David (Art Department) sur le set de “Family Doctor”, 2021. Photo par Brandon Taylor.

  • Sur le set de “Family Doctor”, 2021. Photo par Harper Glantz.

  • Sur le set de “Family Doctor”, 2021. Photo par Harper Glantz.

  • Ariana Taylor (Casting Assistant) sur le set de “Family Doctor”, 2021. Photo par Harper Glantz.

  • Sur le set de “Family Doctor”, 2021. Photo par Harper Glantz.

© Crewdson Studio. Courtesy the artist and TEMPLON, Paris — Brussels — New York.

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Gregory Crewdson : “J'ai conçu ici une atmosphère inquiétante, voir dérangeante...”

 

“À l'origine, la photographie “Eveningside Family Doctor” (2021-2022) ne devait pas se faire à cet endroit-là ; j’avais trouvé un autre lieu, qui a soudainement fermé pour construction avant même que je n’ai pu faire une demande d’autorisation. Et puis j’ai finalement découvert ce bâtiment abandonné à quelques pâtés de maisons de la photo précédente. Le propriétaire était en train de le vendre, on n’a donc eu qu’une petite fenêtre pour réaliser cette photo, alors même qu’on y a entièrement recréé tout un intérieur ! Avec un bureau de docteur, une salle d’attente, une salle de consultation et cette infirmière, assise dehors sur une voiture… Je souhaitais créer un environnement hors du temps, que ce soit dans le décor, dans les vêtements ou même avec ce véhicule, qui semblent à la fois modernes mais aussi totalement passés. Pour l’anecdote, lorsqu’on a trouvé cette voiture, elle était entièrement recouverte de fiantes d’oiseau : j’ai refusé de la nettoyer, je trouvais ce détail parfait pour la photo. Aussi, coïncidence ou non, dans la boite à gants, on a trouvé un diplôme de médecin…  Ici, j'ai conçu une atmosphère inquiétante, voire dérangeante, avec cette infirmière qui attend un bus qui ne semble jamais arriver, située pile dans l’axe du regard totalement perdu du petit garçon en train de se faire ausculter. J’ai aussi reculé ma caméra pour capturer les environs industriels derrière et ce garage abandonné juste à côté – et on a à nouveau ajouté un peu de brouillard. J’aime l'idée d'un cabinet médical situé dans un endroit complètement délabré. Il s’en dégage une certaine forme d'étrangeté. Iriez-vous consulter ce médecin ? Personnellement, je ne pense pas que je lui ferais confiance… D’ailleurs, il y avait un docteur présent dans la photo originale, en face du garçon. Mais je trouvais qu’il y avait trop de personnages dans la composition, alors je l’ai effacé.”

  • Gregory Crewdson, “Eveningside Tattoo” (2021-2022)

  • Sur le set de “Eveningside Tattoo”, 2021. Photo par Harper Glantz.

  • Ariana Taylor (Casting Assistant) sur le set de “Eveningside Tattoo”, 2021. Photo par Harper Glantz.

© Crewdson Studio. Courtesy the artist and TEMPLON, Paris — Brussels — New York.

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Gregory Crewdson : “Je souhaite créer un sentiment d'effroi et de solitude...”

 

“Avec “Eveningside Tattoo” (2021-2022), il s’agit aussi d’un endroit complètement vacant. Je suis souvent inspiré par ces boutiques ou par ces bâtiments abandonnés. Le seul problème, c’est qu’on ne savait pas à qui appartenait l’immeuble. C’est grâce à des personnes qui se trouvaient dans un bar un peu plus bas dans la rue, qui ont fait équipe avec nous, que l'on a pu retrouver le propriétaire. Ici, j’ai directement eu l’idée de reproduire un salon de tatouage – j’aime l’idée de se dessiner sur la peau, de raconter une histoire sur soi-même. On a recréé un intérieur, on a repeint les murs, on a ajouté ces panneaux pour indiquer qu'il s'agit d'une boutique… Certains pourraient me demander pourquoi je n’ai pas simplement choisi un vrai salon de tatouage, mais mes photographies sont toujours des inventions, et sont autant à propos de ce qui est visible que de ce qui ne l’est pas. Ici, à l'image de toutes mes compositions, il n’y a que très peu de décor, et les détails ne nous donnent pas réellement d'informations sur ce que peut bien être cet endroit. À nouveau, c’est au spectateur de faire sa propre interprétation. On voit cette femme seule, avec sa robe ouverte dans le dos dévoilant un tatouage parfaitement rond, et qui est en train d’observer son miroir. Je souhaitais travailler sur son reflet, ce qui m’a causé beaucoup de difficultés du fait de toutes ces vitres qui reflétait les alentours. Alors on a fait installer une énorme façade d’environ quinze mètres de haut et recouverte de tissu noir afin de bloquer les lumières extérieures. En suite, j’ai pu capturer le reflet de cette femme et j’en ai fait un montage afin de l’ajouter sur une des vitres. Cette photographie est celle qui m’a donné le plus de difficulté en terme d’organisation pour cette série. Surtout, c’était la première fois que je faisais des compositions en noir et blanc ; j’étais inspiré par toutes ces photographies historiques et par les films noirs du milieu du 20e siècle. En abandonnant les couleurs, je souhaite créer un sentiment d’effroi ou de solitude, tout en gardant cet aspect très esthétique permis par le noir et le blanc.”

 

 

Exposition “Eveningside” par Gregory Crewdson, du 8 novembre au 23 décembre 2023 à la galerie Templon, Paris 3e.

 

 

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