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Numéro
08

De Sophie Calle à Michel Journiac, l'obsession des photographes pour... leur mère

PHOTOGRAPHIE

Présentée jusqu'au 25 février prochain au Bal, l'exposition “À partir d'elle. Des artistes et leur mère” réunit les œuvres de vingt-cinq artistes contemporains centrées sur une figure des plus universelles : la mère, et les multiples sentiments que celle-ci peut inspirer, entre admiration et tendresse, mais aussi la tristesse liée à sa disparition. En pleine semaine de Paris Photo, focus sur des photographes ayant fait de leur mère une obsession, de Michel Journiac à Sophie Calle en passant par les époux Anna et Bernhard Blume.

Michel Journiac, “Propositions pour un travesti inc estueux et masturbatoire” (1975). © Michel Journiac © Adagp, Paris, 2023.

1. Michel Journiac

 

Grande figure de l’art corporel en France, Michel Journiac (1935-1995) fait très tôt du travestissement l’une des pierres angulaires de sa pratique visuelle et performative. En endossant différents costumes, l’artiste interroge et souligne les normes qui régissent notre existence, des rôles assignés par la société à la religion et, bien sûr, les questions de genre, qui passionnent cet adepte de la métamorphose. Dès les premiers personnages féminins qu'il campe devant l'objectif, l’artiste se coiffe de la même perruque : celle de sa mère, dont il fait ainsi son modèle ultime. Dans une série de photographies de 1972, le Français se dévoile tour à tour vêtu comme elle puis comme son père, qui apparaissent tous deux à ses côtés, bienveillants et affectueux, dans les images. Utilisés comme tracts par l’artiste, ces clichés baptisés Hommage à Freud expriment tout son scepticisme envers la psychanalyse : l'artiste s'oppose notamment à une analyse de l’homosexualité au prisme d'un rapport complexe entre le fils et sa mère, rappelant que sa propre sexualité a bien été acceptée par ses deux parents. Michel Journiac continuera à explorer le genre au fil de sa carrière, avec notamment sa série 24 heures de la vie d'une femme ordinaire. Réalités / Fantasmes (1974), où l’artiste se mettra dans la peau d’archétypes féminins aussi divers que la femme au foyer, la prostituée, la religieuse et la femme d’affaires.

Sophie Calle, de l’installation “Pôle Nord” (2008). © Sophie Calle © Adagp, Paris, 2023.

2. Sophie Calle

 

Artiste du souvenir et de l’intime, Sophie Calle n’a eu cesse de retranscrire ses propres expériences dans ses œuvres, entre photographies, films, performances, textes et installations composées d’objets en tous genres. Il n’est donc pas surprenant de trouver dans sa carrière plusieurs références à sa mère, dont la mort en 2006 a marqué un véritable tournant dans la vie et la pratique de l’artiste française. À son chevet durant ses derniers jours, Sophie Calle l'a par exemple filmée dans son lit, très malade voire à l’agonie, alors que son pronostic vital était encore incertain. Six ans après son décès, l’artiste lui a également rendu hommage dans une exposition à l’église des Célestins à Avignon, au sein de laquelle elle lui consacrait un autel et lisait son journal intime, manière de faire la paix avec son deuil. Mais avant cela, le projet Pôle Nord représentait une étape fondamentale dans l’acceptation de sa disparition. En 2008, Sophie Calle a participé à un voyage dans l’Arctique dans le cadre d’un projet artistique collectif, réalisant ainsi l’un des rêves que sa mère n’avait pas pu exaucer de son vivant : se rendre au pôle Nord. Dans le sol enneigé près de l’océan, la Française a alors enterré son portrait, son collier Chanel et sa bague en diamants qu'elle avait pris avec elle avant de les recouvrir d’une pierre, manière de lui ériger une tombe dont le devenir sera livré aux aléas du paysage. L’artiste retracera ce périple intimement personnel dans une installation composée de photographies et vidéos, où ces objets intimes et emplis d'histoire rencontrent cet environnement glaciaire.

Ragnar Kjartansson, “Me and My Mother 2015” (2015). © Ragnar Kjartansson. Courtesy of the artist, Luhring Augustine, New York and i8 Gallery, Reykjavik.

3. Ragnar Kjartansson

 

Dans la première salle de l’exposition au Bal, trois écrans juxtaposés présentent la même scène : un homme debout devant une bibliothèque et, à sa droite, une femme plus âgée. Tous deux sont silencieux et impassibles jusqu’à ce que, soudainement, cette dernière tourne la tête vers son voisin pour lui cracher au visage. Tous les cinq ans depuis 2000, Ragnar Kjartansson se filme aux côtés de sa mère pour reproduire cette action pour le moins déroutante. Derrière la violence de ce geste insultant et dégradant, auquel le fils reste impassible, transparaît une certaine complicité familiale : depuis vingt ans, ce rituel a créé entre les deux parents un moment d’échange privilégié. À travers cette série au long cours, l'artiste islandais démontre également son sens de la dramaturgie : fils d’une mère actrice et d’un père metteur en scène, l’homme a baigné dans le monde du spectacle dont il a très tôt acquis les codes. À l’instar de la série Me and My Mother, plusieurs autres performances théâtrales jouent d’ailleurs avec la répétition : dans The Visitors, réalisée en 2012, neuf écrans différents dévoilent des musiciens amateurs et professionnels en train d’interpréter la même chanson, tandis que dans Mercy, Ragnar Kjartansson, grimé en Elvis Presley, chante une même phrase pendant dix minutes. Autant de preuves de son humour grinçant, flirtant avec l’absurde. 

Anna et Bernhard Blume, “Flugversuch”, de l'ensemble “Ödipale Komplikationen?” (1977-1978). © Estate of Anna and Bernhard Blume ; VG Bild - Kunst, Bonn, 2023 / Courtesy Kicken Berlin. © Adagp, Paris, 2023.

4. Anna et Bernhard Blume

 

Renversantes, les photographies d’Anna et Bernhard Blume sont immédiatement reconnaissables : dans des intérieurs domestiques ou des décors naturels en noir et blanc, l'image se floute et se secoue, les tables tremblent, les objets volent et les corps tombent à la renverse. Depuis la fin des années 60, le couple de photographes allemand est en effet passé mettre dans ces mises en scène loufoques voire surréalistes dans lesquels ils apparaissent eux-mêmes, soumis à ces secousses et phénomènes d’apparence surnaturels dont les effets progressent au fur et à mesure des images. Un univers dans lequel Bernhard Blume a, en 1977 et 1978, invité sa propre mère. Dans l'une de ses séries, ces derniers, assis sur un canapé dans un salon ordinaire, perdent soudainement l’équilibre se trouvent au fil des clichés envoyés en l’air puis balancés sur le dossier du sofa, alors que leur environnement se met peu à peu sens dessus dessous. Jusqu’à ce que leurs corps disparaissent complètement dans le flou de l’image, pris dans un tourbillon qui signale l’intensification de ces remous. Si la séquence semble inattendue voire brutale, elle témoigne aussi de la relation bienveillante entre les deux parents : c’est en effet la mère de Bernhard Blume qui, conquise par le travail des époux, aura insisté pour participer à l’une de leurs actions photographiques. 

Rebekka Deubner, de l’ensemble “Strip” (2022 - 2023). © Rebekka Deubner.

5. Rebekka Deubner

 

Dans l’un de ses premiers grands projets, Rebekka Deubner s’est intéressée aux stigmates de la catastrophe de Fukushima sur les humains, les plantes et les animaux. En 2022, c’est d’un événement bien plus proche et intime que la photographe franco-allemande a souhaité explorer les traces : la mort de sa mère. Là où Sophie Calle documentait son périple pour enterrer les bijoux de la sienne, la jeune femme a réalisé une série de photogrammes à partir de vêtements maternels récupérés suite à son décès, objets inévitablement chargés de souvenirs mais aussi imprégnés du corps de leur propriétaire. Sur la surface sensible du papier photo, l’artiste a alors disposé débardeur, jupe, chemise ou encore soutien-gorge ayant appartenu à sa mère avant de les éclairer en chambre noire pour en garder l’empreinte. En résulte une série d’images où les fragments textiles pliés et aplatis par l’image, la lumière et les filtres colorés forment des compositions géométriques qui rappellent aussi bien des peintures abstraites que des radiographies du corps humain. “Au départ, c’était plutôt une envie des faire des images à partir de celle qui a laissé un vide de sa mère, explique la photographe. Composer plutôt que restituer.” Afin de compléter ce projet, la jeune femme s’est également filmée en train de revêtir ces vêtements en les superposant, jusqu’à limiter et contraindre ses propres mouvements par le poids du tissu et, plus implictement, celui du deuil.

 

“À partir d'elles. Des artistes et leur mère”, jusqu'au 25 février 2024 au Bal, Paris 18e.