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Numéro
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Mark Rothko : qu'attendre de son impressionnante rétrospective à la Fondation Louis Vuitton ?

Art

La Fondation Louis Vuitton inaugure ce mercredi 18 octobre une magistrale rétrospective de Mark Rothko, qui éclaire, outre les chefs-d’œuvre du peintre américain, des facettes moins connues du maître. Un voyage dans la lumière ouvrant une voie royale vers l’émotion.

  • Mark Rothko, “Green on Blue (Earth-Green and White)” (1956).

  • Mark Rothko, “Blue and Gray” (1962).

Crédit artiste : © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko - Adagp, Paris, 2023.

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Mark Rothko à la Fondation Louis Vuitton : une plongée sensorielle dans l'œuvre fascinante de l'artiste

 

C’est une peinture qui ne se dit pas mais qui se vit. Dès l’entrée dans la grande rétrospective consacrée à Mark Rothko (1903-1970) par la Fondation Louis Vuitton, le décor est planté : nous, visiteurs, nous apprêtons à plonger dans une œuvre si riche et émouvante que l’expérience se passe de mots. D’un tableau à l’autre, la couleur attrape le regard et le perd dans ses méandres. Les “bandes” horizontales aux lignes indéfinies et diffuses “empilées” sur la toile, qui, dès la fin des années 40, ont fait la notoriété mondiale du peintre américain, saisissent par leur vibration au point de paraître déborder de leur support. On se sent comme absorbé, captif de ces horizons infinis ou de ces mers imaginaires aux teintes hallucinées. De ces paysages mentaux, ne reste plus que l’essence : celle de la lumière et des contrastes colorés, dont la rencontre génère au sein des œuvres un dialogue continu. Le discursif cède la place au sensoriel et au triomphe de l’émotion.

 

Présentée jusqu’au printemps prochain, la rétrospective Mark Rothko impressionne autant qu’elle interroge : pourquoi un artiste aussi reconnu et populaire dans le monde entier – dont l’œuvre, entrée dans tous les livres d’histoire de l’art du 20e siècle est ancrée dans l’inconscient collectif – n’a-t-il pas rencontré plus de visibilité en France ? Commissaire associé de l’exposition et “gardien”, comme il aime à se décrire, de la collection de son père, Christopher Rothko émet quelques hypothèses : de son vivant, l’artiste américain, peu enclin à quitter son studio pour voyager, n’a passé que quelques jours à Paris. Il entretenait une relation privilégiée avec le Royaume-Uni, tandis que son principal marchand en Europe, Ernst Beyeler, s’était plutôt concentré sur la Suisse et l’Allemagne. Ainsi, aujourd’hui, seuls deux Rothko se trouvent dans l’immense collection du Centre Pompidou – une lacune que cherchait déjà à combler sa grande exposition au musée d’Art moderne de Paris, en 1999.

  • Henry Elkan, Mark Rothko tend le bras pour peindre la toile dans l’ atelier de la 53e Rue, New York, 1953. © Henry Elkan © 2005 Kate Rothko Prizel and Christopher Rothko.

  • Mark Rothko, “The Omen of the Eagle” (1942).

  • Mark Rothko, “Untitled (The Subway) (Subway Station)” (1937).

  • Mark Rothko, “No. 21 (Untitled)” (1949).

Crédit artiste : © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko - Adagp, Paris, 2023.

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Commissaire de cette dernière, comme de celle de la Fondation Louis Vuitton vingt-cinq ans plus tard, Suzanne Pagé ne cache pas son enthousiasme  devant ce projet inédit : “Cette nouvelle exposition est vraiment nécessaire à tout un chacun : elle nous donne accès à la transcendance.” Une transcendance favorisée par les moyens colossaux déployés par l’institution sise au bois de Boulogne : 115 œuvres sont ici réunies, dont beaucoup n’ont jamais été montrées en France, et 30 sont issues de la collection de la famille Rothko. Une manière d’apprécier pleinement, dans un ordre globalement chronologique, un travail étalé sur quatre décennies.

 

Mark Rothko, un artiste plus ombrageux qu'il n'y paraît

 

La proposition de la Fondation réussit le pari d’une rétrospective : dévoiler la complexité d’une œuvre tout en contrecarrant les poncifs et les préjugés. Ainsi, à ses contemporains qui le qualifiaient de coloriste, Mark Rothko répondait qu’il recherchait la lumière. À ceux qui, aujourd’hui, verraient sa peinture comme exclusivement abstraite, l’exposition présente de nombreuses toiles figuratives des années 30 et 40 (parfois qualifiées de néo-surréalistes) qu’il peignit avant d’être estampillé comme une figure de l’expressionnisme abstrait, étiquette qu’il jugera lui-même trop “aliénante”. Enfin, à ceux qui imagineraient derrière ses toiles un homme solaire et apaisé, la rétrospective présente un artiste solitaire, parfois ombrageux, dont l’œuvre “emprisonne la violence la plus absolue dans chaque centimètre carré de [sa] surface”, comme il le disait lui-même. Cette violence, c’est bien sûr celle des pogroms qui émaillèrent son enfance en Russie et motivèrent l’exil de sa famille aux États-Unis, mais surtout celle d’une vie intérieure tourmentée. “Rothko a continuellement cherché à exprimer le drame humain à travers les émotions fondamentales : le tragique, la mort, l’extase, commente Suzanne Pagé. Ce dont parle son art, c’est de l’obsession d’être mortel.

  • Mark Rothko, “Untitled (Black on Gray)” (1969).

  • Mark Rothko, “No. 9 (White and Black on Wine) (Black, Maroons and White)” (1958).

  • Mark Rothko, “Sketch for "Mural No. 6" (Two Openings in Black over Wine) (Black On Maroon) [Seagram Mural Sketch]” (1958).

Crédit artiste : © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko - Adagp, Paris, 2023.

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Chefs-d'œuvre jamais exposés, salle de la Tate Modern : une rétrospective d'une grande richesse

 

De ses peintures de scènes quotidiennes du métro new-yorkais au début de sa carrière à sa série de toiles bicolores Black on Gray (1969-1970), l’exposition de la Fondation Louis Vuitton déroule en effet la trajectoire d’un homme en quête constante d’absolu. Si, au fil des tableaux, les formats de Mark Rothko s’agrandissent, ses couches de peinture s’amenuisent et ses couleurs s’assombrissent, son fils a veillé à ce que la sélection présentée empêche de relire son œuvre à travers le prisme de son suicide en 1970, à l'âge de 66 ans : “J’ai tenu à montrer à quel point ses dernières œuvres débordent de lumière et de couleur. Même ses peintures noir et gris sont bien plus riches et vivantes qu’on le pense.” Une intensité qui a requis une grande précision dans l’accrochage : dans le respect des règles édictées par l’artiste à la fin de sa vie, l’équipe de la Fondation Louis Vuitton a recouvert les murs d’un blanc cassé discret, et opté pour des éclairages doux, souvent individuels, qui installent un rapport intime entre le visiteur et la toile. “C’est une œuvre d’une grande fragilité qu’il ne faut pas éclabousser de lumière, explique Suzanne Pagé. D’ailleurs, moins ses toiles sont éclairées, plus leurs couleurs s’affirment.”

 

Coup de maître de l’exposition : la reproduction de la salle des Seagram Murals (1958) à la Tate Modern, commandée jadis à Rothko par le musée britannique, dont les neuf toiles ont voyagé à Paris pour être mises en scène dans leur disposition d’origine, au millimètre près. Leurs couleurs pourpres et leurs larges dimensions enveloppent aujourd’hui le spectateur et l’invitent dans le temps suspendu de la contemplation et de l’“immersion” – un terme aujourd’hui très galvaudé dans le monde de l’art, qui regagne ici ses lettres de noblesse. Pour parfaire cette expérience unique d’une œuvre résolument mélodieuse, le grand compositeur allemand Max Richter, admirateur du peintre, a d’ailleurs mis en musique tous les espaces de l’exposition. “Mon art n’est pas abstrait, il vit et respire”, disait un jour Mark Rothko. On ne saurait le contredire.

Mark Rothko, du 18 octobre 2023 au 2 avril 2024 à la Fondation Louis Vuitton, Paris 16e.