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Numéro
06

Expo : au musée du Quai Branly, l'ayahuasca ouvre les portes d'un nouveau monde

Art

À quoi ressemble le monde sous l'emprise de l'ayahuasca ? Jusqu'au 26 mai, l'exposition “Visions chamaniques” au musée du quai Branly-Jacques Chirac explore les effets de cette plante hallucinogène, qui trouve ses origines dans une communauté autochtone de l'Amazonie péruvienne, à travers la manière dont son expérience a façonné la création artistique, de cette région jusqu'à l'Occident. Un voyage captivant dans les profondeurs de l'âme humaine.

  • Chonon Bensho, “Moatian jonibo” (2022). Courtesy de l’artiste / © The Shipibo- Conibo Center / © W-Galería.

  • David Díaz Gonzales/ Isá Rono, “Des femmes shipibo-konibo entourent une mère avec un bébé dans les bras” (2022). © David Díaz Gonzales /Isá Rono / Courtesy de l’artiste.

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En 1990, lorsqu’un journaliste lui demande s’il serait capable de créer sans drogue, l’écrivain William S. Burroughs rétorque spontanément : “Je ne crois pas.” Une réponse éloquente du romancier américain, dont l’œuvre s’est grandement nourrie d'expériences avec l’alcool, l’héroïne, la morphine ou encore l’opium, au point que celles-ci fassent partie intégrante de son mode de vie et de création. Parmi ses nombreuses expériences, l'une a marqué un tournant majeur dans sa vie : celle de l’ayahuasca, testée lors de son voyage en Amérique du Sud. Le breuvage, réalisé à l’aide de lianes de la plante indigène Banisteriopsis, possède en effet la vertu de faire vivre à celui qui l’ingère une expérience mystique proche de la transe. Lui viennent alors des visions et présences hallucinatoires, tandis que la perception sensorielle se trouve transformée et décuplée – autant de bouleversements dont le corps, d’après les croyances, sortira purifié. Depuis plusieurs siècles, cet état si singulier de conscience, qui semble inviter le rêve dans le cadre de la réalité, est au cœur des rites collectifs et traditionnels des Shipibo-Konibos, peuple autochtone de l’Amazonie péruvienne qui utilise cette préparation à des fins cérémonielles, spirituelles et thérapeutiques. De leurs expériences à l'ayahuasca a émergé une production artistique fascinante et énigmatique, dont l’exposition “Visions chamaniques” présente, jusqu’au 26 mai 2024 au musée du quai Branly-Jacques Chirac, un aperçu engageant. Et livre quelques clés pour mieux comprendre ces formes d’élévation de l'esprit inédites, qui a progressivement conquis les artistes et écrivains occidentaux à l'heure de la mondialisation, et continue d'inspirer de nos jours.

 

 

De l'ayahuasca aux motifs sur textile et céramique

 

“La liane de l’ayahuasca permet de se connecter avec l’invisible”, résume en vidéo une femme Shipibo-Konibo, alors en pleine préparation de la marmite dans laquelle elle fera cuire les plantes, ensuite ingérées lors de rites collectifs. Si cette première cuisson provoque habituellement nausées et vomissements, il faudra attendre la deuxième pour connaître les visions tant attendues, dont l'invocation se double traditionnellement de chants chamaniques. Malgré son caractère “invisible”, le monde rencontré lors de cette expérience mystique génère dans la plupart des esprits des formes précises : lignes régulières et serrées, courbes ou droites, formant des croix, carrés, triangles et autres petits ronds qui, ainsi réunis, dessinent une sorte de labyrinthe… Les Shipibo-Konibos ont donné un nom à ces motifs, kené, et leur ont même attribué plusieurs significations selon les dessins d’après leurs propres croyances – l'un évoque les ailes des oiseaux, l'autre l’esprit de l’œil – avant de tenter de les reproduire par eux-mêmes.

 

 À l’instar d’autres dessins abstraits et géométriques rencontrés dans de nombreuses civilisations, entre les moucharabieh au Maroc et les asanoha au Japon, le kené est également porteur d’une histoire séculaire : qu’il soit peint sur le textile ou la céramique, ses techniques sont transmises de génération en génération, la plupart du temps de mère en fille, et sont généralement gages de protection. Les œuvres récentes d’artistes contemporaines indigènes présentées dans l’exposition en attestent : d’une expérience intérieure et personnelle, l’ayahuasca a fait naître une tradition créative, ouvrant sans cesse à de nouvelles relectures. Dans l’une de ses broderies sur coton, l’artiste Shipibo-Konibo Chonon Bensho a par exemple réinterprété la Vénus de Botticelli avec des personnages de sa communauté et un paysage orné exclusivement de motifs kené.

  • Sara Flores, “Untitled (Maya Kené 2)” (2021). New York, The Shipibo-Conibo Center, collection Justin Nelson.

  • Jarre.

  • Sara Flores, “Untitled (Tanan Kené)” (2021). New York, The Shipibo-Conibo Center et Londres, White Cube Gallery.

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Des œuvres d'art fascinantes qui célèbrent la nature amazonienne

 

Présentée au-dessus des collections préhispaniques et sud-américaines du musée, l’exposition “Visions chamaniques” nous le rappelle : plutôt qu’une perspective scientifique, qui tâcherait d’étudier le fonctionnement de l’ayahuasca pour en comprendre les symptômes, c’est ici l’angle artistique qui prime, nourri de recherches ethnographiques et anthropologiques sur la communauté Shipibo-Konibo. Au fil de la visite, on plonge ainsi dans les peintures denses et colorées de l’artiste péruvien Pablo Amaringo, compositions presque boschiennes peuplées de végétation luxuriante et d’animaux fantastiques, contourne les étonnantes créatures divines sculptées dans le bois puis recouvertes de peinture et de motifs par José Tamani et Jheferson Saldaña, jusqu’à tenter de décrypter les symboles des toiles de Roldan Pinedo, lui aussi issu de la communauté péruvienne. Si plusieurs éléments récurrents – les arbres, les oiseaux, et très souvent des myriades des serpents – nous éclairent davantage sur le contenu des visions, toutes ces œuvres semblent converger vers un même but, formulé très clairement par Pablo Amaringo lui-même dans les années 90 : “préserver et respecter la nature environnante”. Difficile de ne pas y lire aujourd'hui un rappel de la situation critique de la forêt amazonienne, “poumon vert” de notre planète.

  • Anderson Debernardi, “Iniciación shamanica” (date inconnue). Courtesy de l'artiste.

  • José Tamani et Jheferson Saldaña, “El espíritu de la ayahuasca” (2002). Groupe ONANYATI Art&Cultures d’Amazonie, Courtesy des artistes / photos Jean Michel Gassend.

  • Pablo Amaringo, “Vision of the Snakes” (1987). Courtesy de l’artiste / photo Luis Eduardo Luna

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De l'Amazonie à l'Occident, les visions chamaniques se répandent

 

Il n’était qu’une question de temps avant que ces expériences transcendantes sortent de l’Amazonie. L’exposition le montre bien : l’expansion internationale des expériences à l’ayahuasca reflète l’histoire de la domination occidentale sur les Amériques, de l’exploitation coloniale de l’Amazonie au 19e siècle au développement du “tourisme chamanique” à partir de la moitié du 20e. Alors que l’on croise au musée les noms de William S. Burroughs, Allen Ginsberg ou encore Aldous Huxley, écrivains ouvertement fascinés par ces expériences, difficile de ne pas penser également aux Paradis Artificiels (1860) de Charles Baudelaire, où le poète décrivait déjà les effets créatifs du haschich que ses dangers, ou encore au Misérable Miracle (1956) de Henri Michaux, recueil de textes et de dessins réalisés par l'artiste sous l’emprise de la mescaline. Tous ces auteurs occidentaux l'ont démontré à leur manière : si les substances psychotropes et hallucinogènes peuvent, en effet, ouvrir la porte d’un autre monde et nourrir l'imaginaire, leurs qualités seront bien vite rattrapées par les nombreux dangers relevés quant à leur consommation, bien différente des rites séculaires de guérison et de divination des Shipibo-Konibos, au cœur même de la mythologie et de la philosophie de la communauté.


Il n'est pas certain que le prisme occidental, et sa conception de l'œuvre d'art bien distincte de celle des autochtones d'Amazonie péruvienne, permette un jour de comprendre véritablement les créations Shipibo-Konibos nées de l’ayahuasca. Ni que les pièces présentées dans l'exposition, au-delà de leurs incontestables qualités artistiques, ne parviennent à retranscrire précisément son expérience. En clôture de l'exposition, toutefois, le cinéaste français Jan Kounen cherche à relever ce défi grâce à la réalité virtuelle, en invitant dans un voyage hallucinatoire d'une quinzaine de minutes. Le parcours à 360°, traversant des mâchoires de serpents, bains d’arachnides, rosaces aux airs de cathédrales et autres ossuaires, offre une tentative louable de mieux comprendre ce monde occulte, bien que son expérience unisensorielle et inévitablement individuelle, privée de la connexion directe la nature, des odeurs ou encore des interactions humaines, nous tienne bien loin de l’immersion totale. Et tant mieux : afin de conserver son pouvoir exceptionnel, l'ayahuasca ne peut livrer si facilement tous ses secrets.

 

“Visions chamaniques. Arts de l’ayahuasca en Amazonie péruvienne”, du 14 novembre 2023 au 26 mai 2024 au musée du Quai Branly, Paris 7e.