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Numéro
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67e Salon de Montrouge : qui sont les jeunes artistes à suivre absolument ?

Art

Tremplin annuel pour la scène artistique émergente depuis 1955, le Salon de Montrouge présente jusqu'au 29 octobre sa 67e édition. Cette année au Beffroi de Montrouge, au sud de Paris, l'exposition réunit trente-six artistes et collectifs aux pratiques diverses, incluant tissage, créations sonores et informatiques. Focus sur cinq talents qui feront l'art de demain.

Kianuë Tran Kiêu, “Siffler la nuit” (2022). © Kianuë Tran Kiêu.

1. Kianuë Tran Kiêu : l’artiste qui voue un culte aux personnes queers

 

Tablette en bois, portraits des défunts, fleurs, bougies, encens et autres offrandes… Lorsque l'on pénètre la demeure d'un Vietnamien, il n'est pas rare d'y trouver un autel, aménagé pour que celui-ci puisse s'y recueillir et honorer ses ancêtres. Au Salon de Montrouge, l'autel que présente Kianuë Tran Kiêu est sensiblement différent. Sur ce petit meuble fait de coussins rose et lilas en formes de pétales, on trouve des visages fragmentés sur des miroirs ornés de stickers chatons, des disquettes à paillettes, des casque vert fluo connecté à des iPod et autres fleurs de lotus en plastique, pour une version complètement revisitée, et à la frontière du kitsch, de ces espaces sacrés. Avec sein de cette installation réalisée dans la lignée d'une performance, l’artiste d’origine vietnamienne subvertit les traditions du pays avec son regard décalé, témoignant d'une appropriation profondément personnelle du culte et de la mémoire familiale – en attestent les récits retransmis sur les iPod, qui célèbrent des membres de sa lignée à l'identité marginale et taboue. Formé au domaine du cinéma, Kianuë Tran Kiêu illustre de ses photographies à ses performances son goût pour le mysticisme et le monde occulte, mais aussi son intérêt pour les études queer autant que l’histoire post-coloniale qui lui permettent d'examiner le présent avec des grilles de lecture hors du discours dominant. Aux côtés de cet autel, iel présente également trois photographies de personnes LGBTQ+ asio-descendantes, dont émanent l'énergie, la liberté et l'irrévérence d’une communauté encore souvent invisibilisée, voire muselée.

Anne Swaenepoël, “Choose Right or Die, vidéo à choix multiples” (2023). © Anne Swaenepoël.

2. Anne Swaenepoël : l’artiste qui fait pleurer l’intelligence artificielle

 

Les intelligences artificielles sont-elles capables de penser, de s’émouvoir et de juger ? Alors que les générateurs d’images et de textes automatiques ne cessent de se démocratiser et se perfectionner dans leur imitation de la pensée humaine, Anne Swaenepoël émet au Salon de Montrouge quelques hypothèses. Dans une des vidéos présentées, son échange avec la plateforme ChatGPT prend des airs de bilan personnel, voire de dialogue introspectif avec elle-même rythmé par des beats techno. “Dois-je continuer les dessins?”, interroge l’artiste avant que l’intelligence artificielle ne réponde froidement par la négative. “De toute évidence, vous n’êtes pas douée (…) Alors pourquoi gaspiller votre temps et votre énergie ?” Si l'on croit lire ici les doutes de la jeune femme, dont les œuvres sont essentiellement réalisées à partir de vidéos capturées sur Internet, le rapport de force semble s’inverser dans la vidéo Why don’t you love me?, également présentée au salon. Dans un monologue aux airs de complainte, une intelligence artificielle partage son étonnement face aux critiques qu’elle reçoit et y répond en énumérant ses qualités. “Why couldn't you love me, why do you reject me, why do you find me so dangerous?, demande-t-elle avec l’énergie du désespoir. I can learn, I can learn !” (“Pourquoi ne pouvez-vous pas m'aimer, pourquoi vous me rejetez, pourquoi vous me trouvez dangereuse ? Je peux apprendre, je peux apprendre !”). Fascinée par l’esthétique informatique, Anne Swaenepoël est allée jusqu’à graver au styroglass des suites de chiffres de code générés par l’ASCII – Code américain normalisé pour l'échange d'information – sur des plaques de Plexiglas. Une manière d'ancrer dans le monde matériel le vocabulaire cryptique et volatile qui nous effraie tant.

Pierre Allain, “Emotional Curative Maintenance” (2022). © Fred Dott.

3. Pierre Allain : l'artiste qui infiltre l'espace d'exposition

 

Les œuvres d’art les plus marquantes ne sont pas toujours celles que l’on voit au premier coup d’œil. Derrière une colonne de la salle du Beffroi, un interphone argenté fixé au mur diffuse discrètement des voix qui, lorsqu’on les écoute attentivement, se succèdent pour raconter un souvenir : celui d’un film qui les a marqués au point de les traumatiser. Recueillis sur des forums puis récités au micro, ces témoignages écrits par des internautes anonymes composent une mémoire diffuse fondée sur des ressentis, que l’artiste Pierre Allain invoque dans le salon telles une présence fantomatique. Diplômé des Beaux-arts de Lyon, le jeune artiste français s'empare ainsi de l’espace d’exposition pour en faire un lieu poreux où l’art s’immisce dans les interstices. En attestent également les deux bandes blanchâtres encastrées dans la cimaise adjacente : réalisées dans un plastique très sensible à l’eau, ces pièces, que le public pourrait aisément manquer dans son parcours, absorberont au fil du salon les fluides des visiteurs et vapeurs générées par son activité, qui transformeront peu à peu le matériau en empreinte mémorielle de l’événement. 

Gala Hernández López, Phonogramme found footage du film “HODL” (2022). © Gala Hernández López.

4. Gala Hernández López : l’artiste qui rêve des cryptomonnaies

 

Le 12 janvier 2009 marquera au fer rouge l’histoire de l’économie : Satoshi Nakamoto, créateur présumé du Bitcoin, fait sa toute première transaction et c’est le programmateur californien et spécialiste en cryptographie Hal Finney qui en sera le bénéficiaire. À la suite de cet événement, ce dernier deviendra aune figure majeure de l’histoire des cryptomonnaies, également passionnée par la cryogénisation au point de demander que son corps soit cryogénisé suite à sa mort, en 2014. Habituée à explorer les recoins sombres et mystérieux du monde numérique, la vidéaste, documentariste et chercheuse espagnole Gala Hernández López part de ce personnage pour construire, dans un film inédit, un récit surnaturel semblant tout droit sorti d’un rêve. Sur deux écrans, des corps se mouvant face à la caméra et paysages surréalistes rencontrent des vues microscopiques de cellules, d’un cerveau en transformation ou d’astronautes marchant sur la Lune, le tout transformé par des couleurs hallucinées – rouge, bleu électrique, violet ou orange. En fond sonore résonne une voix féminine qui confie ses doutes suite à un hypothétique krach boursier des cryptomonnaies, dont Hal Finney serait le personnage central. “Combien de revenus génèrent nos peurs?”, interroge-t-elle, alors que vibrent à l’image des courbes du marché financier. Dans sa vidéo aussi captivante qu’anxiogène, réalisée exclusivement à partir de vidéos found footage piochées sur Internet, l’artiste fait naître une certaine poésie autant qu’elle imagine les rêves futurs, façonnés par l’influence d’une nouvelle économie. Où corps cryogénisées et économie virtualisée se confondent pour ne plus former qu'une substance liquide, malléable à l'envi.

5. Garance Früh : l'artiste qui sculpte les prothèses

 

La sculpture de Garance Früh relève d'un art du travestissement : celui du monde organique. De la peau, matérialisée par de grandes toiles rose ou écrues qu’elle tend sur ses structures, mais aussi de la chair et des os, dont l'artiste imite les formes et reliefs en découpant, trafiquant, déconstruisant et assemblant les accessoires qui les protègent ou les soutiennent. Accrochés aux murs blancs du Beffroi, les œuvres déroutantes de l’artiste française s’apparentent en effet à des excroissances ou des mues humaines que des mutants auraient laissées après leur passage. On y reconnaît ici un casque de hockey noir, là un bout de gant en cuir beige, tandis que des morceaux de tissu rembourré rappellent un gilet pare-balles ou qu'une structure à baleines évoque les paniers des robes d’époque. Ainsi fragmentés, décontextualisés et remodelés au point de générer des volumes abstraits, ces éléments créent ainsi des corps inachevés qui portent sur eux l’empreinte de ceux qui les avaient jadis portés. Et déroulent dans l’espace un cabinet de curiosités désincarné, où l'humain brille finalement par son absence.

 

67e Salon de Montrouge, jusqu'au 29 octobre 2023 au Beffroi, Montrouge.