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Numéro
15 Rencontre avec Wang Shu, symbole du renouveau de l’architecture chinoise

Rencontre avec Wang Shu, symbole du renouveau de l’architecture chinoise

Architecture

Aux côtés de sa femme, le Chinois Wang Shu a fondé à Hangzou, il y a près de vingt ans, son agence d’architecture, Amateur Architecture Studio. Ne déviant jamais de son éthique, il convoque dans ses constructions deux valeurs qui lui sont chères, la mémoire et le recyclage. Une ligne originale qui lui a valu le célèbre Pritzker Prize en 2012. Rencontre.

Pritzker Prize 2012, l’architecte chinois Wang Shu oeuvre depuis une vingtaine d’années avec sa femme Lu Wenyu au sein de l’agence Amateur Architecture Studio. Maître d’oeuvre original travaillant autour de notions comme la mémoire ou le recyclage, il détourne les savoir-faire traditionnels pour inventer une esthétique on ne peut plus contemporaine.

 

Numéro : Cela fait plus de vingt ans que vous avez fondé l’agence Amateur Architecture Studio, à Hangzhou. Êtes-vous encore un “amateur” ?

Wang Shu : Ce que j’aime dans la vie, c’est faire ce que je veux. Je crois en une certaine philosophie de l’architecture, en marge de tout système politique ou financier. Aujourd’hui, vu la puissance de tels réseaux, c’est un luxe en Chine, mais avec ma femme, c’est ce que nous essayons d’appliquer au sein de notre agence. Le vocable “Amateur” est une posture, bien sûr. En clair : une critique du système professionnel chinois en vigueur. C’est aussi une façon de remettre à l’honneur les savoir-faire traditionnels dont use n’importe quel constructeur amateur, y compris dans les villages les plus reculés. En tant qu’architecte, j’ai la possibilité d’encourager les gens, de les inciter à faire ce en quoi ils croient. Mais ensuite, c’est à eux de choisir. Je ne connais pas d’autres collègues qui pensent comme moi. Je suis un survivant. 

 

Vous souvenez-vous du moment où vous avez, pour la première fois, pris conscience de l’espace qui vous entourait ?

Oui. Je devais avoir 5 ou 6 ans et j’habitais à Pékin. À cette époque, on démolissait des fortifications pour agrandir la ville. J’ai conservé le souvenir de ces murs qui tombaient et de l’espace qui, soudain, se déployait devant moi. Un horizon infini. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles j’aime Paris. Lorsque vous vous situez sur la terrasse en haut du Centre Pompidou, vous pouvez voir la ville se déployer dessous comme une forme liquide. On dirait une mer avec des vagues. C’est merveilleux. Pouvoir voir le sol est très important : comprendre qu’on vit sur terre et non pas dans un monde de fiction.

 

L’architecture est-elle une contrainte ou une liberté ?

L’architecture est une lutte permanente, c’est pourquoi j’aime ce métier. Combattre égale désirer. Le combat permet d’inventer une liberté dans le travail et de le faire évoluer. La question se pose tout le temps : ce projet est-il vraiment réalisable ? À chaque fois, c’est un nouveau défi. Il y a sans cesse des lignes rouges à franchir. Si je sens qu’il n’y a pas de limites à dépasser, je refuse le projet. Je veux construire de nouveaux lieux qui engendreront de nouvelles sensations. Je ne dessine pas un bâtiment, mais un nouveau monde.

Zhongshan rue imperiale 2009 ©Iwan Baan Zhongshan rue imperiale 2009 ©Iwan Baan
Zhongshan rue imperiale 2009 ©Iwan Baan

“À travers mes bâtiments, je veux que les gens retrouvent les sensations liées aux montagnes et à l’eau.”

 

 

Nombre de vos projets rendent hommage aux techniques et aux savoir-faire traditionnels… Pourquoi ?

Les savoir-faire traditionnels sont aujourd’hui en perte de vitesse. Pour moi, ils sont toujours vivants et ne doivent pas être relégués au musée. Si nous arrêtons d’utiliser les compétences des artisans, les savoir-faire disparaîtront. On doit considérer l’artisanat comme une autre manière de faire de l’architecture. Tout architecte devrait être éduqué à ce langage. Notre métier repose sur l’amour des matériaux et des techniques. Si l’architecture oublie la tradition, elle prendra une voie idiote. Pendant les travaux pour la construction d’une autoroute, dans le sud de la Chine, les ouvriers ont découvert un site archéologique avec une tombe. Celle-ci était protégée par une étonnante muraille de rochers, dont l’efficacité protectrice n’était pas à remettre en question. De prime abord, j’ai cru que cette paroi venait d’être édifiée pour l’occasion. Or, elle était aussi vieille que la tombe, soit plus de 3 000 ans.

 

La peinture traditionnelle chinoise vous inspire énormément…

Elle est un univers en soi, qui convoque moult domaines, comme la philosophie, la politique, le système des valeurs… Je me suis surtout intéressé à un style pictural baptisé shanshui, qui signifie littéralement “montagne-eau”. Cette représentation de montagnes et de rivières

exprime, en filigrane, d’autres visions du monde et de la vie, telles que l’écologie et l’environnement. Des valeurs en résonance avec nos préoccupations contemporaines. À travers mes bâtiments, je veux que les gens retrouvent les sensations liées aux montagnes et à l’eau.

 

Vous semblez ne pas pouvoir vous passer de la montagne… 

Je suis né à Urumqi, dans la province du Xinjiang, à l’extrême ouest de la Chine. Une région de déserts et de montagnes. Pour moi, la montagne est une sorte de machine philosophique, c’est un sujet de réflexion et de

pensée. C’est aussi un lieu d’expérience, car la véritable expérience vient de la nature. Dans mon travail, j’essaie le plus possible d’aller vers elle, bien qu’il soit, impossible de la reproduire en tant que telle.

Musee histoire de Ningbo 2008 ©Iwan Baan Musee histoire de Ningbo 2008 ©Iwan Baan
Musee histoire de Ningbo 2008 ©Iwan Baan

“L’art, c’est la vie. L’oeuvre de Picasso m’a beaucoup influencé. Tout comme les principes tridimensionnels de Malevitch ou les systèmes musicaux élaborés par Stravinsky.”

 

Pour le musée d’Histoire de Ningbo, vous avez utilisé une technique traditionnelle de recyclage des matériaux. Comment ?

Avant ce défi qu’a été le musée d’Histoire de Ningbo, nous avions déjà réalisé plusieurs projets à petite échelle avec cette technique de récupération appelée wa pan. Traditionnellement, dans les villages, lorsqu’on construit une maison, on réutilise les matériaux des édifices démolis. Ce recyclage est une manière originale de conserver la mémoire d’un bâtiment, mais il permet surtout de construire rapidement grâce à des matériaux disponibles sur place. Ce principe est très intelligent. Dans le cas du musée, celui-ci a été érigé dans un nouveau quartier dont la construction a nécessité la démolition d’une trentaine de villages. Pour conserver la mémoire de ces villages rasés, nous avons décidé de recycler une grande masse des matériaux. C’était, pour moi, une chance de pouvoir créer une architecture contemporaine à partir de cette technique ancestrale, et ce de manière très libre. Au final, le bâtiment agrège pas moins de 84 matériaux différents. Pour un architecte, le recyclage des matériaux et l’économie des ressources devraient être des valeurs de base.

 

Les artistes vous inspirent-ils ?

L’art, c’est la vie. L’oeuvre de Picasso m’a beaucoup influencé. Tout comme les principes tridimensionnels de Malevitch ou les systèmes musicaux élaborés par Stravinsky. Il en va de même avec certains travaux d’artistes actuels. Je connais bien Ai Weiwei. C’est un ami. Il a une

grande sensibilité envers les matériaux et une façon très intelligente d’en user. Son oeuvre recèle aussi un message politique. C’est à la fois très simple et très puissant.

Fuyang complexe culturel 2016 ©Iwan Fuyang complexe culturel 2016 ©Iwan
Fuyang complexe culturel 2016 ©Iwan

Comment créer l’émotion en architecture ?

En réalité, je ne sais pas. C’est une notion très difficile à cerner. Avoir la passion de la vie ou la passion du monde, est-ce cela l’émotion ? Il y a, dans la vie, deux choses essentielles : la lecture et l’expérience. Ma mère, qui dirigeait une bibliothèque, lisait beaucoup. J’ai donc appris à lire très tôt. Je faisais même de la calligraphie, deux à trois heures pas jour, ce qui, pour un enfant, n’était pas courant. Côté expérience, je me souviens de la première fois où ma mère m’a emmené, en train, de Urumqi à Pékin. Je devais avoir 3 ou 4 ans. C’était très long : 3 000 km, quatre jours de voyage, une vraie expérience. Il y avait des montagnes, des rivières, de la végétation. Sans doute est-ce à ce moment-là que j’ai eu une première notion de ce que pouvait être un paysage. J’avais un carnet à dessin et, depuis la fenêtre du train, je dessinais tout en détail, notamment une multitude de petites maisons. Mon père, lui, était violoniste et m’a inculqué les valeurs du travail et la performance d’artiste. Pas étonnant que je sois devenu un type étrange.